CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 45/ jeudi 30 avril)

Egarement : la méthode Descartes

Nous sommes perdus. Sans médicament contre le virus nous vivons et nous allons vivre sans doute longtemps à l’heure de son risque mortel. Réduits au confinement qui permet seulement de l’éviter, nous voyons notre économie se paralyser, nos dirigeants tâtonner et nos esprits s’égarer dans un brouillard impénétrable. Quelle opinion personnelle et quelle vision collective se forger ? Quelle attitude choisir et quelle conduite adopter ? Comment y parvenir ?

Descartes, un penseur décrié aujourd’hui, parce qu’on en fait le père de l’arrogante science moderne (il voulait que l’homme se rende « maître et possesseur de la nature »), a forgé son système sur la base d’un égarement initial. D’un double égarement. Le premier était celui d’un savant perdu dans le labyrinthe du savoir de son époque, bloqué, touffu et stérile. Pour y voir clair, il a élaboré une méthode universelle, inspirée des mathématiques et destinée à conjurer le doute pour conduire l’esprit de façon raisonnée, c’est-à-dire à l’aide de principes clairs et de procédures explicites.

Le second égarement est celui du philosophe, ou plutôt de l’homme, à une époque où la religion imposait sa tutelle. A une période de troubles religieux et de guerre en Europe. D’épidémies aussi. A quelle morale se fier pour régler ses actions ? Le doute est ici plus difficile à dépasser ou à intégrer que dans une méthode purement intellectuelle. Descartes adopte ce qu’on appelle une « morale provisoire », c’est-à-dire non figée, en attente de jours meilleurs pour la certitude.

Il se forge ainsi quelques maximes à usage pratique énoncées dans Le Discours de la méthode. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées »
Descartes dit imiter l’attitude de voyageurs égarés en quelque forêt. Ils ne doivent, selon lui ni s’arrêter ni errer en tournant sur place. Il leur faut suivre une ligne aussi droite que possible et le plus longtemps possible. Pourquoi ? « Car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. »

Dans une situation compliquée, dans la pression de l’urgence, Descartes préconise donc de retenir l’action la plus probable et de faire comme si c’était la bonne, la plus porteuse de certitude et de vérité. Sur quelle base ? « A cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. » Le choix de la bonne route repose donc sur l’exercice de la raison. Il relève d’une dynamique subjective.
« Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises. »

Descartes n’aimait pas les forêts obscures, peuplées d’indécis qui prennent racine, de sceptiques qui tournent en rond et de girouettes qui changent d’avis tout le temps. Le rayon de nos déplacements est réduit mais la ligne droite existe dans nos têtes.

Hugo : « La volonté trouve. La liberté choisit. Trouver et choisir, c’est penser. »
Camus : « Le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout. »
Jaspers : « L’homme trouve dans l’obscurité même qui l’entoure la volonté de diriger sa vie. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 44/ mercredi 29 avril)

Humanité

Le Covid-19 est médicalement impitoyable, incompréhensible et invincible. Il emporte également dans son déferlement pandémique quelques postulats anti humanistes enkystés qui servent de base aux neurosciences et aux théories cognitivistes qui les soutiennent.

Postulat numéro 1. L’homme ne serait qu’un être vivant parmi les autres. Sa vie n’aurait rien de spécifique, elle s’expliquerait comme celle des autres formes de vie. Une continuité biologique le relierait à l’ensemble des autres espèces. Aujourd’hui pourtant le virus semble une spécificité de l’espèce humaine.

Postulat numéro 2. Entre l’homme et la machine se trouverait une seconde continuité. L’homme trouve son modèle dans une intelligence artificielle dont il n’est que le prolongement. Aujourd’hui elle ne nous apporte aucun secours immédiat. Et les machines les plus primaires ne comblent pas nos besoins en masques, gants et gel.

Postulat numéro 3 : La médecine va fabriquer un homme augmenté. Elle va bientôt vaincre la vieillesse et la mort. Il est permis de s’interroger sur cette perspective transhumaniste enthousiaste quand on voit les médecins diverger sur le simple port d’un masque et se disputer comme des chiffonniers à propos du traitement possible. Aujourd’hui la mort a encore de beaux jours devant elle.

