CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 35/lundi 20 avril)

Pharmacie 

 

Pas de traitement contre le Covid-19…La grande machinerie des labos s’est enrayée. Les Français, champions du monde de la consommation de médicaments, affrontent une situation aussi imprévue que frustrante. Pendant le confinement, les pharmaciens restent à leurs postes afin de satisfaire la demande. Pour saluer leur présence indispensable, on s’attarde aujourd’hui sur le mot pharmacie.

Le mot virus est univoque. Il signifie poison. Les choses sont plus complexes avec celui de pharmacie, porteur d’une ambivalence originelle. Le mot grec pharmakon désigne à la fois le remède et le poison… C’est pourquoi sans doute dans l’art pharmaceutique tout est affaire de dosage, de posologie et de mode d’emploi. La plupart des médicaments peuvent avoir des effets indésirables. D’autres, les placebo (du latin je plairai…) sont des substances neutres mais produisent des effets psychologiques incontestés.

Bien loin de nos scandales sanitaires, Platon utilise le mot phamarkon pour nous inciter à distinguer les bons et les mauvais discours. Les premiers (remèdes) sont au service de la vérité, les seconds (poisons) sont trompeurs. Platon nous met en garde : il est des discours qui endorment voire intoxiquent. A première écoute, ils ont la même apparence et le même pouvoir de séduction. Mais le poison peut se cacher derrière le supposé remède. Le mensonge passe par le même canal que celui de la vérité.

Dans le monde ancien, celui d’avant le Covid-19, nous avions cédé aux sirènes d’une pharmacie, elle-même passée sous la houlette du marché. Nous avions sombré dans l’addiction des promesses sans scrupules de sirops Typhon et autres élixirs de longue vie. Et négligé aussi les messages des crises pharmaceutiques.

La santé est redevenue prioritaire sur le profit. La vie est nue aujourd’hui, Dans cette nudité deviennent plus évidents notre dangereux besoin de croire et l’inévitable dualité qui tiraille dans la plupart des cas la condition humaine. Les substances qui serviront à combattre le virus viendront de Chine comme le virus lui-même…Mais s’éclairent plus violemment aussi les contradictions et les mensonges des discours officiels d’ici et d’ailleurs.

Attention pourtant : le mot de pharmacie englobe une signification plus trouble encore que le double sens mis en lumière par Platon. Le pharmakos, dans la Grèce archaïque, désignait la victime expiatoire, le bouc-émissaire dont le sacrifice ou l’expulsion permettait de purifier la cité.

Protégeons-nous contre le virus et contre les discours mensongers qui l’accompagnent. Saluons les pharmaciens et immunisons-nous contre notre noire tendance, notre inclination empoisonnée à chercher des boucs-émissaires quand il faut seulement établir des responsabilités. Soyons notre remède et notre pharmacien.

 

René Girard : « La foule tend toujours vers la persécution. »

Corneille : « D’où le mal procède part aussi le remède. »

Shakespeare : « A des maux étranges on applique d’étranges remèdes. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 34/ dimanche 19 avril)

Rêverie

 

Par la fenêtre, mon regard de confiné se perd dans je ne sais quel monde. Je ne suis ni dehors ni dedans. Dans un pli du temps peut-être, qui les referme l’un sur l’autre. Ou alors dans la transparence de la vitre qui relie l’envers et l’endroit ? Je rêvasse. Au cœur de l’oisiveté mes songes passent avec les nuages qui se font et se défont dans le ciel.

Il y a les rêves qui remontent du sommeil au cœur de la nuit. Hiéroglyphes indéchiffrables produits dans les profondeurs organiques ou formations de l’inconscient psychique. Nous les acceptons et nous acceptons de ne pas tous pouvoir les interpréter. Sauf quand ils se répètent avec insistance, ils ne nous empêchent pas de vivre la vie éveillée. On peut même s’en amuser en les racontant aux autres.

Il y a les projets que la volonté lance dans le temps. Des dessins tracés dans l’avenir, des sculptures du possible. Tous n’aboutissent pas, mais le projet conserve nos faveurs. Il transforme ce qui est. Il invente ce qui n’est pas. Au hasard du rêve, il oppose la nécessité du désir. Et aux déterminations psychiques la liberté de penser et d’agir.

La rêverie, elle, ne bénéficie ni du prestige associé au projet ni de l’hommage à notre bizarrerie qui salue le rêve. Un homme qui rêvasse est improductif. La rêverie est synonyme de temps perdu, de mollesse, d’anormalité. Elle a mauvaise réputation.

