CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 42/ lundi 27 avril)


Des chiens

Dans notre confinement, le chien est un animal privilégié. « Déplacements brefs, dans la limite d’une heure et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile liés…aux besoins des animaux de compagnie. » Le libellé de l’attestation de déplacement dérogatoire lui fait la part belle. Car, n’ayant vu personne promener un tigre ou serpent, on peut résolument avancer l’hypothèse que l’animal de compagnie en question ne peut être qu’un chien.
Comme le reste des humains, les philosophes entretiennent avec les chiens des relations intenses, à la fois dans leur production, leur intimité et leur expérience. En voici quelques exemples révélateurs du destin ambivalent qui nous lie à cet animal de compagnie.
Diogène le cynique vivait dans la rue. Le nom de cynisme vient du grec kunos (chien). Diogène refusait les conventions et voyait dans le conformisme la pire des aliénations. Il a choisi de vivre au plus près de la nature à l’exemple des chiens. La légende veut qu’il soit mort après avoir disputé un poulpe à des chiens errants. On oublie le poulpe dans l’histoire : c’est un des animaux les plus intelligents qui soient.
Descartes dans la partie physique de son système a élaboré une théorie de l’animal-machine. Selon lui, les animaux sont privés d’âmes, ce sont des sortes de machines dont on peut se forger une connaissance claire et distincte. Notamment par la dissection. Cette philosophie chirurgicale n’empêchait pas Descartes de s’enchanter des pitreries d’un petit chien qu’il appelait, preuve d’une haute distinction : « Monsieur Grat ».
Schopenhauer, philosophe pessimiste et misanthrope, menait une vie réglée comme du papier à musique. Chaque jour, à la même heure, il sortait seul, ne répondait pas aux salutations, toujours flanqué de son chien. Confiné de la pensée, Schopenhauer posséda une chienne épagneul blanche, nommée « Ame du monde » …A sa mort, il l’a remplacée par une épagneul noire baptisée du même nom. Doté d’une grande fortune, il a couché sa « meilleure amie » sur la liste de ses héritiers.
Dans Difficile Liberté, Emmanuel Levinas, décrit son expérience de détenu dans un camp de travailleurs juifs, au cours de la Seconde guerre mondiale. Ni les nazis, ni la population allemande libre, personne ne reconnaissait les prisonniers comme faisant partie de l’espèce humaine. « Nous n’étions qu’une quasi humanité, une bande de singes. » Seul un chien errant qu’ils avaient surnommé « Bobby » venait les saluer aux rassemblements matinaux par ses aboiements et ses sautillements. « Pour lui – c’était incontestable- nous fûmes des hommes. » Indisposés par un tel témoignage de reconnaissance, les nazis ont fini par chasser « Bobby ».
Etrange reconnaissance humaine. Toujours recherchée, jamais acquise. Dans L’Odyssée déjà le vieux chien d’Ulysse est le seul être vivant à reconnaître spontanément son maître de retour à Ithaque. Quand l’homme parfois est un loup pour l’homme…
Croc-Blanc, Rintintin, Idéfix, Snoopy…une meute innombrable de chiens peuple notre imaginaire. Les noms et les figures des chiens de l’enfance sont ineffaçables. Dis-moi quel est ton chien, fictif ou réel et je te dirais qui tu es…
Dans le confinement l’identité personnelle et le jeu de la reconnaissance sont mises à mal. L’importance du chien est telle que même l’impitoyable et minimale attestation dérogatoire lui rend grâce jusque dans ses besoins. C’est justice et c’est rassurant…

Levinas : « Le chien atteste la dignité de la personne. »
Daniel Pennac : « On croit qu’on amène son chien pisser matin et soir. Grave erreur. Ce sont les chiens qui nous invitent deux fois par jour à la méditation. » 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 41/ dimanche 26 avril)