Postulat numéro 4 : L’humanisme était une philosophie occidentale, masculine, blanche et colonisatrice. Elle a été rejetée dans les poubelles de l’histoire. Dans un monde globalisé – c’est un paradoxe- lui a succédé la théorie des replis identitaires (nationaux, religieux, etc.) Aujourd’hui le virus nous réunit dans l’enclos universel de la maladie, de la souffrance et du danger. Dans celui aussi de la solidarité et de la coopération par-delà les divergences préfabriquées.

On en est là. Le virus ne rétablira pas les visions humanistes ambitieuses de la Renaissance ou du Siècle des Lumières. Nous en avons fait la critique et la déconstruction. Nous connaissons leurs limites, leurs mirages et leurs dévoiements. Nous ne voulons pas repartir en arrière.
Mais quelque chose s’est infecté dans les tissus de notre technoculture. Les hommes partout dans le monde veulent vivre, se défendre de cette épidémie dont ils ont l’exclusivité et qui se propage à la faveur de leur communication et de leurs échanges. Ils en soufrent pareillement dans leur corps et par leurs deuils. Toute l’économie globalisée, avec ses impératifs hystériques et ses finalités désastreuses sera impactée.
Le passage du virus peut être une chance de voir éclore une nouvelle idée de l’humanité. Nous sommes déjà réunis pour y parvenir. Nous l’entrevoyons.

Amine Maalouf : « Chacun devrait pouvoir inclure dans ce qu’il estime être son identité le sentiment d’appartenir aussi à l’aventure humaine. »
Albert Schweitzer : « Que chacun s’efforce dans le milieu où il se trouve de témoigner à d’autres une véritable humanité. C’est de cela que dépend l’avenir du monde. »
Boris Cyrulnik : « Cette nouvelle humanité qui est en train de naître doit être une humanité de débat. Cela est très fatigant mais très passionnant, c’est la source de la vie. »

Et Jean-Paul au piano pour la Mélodie hongroise de Schubert :
Mélodie hongroise

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 43/ mardi 28 avril)

Le 11 mai…

Nous sommes encore loin du 11 mai. Mais depuis que la date a été gravée dans l’agenda national, malgré les réserves, les errements, les interrogations, c’est comme si une alarme stridente avait retenti. Les cités s’ébrouent. Les rues s’emplissent. L’énervement prend corps. L’impatience gagne les confinés.
Un mois et demi de confinement, c’est long, c’est un siècle, une éternité. Nous sommes laminés par les occupations substitutives, les divertissements artificiels, les communications à distance harassantes. Nous sommes repus de ces plaisirs redécouverts : paresse, oisiveté, procrastination. Notre endurance et notre résilience se sont émoussées à leur usage. Il faut sortir et vite ! Tous les journaux le clament et le réclament.
En réalité les choses sont plus compliquées. Les origines du virus restent confuses. Et la sortie du confinement baigne dans un brouillard d’incertitudes et de pagaille. Ce n’est pas une libération, c’est un nouveau problème. Tout simplement parce qu’elle n’est pas sans risques. La crainte pourrit donc notre enthousiasme. Ce virus est bien cruel. Notre santé ne lui suffit pas, il attaque notre désir. Nous voici face à une nouvelle torsion. Nous nous embrouillons dans les paradoxes et les ambiguïtés de notre condition.
Pour expliquer ce mécanisme compliqué, Hegel a recours à l’image d’une caverne. Imaginez, propose-t-il, des hommes vivants sous la terre avec sans le savoir un lac au-dessus de la tête. Chacun muni d’une pierre extraite de la galerie l’utilise pour lui-même et pour la construction souterraine d’ensemble. Il croit œuvrer pour son bien et pour le bien de tous.
Un élément nouveau apparaît. L’air devient un jour plus sec et rend les gens avides d’eau. Indisposés, ils se mettent à creuser toujours plus les galeries et leurs plafonds. « La croûte devient transparente. Il y en a un qui l’aperçoit et qui crie : de l’eau ! Il arrache la dernière couche de terre, le lac se précipite à l’intérieur et il les noie en les désaltérant. »
Ce que nous voulons nous engloutit. Le désir n’est pas seulement un élan positif comme une approche simpliste veut le faire croire. Il nous pousse toujours à l’aveuglette et bien souvent par lui nous sommes floués. C’est le risque, pour les troglodytes de Hegel comme pour nous confinés ou déconfinés. Nous avions fait du désir la valeur suprême, la seule autorité, la véritable idole. Voilà un paradigme de plus, un fondamental, pour le dire comme les sportifs, à reconsidérer à la dure lumière de l’événement.

