CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 52/ jeudi 7 mai)

Virus et vérité

Dissimulation, mensonge, scepticisme, paradoxes, discours contradictoires, dilemmes, revirements, simulations fausses nouvelles…rarement notre besoin de vérité aura été aussi malmené que depuis l’irruption du Covid-19 dans notre champ de vie et de pensée. Nous sortons du confinement lavé de toute certitude et le cerveau détraqué.

Avant son arrivée, chacun était le centre d’un petit cercle de croyances où tout faisait sens à partir de lui. Une logique assez basique organisait le champ de nos représentations et de nos actions : il y avait ce que nous tenions pour vrai et ce que nous tenions pour faux, le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal. Ce système de dualités reposait sur un couple plus subjectif, encore parce qu’enfoui dans la vérité profonde du corps : le plaisir et la souffrance. Mais c’est le moi, qui en était à la fois la source et le destinataire, le fondement et la clôture.

Bien sûr nous nous informions, nous nous forgions une opinion instantanée en puisant dans le flux médiatique. Nous acceptions la différence des goûts, les zones grises des conduites ambiguës, les situations affectives indécidables, un soupçon de scepticisme accompagnait nos croyances, mais ce n’étaient là que des concessions marginales, une sorte d’hommage tacite et paresseux à notre imperfection. Derrière ces apparences, le moi restait le maître, croyions-nous. Il pouvait encore faire la part entre le réel et le virtuel.

C’est cet échafaudage à la fois idéologique et pratique, culturel et intime que l’attaque virale a renversé. Notre GPS psychique, mix de logique primaire, de psychologie et d’expérience personnelle est tombé en panne. Nous découvrons la difficulté de penser, d’élaborer une opinion, de nous faire une représentation de l’événement.

Nous avons oublié deux ou trois choses que nous avions appris sur la vérité. Qu’elle se construit au fil d’un lent et complexe processus collectif. Que la plupart du temps elle réfute les certitudes sensibles immédiates. Qu’elle n’a rien à voir avec la subjectivité. Qu’elle peut échapper à la logique binaire. A l’âge des algorithmes, du clonage et de l’intelligence artificielle nous sommes restés des métaphysiciens. Nous croyions encore à une Vérité absolue, unique et comme éternelle : la nôtre, celle qui serait élaborée par un individu.

Or la vérité est relative, elle varie selon les objets qu’on étudie, les principes qu’on se donne, les perspectives et les observateurs, ce qui ne veut pas dire qu’elle est subjective. Elle est plurielle (la vérité du mathématicien, n’est pas celle du médecin ou de l’économiste) et dans chaque domaine encore elle s’exprime au pluriel. Et elle est évolutive, scandée par des réfutations, des erreurs fécondes, des inventions saillantes, des paliers provisoires.

A l’épreuve du réel viral, nous avons perdu nos certitudes, nous ne croyons plus les médias, nous nous méfions des politiques, notre confiance dans les sciences est ébranlée. Les icones et les idoles de notre monde individualiste sont en morceaux. C’est leur destruction qui nous affole et nous inquiète plus encore que les inconnues du virus et les réalités cruelles qui s’annoncent avec le déconfinement. Nous restons nus avec notre besoin de croyance et de vérité. Est-elle un mal ou un remède ? Une chance ou un danger ?

Agrippa d’Aubigné : « Quand la vérité met le poignard sous la gorge, il faut baiser sa main blanche. »
Baudrillard : « Le réel n’existe plus »
Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu’il vous plaît. »