Silence

On n’y échappe pas. Ni dehors dans ces rues désertes à perte de vue. Ni dedans avec ces longues heures livrées à la seule présence de soi. Certes, dans les « déplacements brefs » autorisés, il y a bien ces chants d’oiseaux qu’on distingue nettement dans un arbre, ces pleurs d’enfant qui passent une façade. La radio ou le chien du voisin soudain plus sonores. Mais en définitive les bruits du monde, trop espacés, sans lien, en deviennent amortis. C’est le silence du confinement qui triomphe, recouvrant les jours d’un nuage d’ouate dense, palpable.
Avant la crise virale, le vacarme était tel dans nos villes et dans nos têtes que nous cherchions le silence, nous en manquions comme le nomade du désert manque d’eau. Il nous fallait nous recharger en silence à l’aide de pratiques spirituelles venues d’ailleurs, de stages de méditation conduite, de retraite dans des abbayes isolées. Il fallait qu’on nous réapprenne à connaître ses bienfaits et sa nécessité.
Le silence était la voie royale pour aller au cœur du monde, là où le moi se tait. Là où il retrouve une unité. Là où il apprend des autres. Espace privilégié de récupération de l’être, de soi, du savoir : le silence brillait de mille richesses que l’activité ordinaire nous faisait oublier ou mépriser.
Aujourd’hui, le confinement a renversé les perspectives. Un monde silencieux est un monde mort. La vie est bruyante en réalité, elle parle haut et fort. Et la vie subjective s’éprouve-t-elle avec plus d’intensité dans le mutisme ? Quand je serai mort je ne parlerai plus et plus personne ne me parlera. La question affleure immanquablement dans notre situation exceptionnelle : existerait-il un silence vivant ?
Philosophe de l’imagination, Gaston Bachelard propose un exercice respiratoire singulier qui pourrait refaire le trait-d’union rompu entre la vie et le silence. Il consiste à murmurer le mot âme en expirant et le mot vie en inspirant. Puis à ne plus écouter que notre souffle dans les mots chuchotés à voix de plus en plus basse. Dans le decrescendo c’est un autre silence qui apparaît, différent de celui qui nous fait écouter les bruits du monde ou les résonances internes du moi. Cette méditation à la fois physique et raisonnée nous fait accéder à la vérité du silence : le souffle est sa première manifestation, son essence secrète.
Au fil des respirations, « le règne du silence fermé est fini. Alors commence le silence qui respire. Alors commence le règne infini du silence ouvert. » Devenir la voix quasi informulée du souffle. Devenir aérien : l’invitation de Bachelard nous arrache aux pesanteurs du confinement. Il est bon d’y répondre. Surtout un dimanche.

Brice Parain : « Le langage est le seuil du silence que je puis franchir. Il est l’épreuve de l’infini. »
Zhuangzi : « Faire entrer le ciel en soi. »
Hervé Bazin : « C’est la parole qui est d’or, le silence est de plomb. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 40/ samedi 25 avril)

Responsables

Après l’intervention disruptive et glissante d’un philosophe connu, un ami m’entraîne dans un échange aux enjeux complexes. Il s’interroge : faut-il risquer de détruire l’économie à cause d’un virus qui à ce jour a fait aussi peu de morts en comparaison d’autres fléaux (route, tabac, etc.) ou des pandémies précédentes ? La santé est-elle une valeur supérieure à l’économie, à la liberté, à la justice ?
Un passage de l’Ethique à Nicomaque peut nous aider à construire des éléments de réponse. Aristote cherche à faire la distinction entre les actes volontaires et les actes involontaires. Il cite l’exemple d’un homme qui se débarrasserait de la cargaison de son navire au cours d’une tempête pour sauver sa vie et celle de son équipage. Son acte est volontaire et il l’a choisi librement.
Pourtant en temps ordinaire, il ne viendrait à l’idée de personne de se délester de son bien. Son choix a été dicté par les circonstances. On suppose que ce malheureux capitaine aurait préféré qu’il n’y ait pas de tempête. L’action se juge donc en fonction du moment où elle s’accomplit. Aristote estime que le choix de notre homme est donc volontaire puisqu’il dépend de lui de le faire ou de ne pas le faire, mais involontaire dans l’absolu puisque personne hors tempête ne ferait ce choix. Aristote qualifie son action de mixte. La plupart de nos décisions relèvent de ce type.
Le capitaine a opté pour le moindre mal. Mais il l’a fait en référence à un bien préférentiel. Il aurait pu s’entendre avec l’équipage pour conserver une partie du fret en s’allégeant du poids de quelques hommes. Il ne s’est pas résigné à la fatalité, il n’a pas privilégié l’intérêt personnel, ni une idée du Bien en soi, ni l’utilité de sa cargaison pour ses acheteurs. Ses marchandises avaient moins d’importance que celle de sa vie et de ses hommes.
La pandémie nous a mis dans la situation du capitaine d’Aristote. Personne n’a souhaité ni l’arrivée du virus dévastateur ni le confinement avec des conséquences économiques qui s’annoncent désastreuses. Ce n’est pas la santé qui a pris le dessus sur les autres valeurs qui nous sont chères. C’est tout simplement la vie. Sans confinement le bilan des morts aurait de toute évidence été beaucoup plus élevé.
Nous paierons l’addition. Les décisions prises et acceptées auront de lourdes conséquences économiques et sociales. Mais le choix a été fait à un moment donné dans une situation sanitaire obscure, face à un virus d’un nouveau type dont nous savons encore très peu. Il est facile de penser les choses autrement ou des les vouloir autrement. Nos choix sont toujours mixtes. Nous ne pouvons nous dérober à leurs conséquences. Notre liberté s’exerce-t-elle autrement ? Nous n’y avons jamais renoncé en choisissant le confinement.
Et puis quelle horreur d’imaginer une seconde une sorte d’eugénisme financier barbare qui aurait conduit immanquablement à sacrifier la vie des plus anciens -car c’est bien lui que frappe en priorité le virus- au profit des jeunes générations ! Quelle perversité d’induire que nous aurions à choisir ! Ce n’est pas la santé qui prime aujourd’hui sur la liberté ou l’économie, c’est l’humanité et c’est tant mieux.

