CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 34/ dimanche 19 avril)

Rêverie

 

Par la fenêtre, mon regard de confiné se perd dans je ne sais quel monde. Je ne suis ni dehors ni dedans. Dans un pli du temps peut-être, qui les referme l’un sur l’autre. Ou alors dans la transparence de la vitre qui relie l’envers et l’endroit ? Je rêvasse. Au cœur de l’oisiveté mes songes passent avec les nuages qui se font et se défont dans le ciel.

Il y a les rêves qui remontent du sommeil au cœur de la nuit. Hiéroglyphes indéchiffrables produits dans les profondeurs organiques ou formations de l’inconscient psychique. Nous les acceptons et nous acceptons de ne pas tous pouvoir les interpréter. Sauf quand ils se répètent avec insistance, ils ne nous empêchent pas de vivre la vie éveillée. On peut même s’en amuser en les racontant aux autres.

Il y a les projets que la volonté lance dans le temps. Des dessins tracés dans l’avenir, des sculptures du possible. Tous n’aboutissent pas, mais le projet conserve nos faveurs. Il transforme ce qui est. Il invente ce qui n’est pas. Au hasard du rêve, il oppose la nécessité du désir. Et aux déterminations psychiques la liberté de penser et d’agir.

La rêverie, elle, ne bénéficie ni du prestige associé au projet ni de l’hommage à notre bizarrerie qui salue le rêve. Un homme qui rêvasse est improductif. La rêverie est synonyme de temps perdu, de mollesse, d’anormalité. Elle a mauvaise réputation.

Et pourtant, que d’utilité et de trésors dans la rêverie. Les neurosciences qui s’échinent bien souvent à encoder dans leur langage les évidences que chacun sait d’expérience, par le seul usage de soi, reconnaissent ses bienfaits sur le cerveau…Notre vie psychique est rythmée par de longues plages où la conscience se met en veille et laisse place à la rêverie. Ces phases de repos sont indispensables : elles permettent une récupération salutaire mais, s’insinuant bien souvent au cœur de certaines actions, elles en facilitent le déroulement.

Mais il y a mieux encore. La rêverie diffère de la contemplation et de la vision consciente. Dans la première, le sujet disparaît dans le spectacle du monde. Dans la seconde, c’est la réalité qui reflue au profit d’un regard qui l’organise. Dans la rêverie, une autre faculté entre en jeu : l’imagination.

Le monde et le sujet se mettent l’un et l’autre en sourdine. Ils perdent toute prétention à la centralité. Le monde se déréalise et le sujet se met en retrait. Ils se retrouvent pourtant en se réservant l’un l’autre mais sans pour autant disparaître. Entre l’inconscient et la volonté, le rêve et le projet, l’imagination ouvre un espace où la pensée et le monde se cherchent et dialoguent à mi-voix. Ils y sont libres l’un pour l’autre. Loin d’être passive et stérile, la rêverie est une activité toute de vigueur et de création.

Aujourd’hui les images régissent le monde humain. Mais ce sont des images techniques, surréelles, collées aux pulsions, sans mystère ni dynamisme interne. Ce sont des images mortes, des signaux, des stimuli.

Le confinement nous réapprend le charme et l’utilité de la rêverie. Il nous rend à notre pouvoir d’imaginer. Récupérons-le sans scrupule ni modération. Réapprenons à imaginer. Nous en aurons encore plus besoin une fois sortis de cette sale période.

 

Bachelard : « Le monde est mon imagination. »

Amiel : « La rêverie, comme la pluie des nuits, fait reverdir les idées fatiguées et pâlies par la chaleur du jour. En se jouant elle accumule les matériaux pour l’avenir et les images pour le talent…c’est le signe et la fête de la liberté. »

Victor Hugo : « Je suis le combattant des grandes rêveries. Le songe est mon ami et l’utopie ma sœur. »

Et une sonate de Scarlatti de mon ami Jean-Paul :

sonate K466