Et pourtant, que d’utilité et de trésors dans la rêverie. Les neurosciences qui s’échinent bien souvent à encoder dans leur langage les évidences que chacun sait d’expérience, par le seul usage de soi, reconnaissent ses bienfaits sur le cerveau…Notre vie psychique est rythmée par de longues plages où la conscience se met en veille et laisse place à la rêverie. Ces phases de repos sont indispensables : elles permettent une récupération salutaire mais, s’insinuant bien souvent au cœur de certaines actions, elles en facilitent le déroulement.

Mais il y a mieux encore. La rêverie diffère de la contemplation et de la vision consciente. Dans la première, le sujet disparaît dans le spectacle du monde. Dans la seconde, c’est la réalité qui reflue au profit d’un regard qui l’organise. Dans la rêverie, une autre faculté entre en jeu : l’imagination.

Le monde et le sujet se mettent l’un et l’autre en sourdine. Ils perdent toute prétention à la centralité. Le monde se déréalise et le sujet se met en retrait. Ils se retrouvent pourtant en se réservant l’un l’autre mais sans pour autant disparaître. Entre l’inconscient et la volonté, le rêve et le projet, l’imagination ouvre un espace où la pensée et le monde se cherchent et dialoguent à mi-voix. Ils y sont libres l’un pour l’autre. Loin d’être passive et stérile, la rêverie est une activité toute de vigueur et de création.

Aujourd’hui les images régissent le monde humain. Mais ce sont des images techniques, surréelles, collées aux pulsions, sans mystère ni dynamisme interne. Ce sont des images mortes, des signaux, des stimuli.

Le confinement nous réapprend le charme et l’utilité de la rêverie. Il nous rend à notre pouvoir d’imaginer. Récupérons-le sans scrupule ni modération. Réapprenons à imaginer. Nous en aurons encore plus besoin une fois sortis de cette sale période.

 

Bachelard : « Le monde est mon imagination. »

Amiel : « La rêverie, comme la pluie des nuits, fait reverdir les idées fatiguées et pâlies par la chaleur du jour. En se jouant elle accumule les matériaux pour l’avenir et les images pour le talent…c’est le signe et la fête de la liberté. »

Victor Hugo : « Je suis le combattant des grandes rêveries. Le songe est mon ami et l’utopie ma sœur. »

Et une sonate de Scarlatti de mon ami Jean-Paul :

sonate K466

 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 33/ samedi 18 avril)

Méditation sur l’ivresse 

 

Boire ou ne pas boire ce soir ? La question est d’actualité, un samedi, après l’annonce déprimante d’un confinement à rallonge. D’un côté, cloué chez soi, on n’a plus besoin de capitaine de soirée. L’inquiétude est levée du retour risqué à la maison. On peut sans compter les verres se laisser aller à une douce ivresse, à un brouillage réparateur des pensées, à un oubli salutaire des contraintes et des menaces. D’un autre côté, on redoute la tentation pressante de suivre la pente, de prendre le mauvais pli d’une alcoolémie quotidienne, et puis boire comme un confiné, c’est triste. Avec un masque, c’est carrément impossible.

Dans ce suspens digne d’Hamlet, on peut aussi faire diversion et s’interroger : existerait-il une éthique de l’ivresse ? Le sujet divise la compagnie des philosophes. Il en est qui, sans dédaigner l’alcool, sont des modèles de sobriété (Montaigne, Descartes, Spinoza, Nietzsche). Il en est d’autres, plus proches de nous (dans le temps) qui ont flirté avec l’alcoolisme, tels Sartre, Camus, ou Deleuze.

Et on en trouve encore qui sont de parfaits hypocrites, comme le stoïcien Sénèque, propriétaire du plus grand vignoble de l’empire et pourfendeur de l’ivrognerie…Sur ce terrain glissant de la consommation d’alcool, rien ne discerne les philosophes des autres hommes, et c’est d’ailleurs grisant.

L’Antiquité a néanmoins produit de réelles philosophies de l’ivresse qui peuvent aider à se forger une opinion sur la question. Platon, par exemple, reste nuancé. En substance, voici sa théorie : le vin trouble la raison, il prend le contrôle de l’âme. L’enivrement mène tout droit à la démesure dionysiaque. Pour autant, le délire vinique exprime bien souvent une vérité refoulée. Les Romains se souviendront de ce pouvoir révélateur pour frapper dans leur langue cette formule mémorable : in vino veritas.