Marx : « L‘humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre. »
Kant : « Ce qui constitue une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur, relative, un prix, mais une valeur intrinsèque, une dignité. »
De Beauvoir : « Se vouloir moral et se vouloir libre, c’est une seule et même décision. »
S. Weil : « On est toujours barbare avec les faibles. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 39/ vendredi 24 avril)

Exercices stoïciens

Je découvre un programme de méditation en ligne. On y propose de coucher par écrit sur un petit cahier une liste d’une cinquantaine de personnes auxquelles on est redevable. Cet exercice nous fait éprouver un sentiment de gratitude positif.
C’est là un des exercices stoïciens de remémoration que nous avons évoqués dans une chronique précédente. C’est même celui-ci qui ouvre les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle. L’empereur philosophe énumère les personnes qui ont joué un rôle décisif dans sa vie, notamment ceux qui l’ont éduqué ou l’ont initié au stoïcisme. Ses précepteurs et amis, son frère. En tête de liste : son père dont il était orphelin et sa mère.
L’écriture fait partie des exercices mis au point par les philosophes de l’Antiquité. Pourquoi ? Parce qu’elle actualise les enjeux d’une méditation. Parce qu’elle modifie les contenus de pensée et qu’elle a un effet thérapeutique. Marc Aurèle a rédigé ses Pensées, le soir, sous sa tente impériale, alors que, les tribus barbares l’entraînaient dans une guerre sans fin. Un retour à soi et aux bases stoïciennes indispensable pour tenir.
En pratiquant l’exercice de remémoration gratifiante chacun peut reconnaître sa dette à une compagnie humaine aux actions et influences positives. Mais plus encore la présence de ce petit peuple bienveillant, de ce réseau invisible mais si porteur, nous rappelle notre être-relié. Sans tous ces autres, nous n’aurions pu ni vivre, ni survivre ni bien vivre. Et dans le désert du confinement, on aperçoit au loin tous ceux dont le travail nous permet de vivre aujourd’hui.
Mais les autres restent les autres…Marc Aurèle se livrait également à un exercice inverse, la méditation « physique ». Il imaginait l’importun ou l’adversaire réduit à un tas d’os ou un paquet d’organes. Amis félons, filles cruelles, famille cupide, collègues de travail hypocrites et mal intentionnés, raconteurs d’histoires sur le virus…le plateau de la contre-dette devient vite aussi lourd que celui de la dette. Mais, pas de conclusion hâtive, pour un stoïcien, nulle haine, nul orgueil, dans cette distanciation sociale avant l’heure. Simplement une opération cathartique pour écarter les représentations négatives et les couler dans le temps qui passe…
D’ailleurs à ces deux exercices les stoïciens en ajoutent un troisième : l’examen de conscience, initié des siècles auparavant par les Pythagoriciens et préconisé avant de s’endormir. Là, il ne s’agit que de soi, de savoir ce que chaque jour on a fait de bien ou de mal, pour les autres ou contre eux, d’utile ou d’inutile à la société, etc. Cet exercice est sans doute celui le moins évident des trois. Notre complaisance ou nos résistances sont fortes. La pensée positive devient plus délicate, plus tortueuse. La journée s’estompe vite. L’oubli est si proche du sommeil et la nuit de l’absolution…
Gratitude, détachement réaliste, retour à soi. Chacun choisira sa méditation stoïcienne ou tentera peut-être les trois. Le confinement offre du temps disponible, il faut bien le passer…

