CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 45/ jeudi 30 avril)

Egarement : la méthode Descartes

Nous sommes perdus. Sans médicament contre le virus nous vivons et nous allons vivre sans doute longtemps à l’heure de son risque mortel. Réduits au confinement qui permet seulement de l’éviter, nous voyons notre économie se paralyser, nos dirigeants tâtonner et nos esprits s’égarer dans un brouillard impénétrable. Quelle opinion personnelle et quelle vision collective se forger ? Quelle attitude choisir et quelle conduite adopter ? Comment y parvenir ?

Descartes, un penseur décrié aujourd’hui, parce qu’on en fait le père de l’arrogante science moderne (il voulait que l’homme se rende « maître et possesseur de la nature »), a forgé son système sur la base d’un égarement initial. D’un double égarement. Le premier était celui d’un savant perdu dans le labyrinthe du savoir de son époque, bloqué, touffu et stérile. Pour y voir clair, il a élaboré une méthode universelle, inspirée des mathématiques et destinée à conjurer le doute pour conduire l’esprit de façon raisonnée, c’est-à-dire à l’aide de principes clairs et de procédures explicites.

Le second égarement est celui du philosophe, ou plutôt de l’homme, à une époque où la religion imposait sa tutelle. A une période de troubles religieux et de guerre en Europe. D’épidémies aussi. A quelle morale se fier pour régler ses actions ? Le doute est ici plus difficile à dépasser ou à intégrer que dans une méthode purement intellectuelle. Descartes adopte ce qu’on appelle une « morale provisoire », c’est-à-dire non figée, en attente de jours meilleurs pour la certitude.

Il se forge ainsi quelques maximes à usage pratique énoncées dans Le Discours de la méthode. « Ma seconde maxime était d’être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et de ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses lorsque je m’y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées »
Descartes dit imiter l’attitude de voyageurs égarés en quelque forêt. Ils ne doivent, selon lui ni s’arrêter ni errer en tournant sur place. Il leur faut suivre une ligne aussi droite que possible et le plus longtemps possible. Pourquoi ? « Car, par ce moyen, s’ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d’une forêt. »

Dans une situation compliquée, dans la pression de l’urgence, Descartes préconise donc de retenir l’action la plus probable et de faire comme si c’était la bonne, la plus porteuse de certitude et de vérité. Sur quelle base ? « A cause que la raison qui nous y a fait déterminer se trouve telle. » Le choix de la bonne route repose donc sur l’exercice de la raison. Il relève d’une dynamique subjective.
« Et ceci fut capable dès lors de me délivrer de tous les repentirs et les remords qui ont coutume d’agiter les consciences de ces esprits faibles et chancelants qui se laissent aller inconstamment à pratiquer comme bonnes les choses qu’ils jugent après être mauvaises. »

Descartes n’aimait pas les forêts obscures, peuplées d’indécis qui prennent racine, de sceptiques qui tournent en rond et de girouettes qui changent d’avis tout le temps. Le rayon de nos déplacements est réduit mais la ligne droite existe dans nos têtes.

Hugo : « La volonté trouve. La liberté choisit. Trouver et choisir, c’est penser. »
Camus : « Le chemin importe peu, la volonté d’arriver suffit à tout. »
Jaspers : « L’homme trouve dans l’obscurité même qui l’entoure la volonté de diriger sa vie. »