CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 33/ samedi 18 avril)

Méditation sur l’ivresse 

 

Boire ou ne pas boire ce soir ? La question est d’actualité, un samedi, après l’annonce déprimante d’un confinement à rallonge. D’un côté, cloué chez soi, on n’a plus besoin de capitaine de soirée. L’inquiétude est levée du retour risqué à la maison. On peut sans compter les verres se laisser aller à une douce ivresse, à un brouillage réparateur des pensées, à un oubli salutaire des contraintes et des menaces. D’un autre côté, on redoute la tentation pressante de suivre la pente, de prendre le mauvais pli d’une alcoolémie quotidienne, et puis boire comme un confiné, c’est triste. Avec un masque, c’est carrément impossible.

Dans ce suspens digne d’Hamlet, on peut aussi faire diversion et s’interroger : existerait-il une éthique de l’ivresse ? Le sujet divise la compagnie des philosophes. Il en est qui, sans dédaigner l’alcool, sont des modèles de sobriété (Montaigne, Descartes, Spinoza, Nietzsche). Il en est d’autres, plus proches de nous (dans le temps) qui ont flirté avec l’alcoolisme, tels Sartre, Camus, ou Deleuze.

Et on en trouve encore qui sont de parfaits hypocrites, comme le stoïcien Sénèque, propriétaire du plus grand vignoble de l’empire et pourfendeur de l’ivrognerie…Sur ce terrain glissant de la consommation d’alcool, rien ne discerne les philosophes des autres hommes, et c’est d’ailleurs grisant.

L’Antiquité a néanmoins produit de réelles philosophies de l’ivresse qui peuvent aider à se forger une opinion sur la question. Platon, par exemple, reste nuancé. En substance, voici sa théorie : le vin trouble la raison, il prend le contrôle de l’âme. L’enivrement mène tout droit à la démesure dionysiaque. Pour autant, le délire vinique exprime bien souvent une vérité refoulée. Les Romains se souviendront de ce pouvoir révélateur pour frapper dans leur langue cette formule mémorable : in vino veritas.

C’est pourquoi Platon, loin de condamner l’ubris de l’ébriété, l’intègre dans son programme éducatif des jeunes esprits. Pour tester précisément leur âme raisonnable et accroître la résistance de celle-ci. Ainsi le célèbre Banquet nous montre un Socrate passé maître dans l’art de « tenir l’alcool ». Le vin de Platon est un vecteur de connaissance.

Son élève Aristote, biologiste et médecin, y trouve un singulier pouvoir. Celui de transformer l’individu, de modifier son caractère. Le vin introduit de l’altérité dans l’identité. Mais, précise-t-il, « Le buveur est incité même à donner des baisers à des gens que personne, en état de sobriété, ne traiterait de la sorte, soit en raison de leur apparence, soit en raison de leur âge. » Le vin est la voie royale de l’amour…Même si parfois le changement de l’humeur produit l’effet inverse.

La volonté de savoir, l’envie d’être autre et l’amour des autres, les préoccupations de Platon et d’Aristote ne sont-elles pas les nôtres aujourd’hui au fond de notre confinement ?

On ne peut terminer ce bref passage en revue des théories soulographiques, sans prendre un dernier verre avec Epicure. Celui-ci, vaincu par la gravelle, au seuil de la mort, demande un bain chaud et, après, une lettre à un ami, se fait porter du vin. Et c’est toute distance abolie de la coupe aux lèvres, dans une ultime gorgée de dégustation, qu’il rend une âme à laquelle il avait voulu donner tant de plaisir de son vivant.

A la santé des philosophes antiques !

Rabelais : « Le jus de la vigne clarifie l’esprit et l’entendement, apaise l’ire, chasse la tristesse et donne joie et liesse. »

 Le Talmud : « Vient le vin, sort le secret. »

Coluche : « Un alcoolique, c’est quelqu’un que vous n’aimez pas et qui boit autant que vous. »

Bernard Shaw : « L’alcool est un anesthésique qui permet de supporter l’opération de la vie. »