CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 51/ mercredi 6 mai)

Vestiaire

Depuis des jours, une tendance s’alourdit : j’incline à remettre la même tenue. Des amis qui font du télétravail confirment que les gens se relâchent. Des enfants défilent pendant les visioconférences, les coiffures s’abandonnent et les chemises cravates ou tailleurs font place aux survêtements. Certains de mes amis vont jusqu’à éviter les sessions vidéo…Dans le confinement les vêtements perdent leur valeur de signes sociaux. L’image de soi ne passe plus par eux. Leur sens s’évanouit.

On a beau dire le contraire, l’habit fait le moine. Notre mise nous distingue et nous caractérise. Notre identité se glisse dans nos costumes et notre être colle à notre apparaître. Le confinement fige l’identité, c’est comme s’il arrêtait le cours du temps, ou le rendait cyclique, pris dans une suite infinie de répétitions. Dans cet éternel retour du même, pourquoi se changer, si ce n’est, bien entendu, pour se tenir propre, ultime stade avant la vie sauvage ?

Mais ce qui se tarit dans le confinement, c’est la surtout présence structurante des autres. Des voisins, des collègues, clients, supérieurs et collaborateurs, devant qui se joue sur le lieu de travail, la petite scène sociale de la journée ordinaire. Certes, il y a bien les proches, les confinés associés qui bordent, secouent ou rappellent à l’ordre. Mais leur regard, à la fois trop bienveillant ou trop critique, manque d’objectivité et de bonne foi. Il s’use, lui aussi emporté par le glissement général.
Il est étonnant qu’à l’heure où le secteur de la haute couture – un des rares avec la vente d’armes qui fait rayonner notre pays à l’étranger- est en grande souffrance, la population des confinés, se déclasse et se démode sans scrupule. Comme si inconsciemment elle accompagnait le sinistre économique dans la régression.

Dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, livre magnifique sur le confinement exotique de Robinson Crusoé, Michel Tournier nous montre à quel relâchement est soumis le naufragé sur son île déserte. Il perd, pour le dire vite, le sens d’autrui et en même temps sa raison ordinaire.

Au début du livre, ce rouquin à la peau fragile, exposé à la violence des éléments affronte sa nudité comme une épreuve d’une « meurtrière témérité ». « La nudité est un luxe que seul l’homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s’offrir sans danger », souligne Tournier. Le naufragé n’y a plus accès. Pour se maintenir à la fois en bonne santé et dans l’humanité, il doit se rhabiller.

On verra donc Robinson tantôt couvert de peaux de chèvres et d’un bonnet de fourrure (il s’adapte à l’environnement), tantôt endimanché dans une des tenues d’apparat qu’il récupérées sur l’épave de La Virginie (il a des restes de civilisé). En l’absence d’autrui, de son regard, de son jugement, Robinson s’efforce de se maintenir tout seul dans une humanité tragique certes, mais équipée de pied en cap.

Une blague qui circule sur la toile résume autrement la situation. Un homme avoue son désarroi, il s’est pourvu d’un masque et de gants pour aller faire ses courses dans un supermarché. Sur place, il découvre effaré que tout le monde est habillé sauf lui…
Le confinement a comprimé notre humanité ordinaire. Mais il l’a renforcée aussi, dans une sorte de confirmation par l’absence, de révélation par le vide. Lundi, il faudra retourner dans le monde civilisé, celui de la compagnie humaine. Avec dignité et élégance. Il faudra donc passer obligatoirement par le dressing avant de sortir.

Jean-Paul Gaultier : « L’élégance est une question de personnalité, plus que de vêtements. »
Michel Tournier : « Autrui, pièce maîtresse de mon univers. »
Orson Welles : « Le style, c’est qui vous êtes, ce que vous voulez dire et ce dont vous vous fichez. »