C’est pourquoi Platon, loin de condamner l’ubris de l’ébriété, l’intègre dans son programme éducatif des jeunes esprits. Pour tester précisément leur âme raisonnable et accroître la résistance de celle-ci. Ainsi le célèbre Banquet nous montre un Socrate passé maître dans l’art de « tenir l’alcool ». Le vin de Platon est un vecteur de connaissance.

Son élève Aristote, biologiste et médecin, y trouve un singulier pouvoir. Celui de transformer l’individu, de modifier son caractère. Le vin introduit de l’altérité dans l’identité. Mais, précise-t-il, « Le buveur est incité même à donner des baisers à des gens que personne, en état de sobriété, ne traiterait de la sorte, soit en raison de leur apparence, soit en raison de leur âge. » Le vin est la voie royale de l’amour…Même si parfois le changement de l’humeur produit l’effet inverse.

La volonté de savoir, l’envie d’être autre et l’amour des autres, les préoccupations de Platon et d’Aristote ne sont-elles pas les nôtres aujourd’hui au fond de notre confinement ?

On ne peut terminer ce bref passage en revue des théories soulographiques, sans prendre un dernier verre avec Epicure. Celui-ci, vaincu par la gravelle, au seuil de la mort, demande un bain chaud et, après, une lettre à un ami, se fait porter du vin. Et c’est toute distance abolie de la coupe aux lèvres, dans une ultime gorgée de dégustation, qu’il rend une âme à laquelle il avait voulu donner tant de plaisir de son vivant.

A la santé des philosophes antiques !

Rabelais : « Le jus de la vigne clarifie l’esprit et l’entendement, apaise l’ire, chasse la tristesse et donne joie et liesse. »

 Le Talmud : « Vient le vin, sort le secret. »

Coluche : « Un alcoolique, c’est quelqu’un que vous n’aimez pas et qui boit autant que vous. »

Bernard Shaw : « L’alcool est un anesthésique qui permet de supporter l’opération de la vie. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour32/ vendredi 17 avril)

Enfance

 

Aujourd’hui ma petite-fille a quatre ans. Et mes pensées confinées s’envolent vers elle, qui habite si loin. Me voici cerné par des visages d’enfants, enroulé dans une ronde bruyante et tonique. Me voici au centre du cercle clair, chaleureux et mobile de ma propre enfance.

Ce virus qui nous inquiète et nous terrasse présente un trait positif. Globalement, il épargne l’enfance. Ce n’est pas le cas de toutes les catastrophes ni des fléaux humains. Les nazis n’ont pas eu autant de respect. Ni les génocidaires. Ni ceux qui sèment la mort en Syrie ou ailleurs. Seul l’homme semble avoir le sanglant privilège de massacrer ce qui est sacré en lui.

L’enfance ne dure pas longtemps et pourtant elle ne cesse d’être là, comme la couche profonde de l’être. Son éternité résonne dans l’actualité de l’adulte. Echos pleins de bonheurs et de défis relevés, mais aussi morsures dans les recoins du temps, secrets indéchiffrables sous un voile de souvenirs. Avec cette enfance toujours là, nous sommes des sourciers de nous-mêmes.

Et dans ce confinement, si nous écoutons les messages de nos sources, nous y trouvons de quoi le traverser. La capacité à imaginer qui déréalise les murs les plus épais. L’envie de jouer qui nous lance vers les autres dans un envol de récréation. Ou bien celle qui, à la fois solitaire et presque sans nous, nous fait bricoler des symboles pour exprimer et affronter la réalité. Enfants de notre enfance, nous remontons ainsi au commencement du temps. Quand il n’est plus qu’attente pure, ouverture lancinante, mais aussi jaillissement de curiosité et de surprises.

L’enfance est promesse de vie. Ténacité aveugle d’une espèce à travers la reproduction mais aussi transmission de cette flamme qui l’éclaire à travers l’éducation. Fragilité aussi, toujours menacée par la haine et le mal. Et il est donc heureux que le virus ait rebondi contre sa porte. Quand l’enfance résiste nous somme sauvés.

Ce n’est pas facile d’être enfant en ce moment. L’école buissonnière s’est fixée à domicile. Les devoirs se font sous l’œil des parents. Le temps d’écran augmente qui bouzille les yeux. Les copains sont loin. Les opportunités de micro-conflits augmentent. L’énergie bouillonne de trop se contenir. Quand on la vit, l’enfance est parfois un enchaînement de drames…Mais ses enseignements demeurent.