Pour autant tout n’est pas mauvais, loin de là, dans le désir. L’erreur est simplement de le sacraliser. De faire TOUT dépendre de lui. De croire qu’il peut se satisfaire en son entier. Que tous nos désirs se réalisent et alors le jeu des contraires s’active et on obtient aussi ce qu’on ne désirait pas…
Mais ne nous noyons pas…Il existe aussi une autre forme de désir. Qui intègre la difficulté, la peine, l’échec, le risque. Qui ne renonce ni à l’envie ni au défi de la réalité. Ce désir utilise tout son potentiel de raison. Il s’appelle la volonté. Il va nous en falloir plus que de l’impatience et de l’aveuglement. Nous en avons.

Héraclite : « Pour les hommes que se produise tout ce qu’ils souhaitent n’est pas mieux. »
Ortega y Gasset : « Nous ne savons pas ce qui nous arrive et c’est précisément ce qui nous arrive. »
Saint Paul : « Tout m’est permis, mais tout n’est pas bon pour moi. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 42/ lundi 27 avril)


Des chiens

Dans notre confinement, le chien est un animal privilégié. « Déplacements brefs, dans la limite d’une heure et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile liés…aux besoins des animaux de compagnie. » Le libellé de l’attestation de déplacement dérogatoire lui fait la part belle. Car, n’ayant vu personne promener un tigre ou serpent, on peut résolument avancer l’hypothèse que l’animal de compagnie en question ne peut être qu’un chien.
Comme le reste des humains, les philosophes entretiennent avec les chiens des relations intenses, à la fois dans leur production, leur intimité et leur expérience. En voici quelques exemples révélateurs du destin ambivalent qui nous lie à cet animal de compagnie.
Diogène le cynique vivait dans la rue. Le nom de cynisme vient du grec kunos (chien). Diogène refusait les conventions et voyait dans le conformisme la pire des aliénations. Il a choisi de vivre au plus près de la nature à l’exemple des chiens. La légende veut qu’il soit mort après avoir disputé un poulpe à des chiens errants. On oublie le poulpe dans l’histoire : c’est un des animaux les plus intelligents qui soient.
Descartes dans la partie physique de son système a élaboré une théorie de l’animal-machine. Selon lui, les animaux sont privés d’âmes, ce sont des sortes de machines dont on peut se forger une connaissance claire et distincte. Notamment par la dissection. Cette philosophie chirurgicale n’empêchait pas Descartes de s’enchanter des pitreries d’un petit chien qu’il appelait, preuve d’une haute distinction : « Monsieur Grat ».
Schopenhauer, philosophe pessimiste et misanthrope, menait une vie réglée comme du papier à musique. Chaque jour, à la même heure, il sortait seul, ne répondait pas aux salutations, toujours flanqué de son chien. Confiné de la pensée, Schopenhauer posséda une chienne épagneul blanche, nommée « Ame du monde » …A sa mort, il l’a remplacée par une épagneul noire baptisée du même nom. Doté d’une grande fortune, il a couché sa « meilleure amie » sur la liste de ses héritiers.
Dans Difficile Liberté, Emmanuel Levinas, décrit son expérience de détenu dans un camp de travailleurs juifs, au cours de la Seconde guerre mondiale. Ni les nazis, ni la population allemande libre, personne ne reconnaissait les prisonniers comme faisant partie de l’espèce humaine. « Nous n’étions qu’une quasi humanité, une bande de singes. » Seul un chien errant qu’ils avaient surnommé « Bobby » venait les saluer aux rassemblements matinaux par ses aboiements et ses sautillements. « Pour lui – c’était incontestable- nous fûmes des hommes. » Indisposés par un tel témoignage de reconnaissance, les nazis ont fini par chasser « Bobby ».
Etrange reconnaissance humaine. Toujours recherchée, jamais acquise. Dans L’Odyssée déjà le vieux chien d’Ulysse est le seul être vivant à reconnaître spontanément son maître de retour à Ithaque. Quand l’homme parfois est un loup pour l’homme…
Croc-Blanc, Rintintin, Idéfix, Snoopy…une meute innombrable de chiens peuple notre imaginaire. Les noms et les figures des chiens de l’enfance sont ineffaçables. Dis-moi quel est ton chien, fictif ou réel et je te dirais qui tu es…
Dans le confinement l’identité personnelle et le jeu de la reconnaissance sont mises à mal. L’importance du chien est telle que même l’impitoyable et minimale attestation dérogatoire lui rend grâce jusque dans ses besoins. C’est justice et c’est rassurant…