Marc Aurèle :
« Qu’est-ce qu’un homme ? Une partie de la cité. »
« L’agitation humaine : hier un peu de glaire, demain cendres ou squelettes. »
« Il est contre nature de s’opposer les uns aux autres : et c’est s’opposer à eux que de s’irriter ou se détourner d’eux. »
Les vers d’Or (attribués à Pythagore) : « N’accueille pas le sommeil sur tes yeux relâchés avant d’avoir pesé chacune de tes actions du jour…Blâme le mal que tu as fait et réjouis-toi du bien. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 38/ jeudi 23 avril)

C’est du grec

Catastrophe, chaos, crise : trois mots d’origine grecque nous soufflent le vocabulaire pour lire la situation extraordinaire dans laquelle nous a plongés l’épidémie planétaire de Covid-19. Trois mots à tonalité négative qui expriment parfaitement notre détresse actuelle devant la difficulté de penser et de vivre l’événement. La pandémie est à la fois une catastrophe humaine, une crise sanitaire et un chaos économique. Mais dans le choc et la sidération, les mots grecs retrouvent un sens originel qu’ils avaient perdu.

Par catastrophe nous entendons communément accident aux conséquences tragiques, situation de grand danger. Le mot, sans doute à cause de sa puissance phonique, évoque immanquablement le fracas (catastrophe ferroviaire, aérienne) et la rupture, le craquement psychologique, la dégringolade. Catastrophe, est issu d’un verbe grec qui signifie tourner vers le bas. La catastrophe renverse et bouleverse.

Outre sa dangerosité mortelle – et en raison d’elle- le virus a tout chamboulé dans son déferlement. Notre mode de vie et de pensée. Nos certitudes et nos références. Le personnel politique tâtonne, la science médicale piétine. Tous les discours se retournent. Nous sommes exposés au danger et à la panique.

Le chaos désigne le désordre dont le chaos naturel, entassement confus de rochers dans un paysage, fournit l’image concrète. Depuis l’apparition du virus, les discours des médecins et des responsables politiques roulent dans l’incohérence et la contradiction. Et nos esprits se dérèglent.

A l’origine, dans la théogonie grecque, le chaos, n’est pas le fatras, la désorganisation, c’est la Béance primitive d’où le monde est issu. Le chaos c’est le nom du néant primitif, obscur, vertigineux. Plus que dans le désordre, c’est au bord de cet abîme de mort et de non-sens que nous a conduit le virus dans un fascinante retour en arrière métaphysique. Le plus archaïque est devenu actuel.

Nous appelons crise un phénomène soudain, violent, collectif ou général et aux conséquences gravissimes. Crise est un mot-valise qui à force de s’appliquer à de multiples situations (crise de nerfs, crise financière, crise du logement) et de recevoir des intensités différentes (manifestation optimale d’un trouble, tension, pénurie) finit par ne plus dire grand’ chose.

La crise, en grec, signifie, séparation et aussi décision. C’est un terme actif, impliquant une volonté, un esprit à l’œuvre, sans le pathos que nous introduisons aujourd’hui dans le mot. Il ouvre une piste dans le marasme général.

Le confinement est de toute évidence une occasion inespérée pour chacun de faire le point sur soi-même. De déterminer, ce qui est bon, essentiel pour lui. De faire le tri dans son mode de vie et de penser. C’est un moment à soi, un moment personnel. Comme tous les moments d’épreuve, il est propice à l’analyse, au choix puis à la décision de ce qu’il faut éliminer et de ce qu’il faut privilégier.

Par son amplitude collective, la pandémie nous offre l’opportunité de réfléchir ensemble à ce qui bon pour nous et nous fait vivre. La santé, la solidarité, l’importance d’un Etat protecteur et la nécessité d’un propos clair de la part des gouvernants paraissent en tête de liste des thèmes ouverts par le virus.

Ebranlés par la catastrophe, au bord d’un trou noir, il nous reste notre pensée critique pour trouver de nouveaux repères et choisir un autre chemin. Etymologie vient d’un mot grec etymos qui veut dire vrai. Le Covid-19 est aussi une épreuve de vérité.