Ma petite fille, j’imagine ton regard noir et profond, ton sourire ensoleillé. Sur un sentier indéfini que j’invente dans l’absence, tu mets ta menotte dans la mienne et tu m’entraînes dans une danse d’abeille pour butiner partout. Nous ne serons pas réunis pour fêter ton anniversaire. Mais aujourd’hui, c’est toi qui offres le plus beau cadeau : l’image régénérante de l’enfance invaincue.

 

Freud : « L’enfant est le père de l’homme. »

Bachelard : « L’enfance est le puits de l’être. »

Saint-Exupéry : « On est de son enfance comme d’un pays. »

Winnicott : « Le jeu est inhérent à la condition de vivre. »

Jean Ferrat : « Nul ne guérit de son enfance. »

Et Jean-Paul avec un morceau de Bach :

Suite française 2

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 31/ jeudi 16 avril)

Scepticisme ?

 

Sur le port du masque, la distance, le traitement possible, le dépistage, les porteurs sains, les pics et les plateaux épidémiques, sur quasiment tous les aspects de ce virus, les avis médicaux autorisés n’ont cessé de fluctuer et parfois de se contredire. Nous avons plongé collectivement dans l’abîme du doute. Le scepticisme serait-il devenu la nouvelle philosophie de la planète terre ?

Le scepticisme est un mouvement de pensée initié par un certain Pyrrhon qui a suivi l’expédition d’Alexandre le Grand en Orient. Il y a rencontré des mages perses et des sages nus indiens. Il a ramené de son voyage deux concepts exotiques qu’il a introduits dans sa culture d’origine : l’insaisissabilité des choses et la suspension du jugement.

Scepticisme vient d’un mot grec skepsis qui signifie examen. Les sceptiques estimaient qu’on ne peut jamais atteindre une quelconque vérité. Nous ne pouvons qu’examiner les situations. Les comprendre et nous adapter. Mais comme tout change, et les situations, et les sensations ou opinions que nous en avons, comme tout est finalement instable, on s’abstiendra de tout jugement, C’est la clé du bonheur.

Le scepticisme a un versant positif. Il permet de remettre en question les idées reçues et les savoirs acquis. Il provoque un doute méthodique qui sert de moteur à la connaissance. Douter, c’est encore prendre le temps de la réflexion, écarter le dogmatisme dans les domaines passionnels de la politique ou de la religion, s’ouvrir à la relativité et à la diversité des cultures.

Mais le scepticisme a ses pentes glissantes. Il inhibe l’action et paralyse l’acteur, on connaît même des névroses du doute. Et puis, il génère une incrédulité systématique, à la fois puérile et dangereuse (théorie du complot).  L’indifférence où il conduit tourne à l’absurde. Aristote s’est moqué de l’incapacité du sceptique à trouver le bonheur. S’il est indifférent pour bien vivre de se jeter ou pas dans un puits, fait-il remarquer, pourquoi tous les sceptiques ne s’y précipitent-ils pas ?

Une chose est sûre : le scepticisme lui-même ne peut esquiver les attitudes qu’il recommande, l’examen et le jugement critique. Platon a mis en lumière ses contradictions : le sceptique croit dans la vérité du scepticisme et il valide l’opinion adverse…

Le confinement nous aurait-lui inoculé le virus du scepticisme ? Pas si sûr. Ces doutes qui nous assaillent aujourd’hui, ne révèlent-ils pas, par contraste, une puissante et tonique volonté de savoir qui nous a fait défaut depuis quelques décennies, gavés que nous étions de certitudes expéditives ?

Dans un monde où l’illusion médiatique fascine, où tout se plaide et s’achète, le souci de la vérité avait fini par laisser sa place aux plaisirs préfabriqués des artifices et des simulacres. Le virus a fait exploser nos paradigmes et leur miroitement fallacieux. Il rend quasiment impossible le mensonge, la dissimulation maladroite et les manipulations grossières.

Aujourd’hui une humanité confinée écoute, se documente, sous-pèse, critique, questionne et se questionne sur ce virus inconnu et ravageur. Elle refuse l’ignorance et la distraction où on la maintenait. Elle veut savoir en temps réel parce qu’elle joue sa vie. Elle s’est réveillée. Nous ne sommes pas devenus sceptiques, nous sommes redevenus des chercheurs de vérité. Il était temps.

