CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 42/ lundi 27 avril)


Des chiens

Dans notre confinement, le chien est un animal privilégié. « Déplacements brefs, dans la limite d’une heure et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile liés…aux besoins des animaux de compagnie. » Le libellé de l’attestation de déplacement dérogatoire lui fait la part belle. Car, n’ayant vu personne promener un tigre ou serpent, on peut résolument avancer l’hypothèse que l’animal de compagnie en question ne peut être qu’un chien.
Comme le reste des humains, les philosophes entretiennent avec les chiens des relations intenses, à la fois dans leur production, leur intimité et leur expérience. En voici quelques exemples révélateurs du destin ambivalent qui nous lie à cet animal de compagnie.
Diogène le cynique vivait dans la rue. Le nom de cynisme vient du grec kunos (chien). Diogène refusait les conventions et voyait dans le conformisme la pire des aliénations. Il a choisi de vivre au plus près de la nature à l’exemple des chiens. La légende veut qu’il soit mort après avoir disputé un poulpe à des chiens errants. On oublie le poulpe dans l’histoire : c’est un des animaux les plus intelligents qui soient.
Descartes dans la partie physique de son système a élaboré une théorie de l’animal-machine. Selon lui, les animaux sont privés d’âmes, ce sont des sortes de machines dont on peut se forger une connaissance claire et distincte. Notamment par la dissection. Cette philosophie chirurgicale n’empêchait pas Descartes de s’enchanter des pitreries d’un petit chien qu’il appelait, preuve d’une haute distinction : « Monsieur Grat ».
Schopenhauer, philosophe pessimiste et misanthrope, menait une vie réglée comme du papier à musique. Chaque jour, à la même heure, il sortait seul, ne répondait pas aux salutations, toujours flanqué de son chien. Confiné de la pensée, Schopenhauer posséda une chienne épagneul blanche, nommée « Ame du monde » …A sa mort, il l’a remplacée par une épagneul noire baptisée du même nom. Doté d’une grande fortune, il a couché sa « meilleure amie » sur la liste de ses héritiers.
Dans Difficile Liberté, Emmanuel Levinas, décrit son expérience de détenu dans un camp de travailleurs juifs, au cours de la Seconde guerre mondiale. Ni les nazis, ni la population allemande libre, personne ne reconnaissait les prisonniers comme faisant partie de l’espèce humaine. « Nous n’étions qu’une quasi humanité, une bande de singes. » Seul un chien errant qu’ils avaient surnommé « Bobby » venait les saluer aux rassemblements matinaux par ses aboiements et ses sautillements. « Pour lui – c’était incontestable- nous fûmes des hommes. » Indisposés par un tel témoignage de reconnaissance, les nazis ont fini par chasser « Bobby ».
Etrange reconnaissance humaine. Toujours recherchée, jamais acquise. Dans L’Odyssée déjà le vieux chien d’Ulysse est le seul être vivant à reconnaître spontanément son maître de retour à Ithaque. Quand l’homme parfois est un loup pour l’homme…
Croc-Blanc, Rintintin, Idéfix, Snoopy…une meute innombrable de chiens peuple notre imaginaire. Les noms et les figures des chiens de l’enfance sont ineffaçables. Dis-moi quel est ton chien, fictif ou réel et je te dirais qui tu es…
Dans le confinement l’identité personnelle et le jeu de la reconnaissance sont mises à mal. L’importance du chien est telle que même l’impitoyable et minimale attestation dérogatoire lui rend grâce jusque dans ses besoins. C’est justice et c’est rassurant…

Levinas : « Le chien atteste la dignité de la personne. »
Daniel Pennac : « On croit qu’on amène son chien pisser matin et soir. Grave erreur. Ce sont les chiens qui nous invitent deux fois par jour à la méditation. »