 

Paul Valéry  « Toute l’histoire humaine, en tant qu’elle manifeste la pensée, n’aura peut-être été que l’effet d’une sorte de crise, d’une poussée aberrante. »

MC Solaar : « Les maux par les mots, c’est ainsi qu’on guérit. »

Michel Serres : « La crise est un état de transition où une transformation va se décider. »

Et aussi la Gnosienne N°3 par Jean-Paul :

Gnosienne 3

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 37/ mercredi22 avril)

Parapluie philosophique

 

« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville… » Nul mieux que Verlaine n’a perçu et exprimé l’accord immédiat et secret de la pluie et de la tristesse, sentiment trouble où confluent ennui, manque et ignorance. Au quatrième jour de pluie dans le sud, et au trente-septième de confinement, il faudrait être un minéral pour ne pas en être envahi. Confinement dans le confinement. Une sortie qui saute. Double peine…

Contrairement à ce qu’on imagine, la philosophie ne néglige ni la tristesse ni les pleurs. Et le philosophe n’est pas un homme de marbre. Un des premiers penseurs de l’Occident, Héraclite (Vème siècle av. J.-C.), a rapproché la tristesse de l’impermanence des choses et du devenir auquel tout est voué. « Tout s’écoule », est une de ses formules-chocs. Oui, tout se dilue, se dissout dans la pluie et de sombres pensées naissent dans la grisaille du ciel…

On dit qu’Héraclite, surnommé l’obscur en raison de ses formules sibyllines, se mettait souvent à pleurer comme s’il avait intériorisé, incarné, l’élément liquide qui sert de métaphore à la fuite inexorable du temps et à la mort.  Ironie du sort, il aurait souffert de rétention d’eau, demandant aux médecins de produire une sécheresse. Il serait mort en plein soleil de cette hydropisie…

Mais Héraclite était aussi le penseur des contraires, de leur enchaînement et de leur coopération productrice. Il ne faut donc pas s’étonner de trouver dans ses aphorismes : « Le soleil est nouveau chaque jour. » La pluie n’est qu’un moment d’un cycle d’alternances sans fin. Elle-même se dissout dans son passage du ciel à la terre, du haut vers le bas.

Et pour les optimistes d’ailleurs, l’eau nourrit la terre. Elle lave et purifie ses habitants du monde. Pas de vie sans eau. Pas d’entreprise de soi sans régénération. La pluie participe au mouvement de vie héraclitéen. Elle peut prendre deux visages opposés et inverser ses effets. Elle est ambivalente.

C’est donc en nous qu’il faut trouver la source des valeurs attribuées. Voici ce que propose Alain dans ses Propos sur le bonheur : « A quoi bon dire : « encore cette sale pluie ! » ; cela ne leur fait rien aux gouttes, ni aux nuages ni au vent. Pourquoi ne dites-vous pas aussi bien « Oh ! la bonne petite pluie ! » Je vous entends, cela ne fera rien du tout aux gouttes d’eau, c’est vrai, mais cela sera bon pour vous. » Dans une chanson célèbre, Georges Brassens nous a utilement rappelé l’intérêt de la pluie et des parapluies.

Sur sa grand ’route du bonheur, Alain va un peu plus loin que le plaisir pour soi seul. Il incite à sourire aux autres. Car si le sourire ne fait rien à la pluie, il transforme les hommes et, dit-il, par imitation, les rend moins tristes et ennuyeux.

Je reçois une vidéo de mon petit-fils (15 mois) qui jubile en piétinant dans les flaques. Je souris et m’émerveille devant ce jeu passionné, cette danse exubérante. Et reste sidéré par l’union subite des contraires : le soleil est dans la pluie. On comprend Héraclite qui jouait aux osselets avec les enfants.

 

Alain : « Et prenez aussi les hommes comme la pluie. »

Claude Nougaro : « La pluie fait des claquettes. »

Sénèque : « La vie, ce n’est pas d’attendre que les orages passent, c’est d’apprendre comment danser sous la pluie. »

 

 

 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 36/ mardi 21 avril)

La caverne du confinement 

 

Chacun a pu s’en rendre compte, le confinement stimule la réflexion philosophique… .De beaux concepts et des pratiques vivaces sont nés de lui. Le cosmopolitisme a surgi dans la jarre de Diogène. Descartes a mis au point sa célèbre méthode et son cogito dans une pièce à chauffer où l’hiver le reléguait. Spinoza a cultivé la joie dans l’isolement de sa chambrette. Et Nietzsche a lancé ses alertes philosophiques du fond des garnis italiens qui abritaient sa solitude.

Mais le champion de l’usage du confinement reste sans conteste Platon, non par son vécu mais par sa célèbre allégorie de la caverne. Notre existence, raconte-t-il, ressemble à celle de prisonniers au fond d’une grotte qui, la tête bloquée, ne peuvent regarder que des ombres portées sur la paroi. N’ayant aucune autre expérience, ils prennent pour des réalités ces ombres, en fait des projections d’objets qui passent dans leur dos. Dans son confinement souterrain, l’âme est victime d’illusions.