 

Montaigne : « Le doute est un mol oreiller pour une tête bien faite. »

Jankélévitch : « Philosopher, c’est se comporter vis-à-vis de l’univers comme si rien n’allait de soi. »

Goethe : « La vérité nous force à reconnaître que nous sommes des êtres bornés ; l’erreur nous flatte en nous faisant croire que dans une direction au moins nous n’avons pas de limites. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 30/ mercredi 15 avril)

L’art du confinement

 

La plupart du temps, quand ils entendent le mot philosophie, les artistes haussent le sourcil …Trop de raison, d’esprit et de palabres dans cette discipline ardue…Ce sont des ingrats, car la philosophie a la passion de l’art et le philosophe est l’ami des artistes.

Pour preuve immédiate : ils vont prendre aujourd’hui la plus grande place dans cette chronique. Que trouvent-ils dans leur pratique ? Pourquoi et comment les aide-t-elle à traverser le désert du confinement ? Eléments de réponse avec quelques amis et parents mis à contribution.

Jean-Paul, pianiste : « La musique est un voyage. Elle m’ouvre un autre monde, un monde fait de collages d’images et de sentiments, de rendez-vous très différents, de souvenirs heureux comme de moments tristes. On s’évade aussi dans la mélancolie. Avec le piano, au plaisir des sons s’ajoute celui du toucher, j’ai un contact sensuel avec le clavier. Jouer, c’est caresser. »

Cathy, danseuse : « La danse, c’est l’expression du soi à travers le ressenti de la réalité du corps et vice-versa. Ce qui prime, c’est le ressenti du mouvement – c’est-à-dire de la vie- qui réunit le corps et l’esprit sur le rythme d’une musique qui lui correspond. Un corps qui ne bouge pas est en prison. Tout cela dans une dimension de partage où la musique a une résonance humaine. »

Marion, comédienne : « Grâce au théâtre je m’extrais du temps et de l’espace pour les reconfigurer à ma manière. Le confinement m’offre la possibilité de ritualiser ma pratique, de la privilégier, de l’approfondir. C’est un temps pour me mettre au clair avec ce que je dois perfectionner, éclairer. Je suis libérée des urgences. Les minutes sont précieuses en ce moment parce qu’elles m’appartiennent. »

Pierre, bassiste de rock et de blues : « Ce que j’aime dans la basse, c’est sa fonction de lien entre le rythme et l’harmonie. La musique m’apporte des moments d’oubli et de plénitude. Je vis dans l’instant, c’est un carpe diem. Aujourd’hui, je suis frustré, le groupe me manque, le public et l’improvisation aussi. Mais avec les autres musiciens, nous restons reliés. On s’enregistre en solo et on s’envoie la vidéo par les réseaux sociaux, puis on mixe. »

Coline, graveuse et aquarelliste : « Je me soustrais au temps. Je suis dans une bulle uniquement composée des couleurs et des formes que j’aime. Dans cette période, mon esprit est mobilisé uniquement pour créer et retrouve son utilité première. »

Monique sculptrice : « Je peux rester des heures les mains dans la terre. C’est une thérapie, une méditation. Je suis entièrement dans le présent. J’aime le contact physique avec la matière brute, l’alternance du lisse et du résistant. Je profite de la période pour tester, innover, m’ouvrir à d’autre pistes créatives. »

L’art est un enfant du confinement. Il est né au fond de cavernes froides et obscures où les hommes se retiraient pour peindre sur les parois. Aujourd’hui l’occasion nous est donnée de retrouver sa force primitive et son mystérieux pouvoir sur le temps. Le confinement va durer. Et si nous en faisions un art ?

Alain : « Tous les arts sont comme des miroirs où l’homme connait et reconnaît quelque chose de lui-même. »

Nietzsche : « L’art et rien que l’art ! Celui qui nous permet de vivre, qui nous persuade de vivre, qui nous stimule pour vivre. L’art a plus de valeur que la vérité. »

Simone de Beauvoir : « C’est dans l’art que l’homme se dépasse définitivement lui-même. »

Bergson : « Pour celui qui contemple l’univers avec des yeux d’artiste, c’est la grâce qui se lit à travers la beauté, et c’est la bonté qui transparaît sous la grâce. »

Et par Jean-Paul :  Prélude n°3 Bach

 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 29/ mardi 14 avril)

Désert

 

L’annonce est tombée : un mois de plus… Un mois de plus, avec ces journées sans fin, ces commerces fermés, ces rues vides immobiles entre maisons et goudron, ces quartiers silencieux et figés, ces enfants, parents et amis éloignés. Un mois de plus avec cet esprit sec et brûlant et cette impression que le corps s’assèche, qu’il manque d’eau. Confinement :  glissement dans les sables de l’absence et de l’inanimé.