Levinas : « Le chien atteste la dignité de la personne. »
Daniel Pennac : « On croit qu’on amène son chien pisser matin et soir. Grave erreur. Ce sont les chiens qui nous invitent deux fois par jour à la méditation. » 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 41/ dimanche 26 avril)

Silence

On n’y échappe pas. Ni dehors dans ces rues désertes à perte de vue. Ni dedans avec ces longues heures livrées à la seule présence de soi. Certes, dans les « déplacements brefs » autorisés, il y a bien ces chants d’oiseaux qu’on distingue nettement dans un arbre, ces pleurs d’enfant qui passent une façade. La radio ou le chien du voisin soudain plus sonores. Mais en définitive les bruits du monde, trop espacés, sans lien, en deviennent amortis. C’est le silence du confinement qui triomphe, recouvrant les jours d’un nuage d’ouate dense, palpable.
Avant la crise virale, le vacarme était tel dans nos villes et dans nos têtes que nous cherchions le silence, nous en manquions comme le nomade du désert manque d’eau. Il nous fallait nous recharger en silence à l’aide de pratiques spirituelles venues d’ailleurs, de stages de méditation conduite, de retraite dans des abbayes isolées. Il fallait qu’on nous réapprenne à connaître ses bienfaits et sa nécessité.
Le silence était la voie royale pour aller au cœur du monde, là où le moi se tait. Là où il retrouve une unité. Là où il apprend des autres. Espace privilégié de récupération de l’être, de soi, du savoir : le silence brillait de mille richesses que l’activité ordinaire nous faisait oublier ou mépriser.
Aujourd’hui, le confinement a renversé les perspectives. Un monde silencieux est un monde mort. La vie est bruyante en réalité, elle parle haut et fort. Et la vie subjective s’éprouve-t-elle avec plus d’intensité dans le mutisme ? Quand je serai mort je ne parlerai plus et plus personne ne me parlera. La question affleure immanquablement dans notre situation exceptionnelle : existerait-il un silence vivant ?
Philosophe de l’imagination, Gaston Bachelard propose un exercice respiratoire singulier qui pourrait refaire le trait-d’union rompu entre la vie et le silence. Il consiste à murmurer le mot âme en expirant et le mot vie en inspirant. Puis à ne plus écouter que notre souffle dans les mots chuchotés à voix de plus en plus basse. Dans le decrescendo c’est un autre silence qui apparaît, différent de celui qui nous fait écouter les bruits du monde ou les résonances internes du moi. Cette méditation à la fois physique et raisonnée nous fait accéder à la vérité du silence : le souffle est sa première manifestation, son essence secrète.
Au fil des respirations, « le règne du silence fermé est fini. Alors commence le silence qui respire. Alors commence le règne infini du silence ouvert. » Devenir la voix quasi informulée du souffle. Devenir aérien : l’invitation de Bachelard nous arrache aux pesanteurs du confinement. Il est bon d’y répondre. Surtout un dimanche.

Brice Parain : « Le langage est le seuil du silence que je puis franchir. Il est l’épreuve de l’infini. »
Zhuangzi : « Faire entrer le ciel en soi. »
Hervé Bazin : « C’est la parole qui est d’or, le silence est de plomb. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 40/ samedi 25 avril)