Pour Platon la pensée est la faculté qui va permettre à l’âme de se libérer de ses fers et de se tourner vers la lumière et la connaissance. D’abord vers les objets eux-mêmes, puis vers le feu qui les éclaire. Ultime étape du déconfinement platonicien : la sortie de la caverne. Une fois à l’extérieur l’âme contemple la vraie lumière. Cette conversion doit se faire par étape, car le soleil éblouit et peut aveugler l’âme restée longtemps dans la pénombre

La belle métaphore platonicienne raconte encore autre chose. Une fois la vérité aperçue et le cheminement qui y conduit identifié, l’âme doit retourner dans sa grotte. C’est son destin terrestre. Elle n’échappe pas à une condition humaine où elle se confronte à l’illusion et l’erreur. Le philosophe y trouve sa mission. Et plus largement tous les êtres doués de réflexion que nous sommes. Nous ne sommes que des intérimaires de la vérité.

Le virus nous a plongés dans une obscurité épaisse où nos certitudes se sont fondues. Sur le fond de notre ignorance, des discours contradictoires, irresponsables ou tout simplement mensongers projettent leurs simulacres. Comme les âmes de Platon, nos esprits sont esclaves des représentations qu’on leur livre. Notre caverne est encore plus trompeuse, c’est une crèche fabuleuse, elle miroite d’une surbrillance médiatique.

A travers son mythe, Platon nous enseigne que c’est du confinement caverneux dans notre condition que naît et se transmet une volonté d’air libre et de lumière. Nous avons donc des permissions de sorties. Et sans lui, nous n’aurions même pas conscience de notre ignorance et des dissimulations dont nous sommes victimes.

Pourtant c’est dans la caverne que le combat contre l’illusion et l’ignorance, contre soi-même aussi, toujours continue. La vieille allégorie platonicienne, le marronnier de la philosophie, reste décidemment au programme y compris après le 11 mai…

 

Lao-Tseu : « Il ne s’agit pas de se retrancher du monde, de s’enfermer dans une tour d’ivoire, il faut tout savoir, être informé de tout et pourtant rester critique comme si on ne savait rien. »

Confucius : « Je ne peux rien pour qui ne se pose pas de questions. »

Proverbe chinois : « Le savoir que l’on ne complète pas tous les jours diminue tous les jours. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 35/lundi 20 avril)

Pharmacie 

 

Pas de traitement contre le Covid-19…La grande machinerie des labos s’est enrayée. Les Français, champions du monde de la consommation de médicaments, affrontent une situation aussi imprévue que frustrante. Pendant le confinement, les pharmaciens restent à leurs postes afin de satisfaire la demande. Pour saluer leur présence indispensable, on s’attarde aujourd’hui sur le mot pharmacie.

Le mot virus est univoque. Il signifie poison. Les choses sont plus complexes avec celui de pharmacie, porteur d’une ambivalence originelle. Le mot grec pharmakon désigne à la fois le remède et le poison… C’est pourquoi sans doute dans l’art pharmaceutique tout est affaire de dosage, de posologie et de mode d’emploi. La plupart des médicaments peuvent avoir des effets indésirables. D’autres, les placebo (du latin je plairai…) sont des substances neutres mais produisent des effets psychologiques incontestés.

Bien loin de nos scandales sanitaires, Platon utilise le mot phamarkon pour nous inciter à distinguer les bons et les mauvais discours. Les premiers (remèdes) sont au service de la vérité, les seconds (poisons) sont trompeurs. Platon nous met en garde : il est des discours qui endorment voire intoxiquent. A première écoute, ils ont la même apparence et le même pouvoir de séduction. Mais le poison peut se cacher derrière le supposé remède. Le mensonge passe par le même canal que celui de la vérité.

Dans le monde ancien, celui d’avant le Covid-19, nous avions cédé aux sirènes d’une pharmacie, elle-même passée sous la houlette du marché. Nous avions sombré dans l’addiction des promesses sans scrupules de sirops Typhon et autres élixirs de longue vie. Et négligé aussi les messages des crises pharmaceutiques.