Après la dune molle, une autre dune molle. Après le mirage tremblant, un autre mirage tremblant. C’est une traversée du désert. En temps normal, il fallait payer très cher pour la vivre en simili dans des voyages organisés, au Sahara ou ailleurs. Aujourd’hui le voyage est gratuit et vrai de vrai.

Nous atteignons le vingt-neuvième jour du confinement désertique. Nos pas glissés dans les traces du rocker Jean-Patrick Capdevielle et nos oreilles emplies de son tube célèbre, nous nous interrogeons sur cette expérience individuelle et collective si étrange qu’elle paraît irréelle. Vox clamantis in deserto

Désert vient du verbe latin desero qui signifie abandonner, se séparer. Le désert géographique, lieu inculte et dépeuplé, fournit la métaphore de la solitude.  L’image matérielle fait signe vers la séparation que chacun doit assumer pour se vivre pleinement lui-même.

Le désert alors devient synonyme d’errance et de recherche, comme celles de Moïse et de son peuple en marche vers la terre promise. C’est aussi le décor de l’épreuve intérieure : durant quarante jours, Jésus y affronte le jeûne et les tentations de Satan. L’homme aussi y teste sa volonté : Le Désert nomme le lieu clandestin où, durant un siècle (1685-1789), les Protestants de France pratiquaient leur religion. Le désert éveille la résistance inflexible.

Avec son décor minéral et solaire, vide et immense, le désert -symbolique ou réel- nous met en présence de l’inhumain et de cette satanée finitude avec laquelle il nous faut cohabiter et pactiser. La mort y rôde sous le soleil.

Mais son expérience fascinante et endurante est aussi cathartique – du grec catharsis, purge et purification. Purification par la chaleur et la lumière, par dessication de l’inessentiel, par un feu invisible venu de l’intérieur. Le désert, c’est l’épreuve de vérité. L’homme y regarde vers l’absolu et vers ce qui est absolu dans et pour sa vie.

Les alchimistes voyaient dans le feu un symbole de régénération. L’ascèse désertique a ses vertus. Patience : elle redonne la vie, elle relance vers la vie. Comme toute épreuve, le désert n’est qu’un lieu de passage, un sas entre deux états. On sort transformé par son défi incandescent, décapé, remis à neuf. Le désert est l’occasion d’un questionnement salutaire. On n’y perd que des illusions et des parts inessentielles de soi. Et puis, il reste tant d’oasis à découvrir. La traversée du confinement continue. Désertons-nous !

 

Capdevielle : « Quand t’es dans le désert depuis trop longtemps, tu te demandes à quoi ça sert toutes les règles un peu truquées… »

Saint-Exupéry : « J’ai toujours aimé le désert…On n’entend rien et cependant quelque chose rayonne en silence. »

Nietzsche : « Malheur à celui qui abrite en lui des déserts ! »

Monod : « Le désert est beau, ne ment pas, il est propre

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour28/ lundi 13 avril)

Je marche donc je suis 

 

Une heure de marche par jour…C’est ridiculement peu. Raison de plus pour en tirer le meilleur profit, c’est-à-dire y glisser un souffle de philosophie. La marche s’y prête, c’est une activité hautement méditative, d’autant plus quand on est obligé de la pratiquer en individuel.

La philosophie n’a pas attendu les écrivains ou les mouvements politiques à la mode pour se mettre en marche. Parmi les plus célèbres penseurs, inconditionnels de la déambulation, on citera Aristote, Rousseau et Nietzsche.

Aristote, donnait ses cours en se promenant avec ses disciples. On les nommait les péripatéticiens. Se promener en grec se dit peripatein, le terme a depuis été recyclé dans un registre plus trivial. Misère de la philosophie…

« Je ne puis méditer qu’en marchant. » Pour Rousseau, ex-enfant fugueur et philosophe de la promenade, la marche en pleine nature n’est pas un exercice physique mais une condition pour penser. C’est une occasion pour lui de refaire son unité en se dilatant dans « l’immensité des êtres. » C’est sur la route de la prison de Vincennes, où il allait rendre visite à Diderot, qu’il a commencé la rédaction de son premier Discours pour entrer de plain-pied dans le monde littéraire.