Responsables

Après l’intervention disruptive et glissante d’un philosophe connu, un ami m’entraîne dans un échange aux enjeux complexes. Il s’interroge : faut-il risquer de détruire l’économie à cause d’un virus qui à ce jour a fait aussi peu de morts en comparaison d’autres fléaux (route, tabac, etc.) ou des pandémies précédentes ? La santé est-elle une valeur supérieure à l’économie, à la liberté, à la justice ?
Un passage de l’Ethique à Nicomaque peut nous aider à construire des éléments de réponse. Aristote cherche à faire la distinction entre les actes volontaires et les actes involontaires. Il cite l’exemple d’un homme qui se débarrasserait de la cargaison de son navire au cours d’une tempête pour sauver sa vie et celle de son équipage. Son acte est volontaire et il l’a choisi librement.
Pourtant en temps ordinaire, il ne viendrait à l’idée de personne de se délester de son bien. Son choix a été dicté par les circonstances. On suppose que ce malheureux capitaine aurait préféré qu’il n’y ait pas de tempête. L’action se juge donc en fonction du moment où elle s’accomplit. Aristote estime que le choix de notre homme est donc volontaire puisqu’il dépend de lui de le faire ou de ne pas le faire, mais involontaire dans l’absolu puisque personne hors tempête ne ferait ce choix. Aristote qualifie son action de mixte. La plupart de nos décisions relèvent de ce type.
Le capitaine a opté pour le moindre mal. Mais il l’a fait en référence à un bien préférentiel. Il aurait pu s’entendre avec l’équipage pour conserver une partie du fret en s’allégeant du poids de quelques hommes. Il ne s’est pas résigné à la fatalité, il n’a pas privilégié l’intérêt personnel, ni une idée du Bien en soi, ni l’utilité de sa cargaison pour ses acheteurs. Ses marchandises avaient moins d’importance que celle de sa vie et de ses hommes.
La pandémie nous a mis dans la situation du capitaine d’Aristote. Personne n’a souhaité ni l’arrivée du virus dévastateur ni le confinement avec des conséquences économiques qui s’annoncent désastreuses. Ce n’est pas la santé qui a pris le dessus sur les autres valeurs qui nous sont chères. C’est tout simplement la vie. Sans confinement le bilan des morts aurait de toute évidence été beaucoup plus élevé.
Nous paierons l’addition. Les décisions prises et acceptées auront de lourdes conséquences économiques et sociales. Mais le choix a été fait à un moment donné dans une situation sanitaire obscure, face à un virus d’un nouveau type dont nous savons encore très peu. Il est facile de penser les choses autrement ou des les vouloir autrement. Nos choix sont toujours mixtes. Nous ne pouvons nous dérober à leurs conséquences. Notre liberté s’exerce-t-elle autrement ? Nous n’y avons jamais renoncé en choisissant le confinement.
Et puis quelle horreur d’imaginer une seconde une sorte d’eugénisme financier barbare qui aurait conduit immanquablement à sacrifier la vie des plus anciens -car c’est bien lui que frappe en priorité le virus- au profit des jeunes générations ! Quelle perversité d’induire que nous aurions à choisir ! Ce n’est pas la santé qui prime aujourd’hui sur la liberté ou l’économie, c’est l’humanité et c’est tant mieux.

Marx : « L‘humanité ne se pose que des problèmes qu’elle peut résoudre. »
Kant : « Ce qui constitue une fin en soi, cela n’a pas seulement une valeur, relative, un prix, mais une valeur intrinsèque, une dignité. »
De Beauvoir : « Se vouloir moral et se vouloir libre, c’est une seule et même décision. »
S. Weil : « On est toujours barbare avec les faibles. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 39/ vendredi 24 avril)

