CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 40/ samedi 25 avril)

Responsables

Après l’intervention disruptive et glissante d’un philosophe connu, un ami m’entraîne dans un échange aux enjeux complexes. Il s’interroge : faut-il risquer de détruire l’économie à cause d’un virus qui à ce jour a fait aussi peu de morts en comparaison d’autres fléaux (route, tabac, etc.) ou des pandémies précédentes ? La santé est-elle une valeur supérieure à l’économie, à la liberté, à la justice ?
Un passage de l’Ethique à Nicomaque peut nous aider à construire des éléments de réponse. Aristote cherche à faire la distinction entre les actes volontaires et les actes involontaires. Il cite l’exemple d’un homme qui se débarrasserait de la cargaison de son navire au cours d’une tempête pour sauver sa vie et celle de son équipage. Son acte est volontaire et il l’a choisi librement.
Pourtant en temps ordinaire, il ne viendrait à l’idée de personne de se délester de son bien. Son choix a été dicté par les circonstances. On suppose que ce malheureux capitaine aurait préféré qu’il n’y ait pas de tempête. L’action se juge donc en fonction du moment où elle s’accomplit. Aristote estime que le choix de notre homme est donc volontaire puisqu’il dépend de lui de le faire ou de ne pas le faire, mais involontaire dans l’absolu puisque personne hors tempête ne ferait ce choix. Aristote qualifie son action de mixte. La plupart de nos décisions relèvent de ce type.
Le capitaine a opté pour le moindre mal. Mais il l’a fait en référence à un bien préférentiel. Il aurait pu s’entendre avec l’équipage pour conserver une partie du fret en s’allégeant du poids de quelques hommes. Il ne s’est pas résigné à la fatalité, il n’a pas privilégié l’intérêt personnel, ni une idée du Bien en soi, ni l’utilité de sa cargaison pour ses acheteurs. Ses marchandises avaient moins d’importance que celle de sa vie et de ses hommes.
La pandémie nous a mis dans la situation du capitaine d’Aristote. Personne n’a souhaité ni l’arrivée du virus dévastateur ni le confinement avec des conséquences économiques qui s’annoncent désastreuses. Ce n’est pas la santé qui a pris le dessus sur les autres valeurs qui nous sont chères. C’est tout simplement la vie. Sans confinement le bilan des morts aurait de toute évidence été beaucoup plus élevé.
Nous paierons l’addition. Les décisions prises et acceptées auront de lourdes conséquences économiques et sociales. Mais le choix a été fait à un moment donné dans une situation sanitaire obscure, face à un virus d’un nouveau type dont nous savons encore très peu. Il est facile de penser les choses autrement ou des les vouloir autrement. Nos choix sont toujours mixtes. Nous ne pouvons nous dérober à leurs conséquences. Notre liberté s’exerce-t-elle autrement ? Nous n’y avons jamais renoncé en choisissant le confinement.
Et puis quelle horreur d’imaginer une seconde une sorte d’eugénisme financier barbare qui aurait conduit immanquablement à sacrifier la vie des plus anciens -car c’est bien lui que frappe en priorité le virus- au profit des jeunes générations ! Quelle perversité d’induire que nous aurions à choisir ! Ce n’est pas la santé qui prime aujourd’hui sur la liberté ou l’économie, c’est l’humanité et c’est tant mieux.

Marx : « L‘humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre. »
Kant : « Ce qui constitue une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur, relative, un prix, mais une valeur intrinsèque, une dignité. »
De Beauvoir : « Se vouloir moral et se vouloir libre, c’est une seule et même décision. »
S. Weil : « On est toujours barbare avec les faibles. »