Nietzsche a conçu son Zarathoustra au cours d’une randonnée sur les pentes de la Riviera italienne. Penseur des sentiers escarpés et de l’aplomb solaire,  il trouve dans la marche une délicieuse surexcitation : « On est parfaitement hors de soi avec la conscience la plus distincte d’une infinité de frissons délicats, de ruissellements qui vous parcourent jusqu’aux orteils. »

Poète qui avait les philosophes en grippe, mais qui cherchait à tout prix à mettre de l’esprit dans ses mots, Valéry trouvait dans la marche un rythme physique propice aux cadences poétiques et au décompte des pieds. Un jour dans les rues de Paris, il constate : « Je fus saisi d’un rythme qui s’imposait à moi, et me donna bientôt l’impression d’un fonctionnement étranger. »

La marche aide le moi à s’alléger de sa propre charge et en ce sens elle est un exercice salutaire de délestage. Bénéfique pour le corps, elle possède des effets thérapeutiques sur l’esprit, stimulant sa créativité, son pouvoir d’évasion et de régénération.

Pour l’anecdote, la marche est également un motif de divergence entre philosophes illustres. Trouvant absurde la proposition de Descartes « Je pense donc je suis », Hobbes lui suggérait d’en changer la première partie : « Je me promène donc je suis. » D’une susceptibilité maladive, Descartes répondit en substance que pour affirmer qu’on se promène il fallait d’abord en être conscient, et cessa dès lors toute correspondance avec Hobbes.

Mais la marche philosophique tente tout de même d’aller plus loin que ces bisbilles. Philosopher, nous dit Jaspers, c’est « être en route », prendre part à l’histoire des hommes, à ses processions et à ses farandoles, à ses progrès à et ses retours en arrière, ses ascensions et ses chutes spectaculaires, ses chemins de crêtes et ses voies de traverse.

Il existe un cogito de la marche qu’on peut pratiquer sans modération, pedibus cum jambis. En latin je marche se dit ambulo, qui a donné ambulance…  « Ambulo, ergo sum. »

Aujourd’hui les citations ont suivi le cours de la promenade…

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 27/ dimanche 12 avril)

Liberté du confinement 

 

C’est dimanche. Il fait beau. La journée a une vigueur d’enfance, elle sent le neuf et la liberté. La lumière entre dans la maison et lance une invitation solaire, impérative, urgente : « sors ! » Mais voilà, je ne suis pas libre de sortir, si ce n’est une heure, une heure seulement…Je suis confiné.

Libre ? Que signifie ce mot aujourd’hui ? Voilà  presque un mois, quand nous disions liberté, nous savions encore ce que cela voulait dire. L’esprit sans relâche malaxé par les avancées de la technoscience, nous pensions avoir conjuré les puissances archaïques de la fatalité et du Destin. Et, dans un système démocratique qui fait de la liberté une valeur dominante, chacun se croyait libre de faire ce qu’il voulait.

Un virus d’une puissance inédite est venu nous rappeler la réalité, non pas du destin, mais du déterminisme biologique qui pèse sur notre condition (l’état du corps, sa fragilité, sa santé, sa finitude mortelle). Pour y faire face, la sécurité collective a pris le dessus sur la liberté personnelle d’aller et venir, de travailler, de rencontrer. Sur ces deux versants, le Covid-19 a triomphé de nos représentations naïves de la liberté et brisé nos certitudes individualistes.

Être libre, c’est « faire ce qui me plaît », estimions-nous. Mais souvent, pour être libre, il faut faire ce qui ne plaît pas. C’est ce qui arrive, par exemple, quand on se libère du tabac. Être libre, « c’est faire ce que je veux », affirmions-nous. Mais qu’est-ce qu’une volonté pourrait bien vouloir si elle n’était pas libre ? Et notre complexité est telle que la suppression d’une contrainte engendre une contrainte…S’il était interdit de se confiner, notre liberté serait limitée.

Nous avions oublié que la liberté n’est ni pensable ni réalisable sans son lest de contraintes. La liberté est un poids, celui du défi. Telle est la vérité du confinement. Pourtant l’appel de la porte ouverte, le chant de la lumière matinale, m’apportent encore un autre message. Et ce n’est pas celui de la liberté intérieure, dont les stoïciens faisaient un remède dans l’adversité.

Si je veux sortir, c’est parce que je suis déjà libre, c’est parce que j’ai goûté à la liberté. Pas celle d’un quant à soi dont je découvre aujourd’hui toutes les limites. Celle qui me pousse vers les autres et que je vis avec eux. Celle qui combat l’ignorance, celle qui reste inauthentique et incomplète si elle ne s’accompagne pas d’un idéal de justice.

La liberté me précède. Je la suis donc et passe la porte. C’est dimanche, je sors marcher une heure au soleil.