Exercices stoïciens

Je découvre un programme de méditation en ligne. On y propose de coucher par écrit sur un petit cahier une liste d’une cinquantaine de personnes auxquelles on est redevable. Cet exercice nous fait éprouver un sentiment de gratitude positif.
C’est là un des exercices stoïciens de remémoration que nous avons évoqués dans une chronique précédente. C’est même celui-ci qui ouvre les Pensées pour moi-même de Marc Aurèle. L’empereur philosophe énumère les personnes qui ont joué un rôle décisif dans sa vie, notamment ceux qui l’ont éduqué ou l’ont initié au stoïcisme. Ses précepteurs et amis, son frère. En tête de liste : son père dont il était orphelin et sa mère.
L’écriture fait partie des exercices mis au point par les philosophes de l’Antiquité. Pourquoi ? Parce qu’elle actualise les enjeux d’une méditation. Parce qu’elle modifie les contenus de pensée et qu’elle a un effet thérapeutique. Marc Aurèle a rédigé ses Pensées, le soir, sous sa tente impériale, alors que, les tribus barbares l’entraînaient dans une guerre sans fin. Un retour à soi et aux bases stoïciennes indispensable pour tenir.
En pratiquant l’exercice de remémoration gratifiante chacun peut reconnaître sa dette à une compagnie humaine aux actions et influences positives. Mais plus encore la présence de ce petit peuple bienveillant, de ce réseau invisible mais si porteur, nous rappelle notre être-relié. Sans tous ces autres, nous n’aurions pu ni vivre, ni survivre ni bien vivre. Et dans le désert du confinement, on aperçoit au loin tous ceux dont le travail nous permet de vivre aujourd’hui.
Mais les autres restent les autres…Marc Aurèle se livrait également à un exercice inverse, la méditation « physique ». Il imaginait l’importun ou l’adversaire réduit à un tas d’os ou un paquet d’organes. Amis félons, filles cruelles, famille cupide, collègues de travail hypocrites et mal intentionnés, raconteurs d’histoires sur le virus…le plateau de la contre-dette devient vite aussi lourd que celui de la dette. Mais, pas de conclusion hâtive, pour un stoïcien, nulle haine, nul orgueil, dans cette distanciation sociale avant l’heure. Simplement une opération cathartique pour écarter les représentations négatives et les couler dans le temps qui passe…
D’ailleurs à ces deux exercices les stoïciens en ajoutent un troisième : l’examen de conscience, initié des siècles auparavant par les Pythagoriciens et préconisé avant de s’endormir. Là, il ne s’agit que de soi, de savoir ce que chaque jour on a fait de bien ou de mal, pour les autres ou contre eux, d’utile ou d’inutile à la société, etc. Cet exercice est sans doute celui le moins évident des trois. Notre complaisance ou nos résistances sont fortes. La pensée positive devient plus délicate, plus tortueuse. La journée s’estompe vite. L’oubli est si proche du sommeil et la nuit de l’absolution…
Gratitude, détachement réaliste, retour à soi. Chacun choisira sa méditation stoïcienne ou tentera peut-être les trois. Le confinement offre du temps disponible, il faut bien le passer…

Marc Aurèle :
« Qu’est-ce qu’un homme ? Une partie de la cité. »
« L’agitation humaine : hier un peu de glaire, demain cendres ou squelettes. »
« Il est contre nature de s’opposer les uns aux autres : et c’est s’opposer à eux que de s’irriter ou se détourner d’eux. »
Les vers d’Or (attribués à Pythagore) : « N’accueille pas le sommeil sur tes yeux relâchés avant d’avoir pesé chacune de tes actions du jour…Blâme le mal que tu as fait et réjouis-toi du bien. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 38/ jeudi 23 avril)

C’est du grec

Catastrophe, chaos, crise : trois mots d’origine grecque nous soufflent le vocabulaire pour lire la situation extraordinaire dans laquelle nous a plongés l’épidémie planétaire de Covid-19. Trois mots à tonalité négative qui expriment parfaitement notre détresse actuelle devant la difficulté de penser et de vivre l’événement. La pandémie est à la fois une catastrophe humaine, une crise sanitaire et un chaos économique. Mais dans le choc et la sidération, les mots grecs retrouvent un sens originel qu’ils avaient perdu.

Par catastrophe nous entendons communément accident aux conséquences tragiques, situation de grand danger. Le mot, sans doute à cause de sa puissance phonique, évoque immanquablement le fracas (catastrophe ferroviaire, aérienne) et la rupture, le craquement psychologique, la dégringolade. Catastrophe, est issu d’un verbe grec qui signifie tourner vers le bas. La catastrophe renverse et bouleverse.

Outre sa dangerosité mortelle – et en raison d’elle- le virus a tout chamboulé dans son déferlement. Notre mode de vie et de pensée. Nos certitudes et nos références. Le personnel politique tâtonne, la science médicale piétine. Tous les discours se retournent. Nous sommes exposés au danger et à la panique.

Le chaos désigne le désordre dont le chaos naturel, entassement confus de rochers dans un paysage, fournit l’image concrète. Depuis l’apparition du virus, les discours des médecins et des responsables politiques roulent dans l’incohérence et la contradiction. Et nos esprits se dérèglent.

A l’origine, dans la théogonie grecque, le chaos, n’est pas le fatras, la désorganisation, c’est la Béance primitive d’où le monde est issu. Le chaos c’est le nom du néant primitif, obscur, vertigineux. Plus que dans le désordre, c’est au bord de cet abîme de mort et de non-sens que nous a conduit le virus dans un fascinante retour en arrière métaphysique. Le plus archaïque est devenu actuel.

Nous appelons crise un phénomène soudain, violent, collectif ou général et aux conséquences gravissimes. Crise est un mot-valise qui à force de s’appliquer à de multiples situations (crise de nerfs, crise financière, crise du logement) et de recevoir des intensités différentes (manifestation optimale d’un trouble, tension, pénurie) finit par ne plus dire grand’ chose.