La santé est redevenue prioritaire sur le profit. La vie est nue aujourd’hui, Dans cette nudité deviennent plus évidents notre dangereux besoin de croire et l’inévitable dualité qui tiraille dans la plupart des cas la condition humaine. Les substances qui serviront à combattre le virus viendront de Chine comme le virus lui-même…Mais s’éclairent plus violemment aussi les contradictions et les mensonges des discours officiels d’ici et d’ailleurs.

Attention pourtant : le mot de pharmacie englobe une signification plus trouble encore que le double sens mis en lumière par Platon. Le pharmakos, dans la Grèce archaïque, désignait la victime expiatoire, le bouc-émissaire dont le sacrifice ou l’expulsion permettait de purifier la cité.

Protégeons-nous contre le virus et contre les discours mensongers qui l’accompagnent. Saluons les pharmaciens et immunisons-nous contre notre noire tendance, notre inclination empoisonnée à chercher des boucs-émissaires quand il faut seulement établir des responsabilités. Soyons notre remède et notre pharmacien.

 

René Girard : « La foule tend toujours vers la persécution. »

Corneille : « D’où le mal procède part aussi le remède. »

Shakespeare : « A des maux étranges on applique d’étranges remèdes. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 34/ dimanche 19 avril)

Rêverie

 

Par la fenêtre, mon regard de confiné se perd dans je ne sais quel monde. Je ne suis ni dehors ni dedans. Dans un pli du temps peut-être, qui les referme l’un sur l’autre. Ou alors dans la transparence de la vitre qui relie l’envers et l’endroit ? Je rêvasse. Au cœur de l’oisiveté mes songes passent avec les nuages qui se font et se défont dans le ciel.

Il y a les rêves qui remontent du sommeil au cœur de la nuit. Hiéroglyphes indéchiffrables produits dans les profondeurs organiques ou formations de l’inconscient psychique. Nous les acceptons et nous acceptons de ne pas tous pouvoir les interpréter. Sauf quand ils se répètent avec insistance, ils ne nous empêchent pas de vivre la vie éveillée. On peut même s’en amuser en les racontant aux autres.

Il y a les projets que la volonté lance dans le temps. Des dessins tracés dans l’avenir, des sculptures du possible. Tous n’aboutissent pas, mais le projet conserve nos faveurs. Il transforme ce qui est. Il invente ce qui n’est pas. Au hasard du rêve, il oppose la nécessité du désir. Et aux déterminations psychiques la liberté de penser et d’agir.

La rêverie, elle, ne bénéficie ni du prestige associé au projet ni de l’hommage à notre bizarrerie qui salue le rêve. Un homme qui rêvasse est improductif. La rêverie est synonyme de temps perdu, de mollesse, d’anormalité. Elle a mauvaise réputation.

Et pourtant, que d’utilité et de trésors dans la rêverie. Les neurosciences qui s’échinent bien souvent à encoder dans leur langage les évidences que chacun sait d’expérience, par le seul usage de soi, reconnaissent ses bienfaits sur le cerveau…Notre vie psychique est rythmée par de longues plages où la conscience se met en veille et laisse place à la rêverie. Ces phases de repos sont indispensables : elles permettent une récupération salutaire mais, s’insinuant bien souvent au cœur de certaines actions, elles en facilitent le déroulement.

Mais il y a mieux encore. La rêverie diffère de la contemplation et de la vision consciente. Dans la première, le sujet disparaît dans le spectacle du monde. Dans la seconde, c’est la réalité qui reflue au profit d’un regard qui l’organise. Dans la rêverie, une autre faculté entre en jeu : l’imagination.

Le monde et le sujet se mettent l’un et l’autre en sourdine. Ils perdent toute prétention à la centralité. Le monde se déréalise et le sujet se met en retrait. Ils se retrouvent pourtant en se réservant l’un l’autre mais sans pour autant disparaître. Entre l’inconscient et la volonté, le rêve et le projet, l’imagination ouvre un espace où la pensée et le monde se cherchent et dialoguent à mi-voix. Ils y sont libres l’un pour l’autre. Loin d’être passive et stérile, la rêverie est une activité toute de vigueur et de création.

Aujourd’hui les images régissent le monde humain. Mais ce sont des images techniques, surréelles, collées aux pulsions, sans mystère ni dynamisme interne. Ce sont des images mortes, des signaux, des stimuli.

Le confinement nous réapprend le charme et l’utilité de la rêverie. Il nous rend à notre pouvoir d’imaginer. Récupérons-le sans scrupule ni modération. Réapprenons à imaginer. Nous en aurons encore plus besoin une fois sortis de cette sale période.