Nietzsche : « Libre de quoi ? Demande-toi plutôt libre pourquoi ? »

Sartre : « L’homme est condamné à être libre. »

Rousseau : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. »

Madame Roland : « Ô liberté que de crimes on commet en ton nom. »

On peut aussi écouter l’ami Jean-Paul avec la romance n°6 de Mendelssohn :

Mendelssohn

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour26/ samedi 11avril)

 

Méditation par les voyelles 

 

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu… voyelles je dirai vos naissances latentes… » Dans un de ses poèmes les plus célèbres, Arthur Rimbaud a donné des couleurs aux voyelles. Il les a glissées dans un réseau de correspondances où elles résonnent avec tous les sens et avec des pensées à forte charge vibratoire : la mort, la violence, le divin, la sérénité.

Marc De Smedt, partisan d’une spiritualité laïque et référence dans le domaine de la méditation (Les racines de la méditation, Albin Michel), propose un exercice original et tout simple avec les voyelles, à pratiquer en période de confinement. On les chante trois fois l’une après l’autre jusqu’à la fin du souffle et en laissant un silence entre chaque phase. Essayez, ça fait du bien.

La poésie déconfine les sens. La méditation déconfine l’ego. Dérèglement des sens pour la première, sérénité pour la seconde. Et la philosophie ? Tentons une variante : A comme amour, E comme être, I comme intelligence, U comme universel, O comme Oui.

A, l’amour, l’amour sous toutes ses formes, de l’amour de soi jusqu’à celui de l’humanité en passant par les formes les plus ardentes et les plus intenses, amour de sa compagne, de ses enfants, de ses amis. Les philosophes sont-ils autre chose que de grands amoureux ? Dans philosophie se glisse un verbe grec (philein) qui veut dire aimer, désirer, rechercher. Et c’est sans doute la part la plus importante du mot, son cœur battant. Le confinement ne nous ramène-t-il tout droit à ce sentiment essentiel qui nous fait humains y compris pour en souffrir

E, l’être. La philosophie privilégie le verbe être. Elle le place au-dessus des verbes apparaître et surtout avoir. En mettant un article devant le verbe, les philosophes -avant que les religions révélées lui donnent le nom de Dieu- ont cherché à donner un sens à l’Etre, à le saisir et à le définir. Le confinement avec son grand suspens de l’action et des relations ouvre la pensée de chacun à son être. Les questions se lèvent : qui suis-je ? Quel est cet être auquel je participe ? Nous ne le trouvons pas mais tout se trouve en lui…

I comme intelligence. Philosopher, c’est se questionner sur les phénomènes, sur soi, sur la société où nous vivons. C’est se poser des questions pour comprendre, modifier nos actions et transformer nos conduites individuelles et collectives dans le monde. Nous en avons l’occasion aujourd’hui avec ce virus mystérieux qui sème la destruction dans nos habitudes et nos certitudes.

U comme universel. Le virus nous rappelle à notre interdépendance, à la réalité aveuglante de notre-être relié. Mais aussi à notre aspiration à la solidarité aussi inexplicable et aussi puissante que l’agressivité qui nous habite et capable de l’écraser. Et si l’on veut ajouter un post-scriptum à ce paragraphe, u comme utopie. Parce que l’homme toujours dépasse l’homme. Dans l’espace comme dans le temps. Sous la lumière crue du virus, nous imaginons un autre monde, un monde meilleur, car nous ne savons pas nous contenter de ce que nous sommes.

O nous donne Oui, le oui à la vie. La philosophie tente de nous garder d’une béatitude de ravi. Elle est n’est pas dupe sur la condition humaine, elle ne se leurre pas sur la portée de son discours. Mais l’embouchure du courant philosophique, c’est toujours la vie, la protection et l’épanouissement de la vie. Sous la menace du virus, dans la situation léthargique du confinement, c’est cette envie de vivre qui nous porte tous. D’exister encore, de se remettre en mouvement, de retrouver les autres dans la grande fête du vivant à laquelle nous avons la chance et la conscience de participer.

Naissances latentes…sous ses voyelles la philosophie éveille l’envie de renaître à nos existences implicites, secrètes ou refoulées. L’envie de naître à nouveau, de naître autrement.

 

Gille Deleuze : « Devenir le fils de ses propres événements, et par là renaître, se refaire une naissance, rompre avec sa naissance de chair. »

Descartes : « C‘est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher. »

Bachelard : « L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. »

Rilke : « Tout ce qui arrive est toujours un commencement. »

Et aussi un peu de piano avec mon ami Jean-Paul  : Tiersen

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