La crise, en grec, signifie, séparation et aussi décision. C’est un terme actif, impliquant une volonté, un esprit à l’œuvre, sans le pathos que nous introduisons aujourd’hui dans le mot. Il ouvre une piste dans le marasme général.

Le confinement est de toute évidence une occasion inespérée pour chacun de faire le point sur soi-même. De déterminer, ce qui est bon, essentiel pour lui. De faire le tri dans son mode de vie et de penser. C’est un moment à soi, un moment personnel. Comme tous les moments d’épreuve, il est propice à l’analyse, au choix puis à la décision de ce qu’il faut éliminer et de ce qu’il faut privilégier.

Par son amplitude collective, la pandémie nous offre l’opportunité de réfléchir ensemble à ce qui bon pour nous et nous fait vivre. La santé, la solidarité, l’importance d’un Etat protecteur et la nécessité d’un propos clair de la part des gouvernants paraissent en tête de liste des thèmes ouverts par le virus.

Ebranlés par la catastrophe, au bord d’un trou noir, il nous reste notre pensée critique pour trouver de nouveaux repères et choisir un autre chemin. Etymologie vient d’un mot grec etymos qui veut dire vrai. Le Covid-19 est aussi une épreuve de vérité.

 

Paul Valéry  « Toute l’histoire humaine, en tant qu’elle manifeste la pensée, n’aura peut-être été que l’effet d’une sorte de crise, d’une poussée aberrante. »

MC Solaar : « Les maux par les mots, c’est ainsi qu’on guérit. »

Michel Serres : « La crise est un état de transition où une transformation va se décider. »

Et aussi la Gnosienne N°3 par Jean-Paul :

Gnosienne 3

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 37/ mercredi22 avril)

Parapluie philosophique

 

« Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville… » Nul mieux que Verlaine n’a perçu et exprimé l’accord immédiat et secret de la pluie et de la tristesse, sentiment trouble où confluent ennui, manque et ignorance. Au quatrième jour de pluie dans le sud, et au trente-septième de confinement, il faudrait être un minéral pour ne pas en être envahi. Confinement dans le confinement. Une sortie qui saute. Double peine…

Contrairement à ce qu’on imagine, la philosophie ne néglige ni la tristesse ni les pleurs. Et le philosophe n’est pas un homme de marbre. Un des premiers penseurs de l’Occident, Héraclite (Vème siècle av. J.-C.), a rapproché la tristesse de l’impermanence des choses et du devenir auquel tout est voué. « Tout s’écoule », est une de ses formules-chocs. Oui, tout se dilue, se dissout dans la pluie et de sombres pensées naissent dans la grisaille du ciel…

On dit qu’Héraclite, surnommé l’obscur en raison de ses formules sibyllines, se mettait souvent à pleurer comme s’il avait intériorisé, incarné, l’élément liquide qui sert de métaphore à la fuite inexorable du temps et à la mort.  Ironie du sort, il aurait souffert de rétention d’eau, demandant aux médecins de produire une sécheresse. Il serait mort en plein soleil de cette hydropisie…

Mais Héraclite était aussi le penseur des contraires, de leur enchaînement et de leur coopération productrice. Il ne faut donc pas s’étonner de trouver dans ses aphorismes : « Le soleil est nouveau chaque jour. » La pluie n’est qu’un moment d’un cycle d’alternances sans fin. Elle-même se dissout dans son passage du ciel à la terre, du haut vers le bas.

Et pour les optimistes d’ailleurs, l’eau nourrit la terre. Elle lave et purifie ses habitants du monde. Pas de vie sans eau. Pas d’entreprise de soi sans régénération. La pluie participe au mouvement de vie héraclitéen. Elle peut prendre deux visages opposés et inverser ses effets. Elle est ambivalente.

C’est donc en nous qu’il faut trouver la source des valeurs attribuées. Voici ce que propose Alain dans ses Propos sur le bonheur : « A quoi bon dire : « encore cette sale pluie ! » ; cela ne leur fait rien aux gouttes, ni aux nuages ni au vent. Pourquoi ne dites-vous pas aussi bien « Oh ! la bonne petite pluie ! » Je vous entends, cela ne fera rien du tout aux gouttes d’eau, c’est vrai, mais cela sera bon pour vous. » Dans une chanson célèbre, Georges Brassens nous a utilement rappelé l’intérêt de la pluie et des parapluies.