 

Bachelard : « Le monde est mon imagination. »

Amiel : « La rêverie, comme la pluie des nuits, fait reverdir les idées fatiguées et pâlies par la chaleur du jour. En se jouant elle accumule les matériaux pour l’avenir et les images pour le talent…c’est le signe et la fête de la liberté. »

Victor Hugo : « Je suis le combattant des grandes rêveries. Le songe est mon ami et l’utopie ma sœur. »

Et une sonate de Scarlatti de mon ami Jean-Paul :

sonate K466

 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 33/ samedi 18 avril)

Méditation sur l’ivresse 

 

Boire ou ne pas boire ce soir ? La question est d’actualité, un samedi, après l’annonce déprimante d’un confinement à rallonge. D’un côté, cloué chez soi, on n’a plus besoin de capitaine de soirée. L’inquiétude est levée du retour risqué à la maison. On peut sans compter les verres se laisser aller à une douce ivresse, à un brouillage réparateur des pensées, à un oubli salutaire des contraintes et des menaces. D’un autre côté, on redoute la tentation pressante de suivre la pente, de prendre le mauvais pli d’une alcoolémie quotidienne, et puis boire comme un confiné, c’est triste. Avec un masque, c’est carrément impossible.

Dans ce suspens digne d’Hamlet, on peut aussi faire diversion et s’interroger : existerait-il une éthique de l’ivresse ? Le sujet divise la compagnie des philosophes. Il en est qui, sans dédaigner l’alcool, sont des modèles de sobriété (Montaigne, Descartes, Spinoza, Nietzsche). Il en est d’autres, plus proches de nous (dans le temps) qui ont flirté avec l’alcoolisme, tels Sartre, Camus, ou Deleuze.

Et on en trouve encore qui sont de parfaits hypocrites, comme le stoïcien Sénèque, propriétaire du plus grand vignoble de l’empire et pourfendeur de l’ivrognerie…Sur ce terrain glissant de la consommation d’alcool, rien ne discerne les philosophes des autres hommes, et c’est d’ailleurs grisant.

L’Antiquité a néanmoins produit de réelles philosophies de l’ivresse qui peuvent aider à se forger une opinion sur la question. Platon, par exemple, reste nuancé. En substance, voici sa théorie : le vin trouble la raison, il prend le contrôle de l’âme. L’enivrement mène tout droit à la démesure dionysiaque. Pour autant, le délire vinique exprime bien souvent une vérité refoulée. Les Romains se souviendront de ce pouvoir révélateur pour frapper dans leur langue cette formule mémorable : in vino veritas.

C’est pourquoi Platon, loin de condamner l’ubris de l’ébriété, l’intègre dans son programme éducatif des jeunes esprits. Pour tester précisément leur âme raisonnable et accroître la résistance de celle-ci. Ainsi le célèbre Banquet nous montre un Socrate passé maître dans l’art de « tenir l’alcool ». Le vin de Platon est un vecteur de connaissance.

Son élève Aristote, biologiste et médecin, y trouve un singulier pouvoir. Celui de transformer l’individu, de modifier son caractère. Le vin introduit de l’altérité dans l’identité. Mais, précise-t-il, « Le buveur est incité même à donner des baisers à des gens que personne, en état de sobriété, ne traiterait de la sorte, soit en raison de leur apparence, soit en raison de leur âge. » Le vin est la voie royale de l’amour…Même si parfois le changement de l’humeur produit l’effet inverse.

La volonté de savoir, l’envie d’être autre et l’amour des autres, les préoccupations de Platon et d’Aristote ne sont-elles pas les nôtres aujourd’hui au fond de notre confinement ?

On ne peut terminer ce bref passage en revue des théories soulographiques, sans prendre un dernier verre avec Epicure. Celui-ci, vaincu par la gravelle, au seuil de la mort, demande un bain chaud et, après, une lettre à un ami, se fait porter du vin. Et c’est toute distance abolie de la coupe aux lèvres, dans une ultime gorgée de dégustation, qu’il rend une âme à laquelle il avait voulu donner tant de plaisir de son vivant.

A la santé des philosophes antiques !

Rabelais : « Le jus de la vigne clarifie l’esprit et l’entendement, apaise l’ire, chasse la tristesse et donne joie et liesse. »

 Le Talmud : « Vient le vin, sort le secret. »

Coluche : « Un alcoolique, c’est quelqu’un que vous n’aimez pas et qui boit autant que vous. »

Bernard Shaw : « L’alcool est un anesthésique qui permet de supporter l’opération de la vie. »

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