Sur sa grand ’route du bonheur, Alain va un peu plus loin que le plaisir pour soi seul. Il incite à sourire aux autres. Car si le sourire ne fait rien à la pluie, il transforme les hommes et, dit-il, par imitation, les rend moins tristes et ennuyeux.

Je reçois une vidéo de mon petit-fils (15 mois) qui jubile en piétinant dans les flaques. Je souris et m’émerveille devant ce jeu passionné, cette danse exubérante. Et reste sidéré par l’union subite des contraires : le soleil est dans la pluie. On comprend Héraclite qui jouait aux osselets avec les enfants.

 

Alain : « Et prenez aussi les hommes comme la pluie. »

Claude Nougaro : « La pluie fait des claquettes. »

Sénèque : « La vie, ce n’est pas d’attendre que les orages passent, c’est d’apprendre comment danser sous la pluie. »

 

 

 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 36/ mardi 21 avril)

La caverne du confinement 

 

Chacun a pu s’en rendre compte, le confinement stimule la réflexion philosophique… .De beaux concepts et des pratiques vivaces sont nés de lui. Le cosmopolitisme a surgi dans la jarre de Diogène. Descartes a mis au point sa célèbre méthode et son cogito dans une pièce à chauffer où l’hiver le reléguait. Spinoza a cultivé la joie dans l’isolement de sa chambrette. Et Nietzsche a lancé ses alertes philosophiques du fond des garnis italiens qui abritaient sa solitude.

Mais le champion de l’usage du confinement reste sans conteste Platon, non par son vécu mais par sa célèbre allégorie de la caverne. Notre existence, raconte-t-il, ressemble à celle de prisonniers au fond d’une grotte qui, la tête bloquée, ne peuvent regarder que des ombres portées sur la paroi. N’ayant aucune autre expérience, ils prennent pour des réalités ces ombres, en fait des projections d’objets qui passent dans leur dos. Dans son confinement souterrain, l’âme est victime d’illusions.

Pour Platon la pensée est la faculté qui va permettre à l’âme de se libérer de ses fers et de se tourner vers la lumière et la connaissance. D’abord vers les objets eux-mêmes, puis vers le feu qui les éclaire. Ultime étape du déconfinement platonicien : la sortie de la caverne. Une fois à l’extérieur l’âme contemple la vraie lumière. Cette conversion doit se faire par étape, car le soleil éblouit et peut aveugler l’âme restée longtemps dans la pénombre

La belle métaphore platonicienne raconte encore autre chose. Une fois la vérité aperçue et le cheminement qui y conduit identifié, l’âme doit retourner dans sa grotte. C’est son destin terrestre. Elle n’échappe pas à une condition humaine où elle se confronte à l’illusion et l’erreur. Le philosophe y trouve sa mission. Et plus largement tous les êtres doués de réflexion que nous sommes. Nous ne sommes que des intérimaires de la vérité.

Le virus nous a plongés dans une obscurité épaisse où nos certitudes se sont fondues. Sur le fond de notre ignorance, des discours contradictoires, irresponsables ou tout simplement mensongers projettent leurs simulacres. Comme les âmes de Platon, nos esprits sont esclaves des représentations qu’on leur livre. Notre caverne est encore plus trompeuse, c’est une crèche fabuleuse, elle miroite d’une surbrillance médiatique.

A travers son mythe, Platon nous enseigne que c’est du confinement caverneux dans notre condition que naît et se transmet une volonté d’air libre et de lumière. Nous avons donc des permissions de sorties. Et sans lui, nous n’aurions même pas conscience de notre ignorance et des dissimulations dont nous sommes victimes.

Pourtant c’est dans la caverne que le combat contre l’illusion et l’ignorance, contre soi-même aussi, toujours continue. La vieille allégorie platonicienne, le marronnier de la philosophie, reste décidemment au programme y compris après le 11 mai…

 

Lao-Tseu : « Il ne s’agit pas de se retrancher du monde, de s’enfermer dans une tour d’ivoire, il faut tout savoir, être informé de tout et pourtant rester critique comme si on ne savait rien. »

Confucius : « Je ne peux rien pour qui ne se pose pas de questions. »

Proverbe chinois : « Le savoir que l’on ne complète pas tous les jours diminue tous les jours. »

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