CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour32/ vendredi 17 avril)

Enfance

 

Aujourd’hui ma petite-fille a quatre ans. Et mes pensées confinées s’envolent vers elle, qui habite si loin. Me voici cerné par des visages d’enfants, enroulé dans une ronde bruyante et tonique. Me voici au centre du cercle clair, chaleureux et mobile de ma propre enfance.

Ce virus qui nous inquiète et nous terrasse présente un trait positif. Globalement, il épargne l’enfance. Ce n’est pas le cas de toutes les catastrophes ni des fléaux humains. Les nazis n’ont pas eu autant de respect. Ni les génocidaires. Ni ceux qui sèment la mort en Syrie ou ailleurs. Seul l’homme semble avoir le sanglant privilège de massacrer ce qui est sacré en lui.

L’enfance ne dure pas longtemps et pourtant elle ne cesse d’être là, comme la couche profonde de l’être. Son éternité résonne dans l’actualité de l’adulte. Echos pleins de bonheurs et de défis relevés, mais aussi morsures dans les recoins du temps, secrets indéchiffrables sous un voile de souvenirs. Avec cette enfance toujours là, nous sommes des sourciers de nous-mêmes.

Et dans ce confinement, si nous écoutons les messages de nos sources, nous y trouvons de quoi le traverser. La capacité à imaginer qui déréalise les murs les plus épais. L’envie de jouer qui nous lance vers les autres dans un envol de récréation. Ou bien celle qui, à la fois solitaire et presque sans nous, nous fait bricoler des symboles pour exprimer et affronter la réalité. Enfants de notre enfance, nous remontons ainsi au commencement du temps. Quand il n’est plus qu’attente pure, ouverture lancinante, mais aussi jaillissement de curiosité et de surprises.

L’enfance est promesse de vie. Ténacité aveugle d’une espèce à travers la reproduction mais aussi transmission de cette flamme qui l’éclaire à travers l’éducation. Fragilité aussi, toujours menacée par la haine et le mal. Et il est donc heureux que le virus ait rebondi contre sa porte. Quand l’enfance résiste nous somme sauvés.

Ce n’est pas facile d’être enfant en ce moment. L’école buissonnière s’est fixée à domicile. Les devoirs se font sous l’œil des parents. Le temps d’écran augmente qui bouzille les yeux. Les copains sont loin. Les opportunités de micro-conflits augmentent. L’énergie bouillonne de trop se contenir. Quand on la vit, l’enfance est parfois un enchaînement de drames…Mais ses enseignements demeurent.

Ma petite fille, j’imagine ton regard noir et profond, ton sourire ensoleillé. Sur un sentier indéfini que j’invente dans l’absence, tu mets ta menotte dans la mienne et tu m’entraînes dans une danse d’abeille pour butiner partout. Nous ne serons pas réunis pour fêter ton anniversaire. Mais aujourd’hui, c’est toi qui offres le plus beau cadeau : l’image régénérante de l’enfance invaincue.

 

Freud : « L’enfant est le père de l’homme. »

Bachelard : « L’enfance est le puits de l’être. »

Saint-Exupéry : « On est de son enfance comme d’un pays. »

Winnicott : « Le jeu est inhérent à la condition de vivre. »

Jean Ferrat : « Nul ne guérit de son enfance. »

Et Jean-Paul avec un morceau de Bach :

Suite française 2

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 31/ jeudi 16 avril)

Scepticisme ?

 

Sur le port du masque, la distance, le traitement possible, le dépistage, les porteurs sains, les pics et les plateaux épidémiques, sur quasiment tous les aspects de ce virus, les avis médicaux autorisés n’ont cessé de fluctuer et parfois de se contredire. Nous avons plongé collectivement dans l’abîme du doute. Le scepticisme serait-il devenu la nouvelle philosophie de la planète terre ?

Le scepticisme est un mouvement de pensée initié par un certain Pyrrhon qui a suivi l’expédition d’Alexandre le Grand en Orient. Il y a rencontré des mages perses et des sages nus indiens. Il a ramené de son voyage deux concepts exotiques qu’il a introduits dans sa culture d’origine : l’insaisissabilité des choses et la suspension du jugement.

Scepticisme vient d’un mot grec skepsis qui signifie examen. Les sceptiques estimaient qu’on ne peut jamais atteindre une quelconque vérité. Nous ne pouvons qu’examiner les situations. Les comprendre et nous adapter. Mais comme tout change, et les situations, et les sensations ou opinions que nous en avons, comme tout est finalement instable, on s’abstiendra de tout jugement, C’est la clé du bonheur.

Le scepticisme a un versant positif. Il permet de remettre en question les idées reçues et les savoirs acquis. Il provoque un doute méthodique qui sert de moteur à la connaissance. Douter, c’est encore prendre le temps de la réflexion, écarter le dogmatisme dans les domaines passionnels de la politique ou de la religion, s’ouvrir à la relativité et à la diversité des cultures.

Mais le scepticisme a ses pentes glissantes. Il inhibe l’action et paralyse l’acteur, on connaît même des névroses du doute. Et puis, il génère une incrédulité systématique, à la fois puérile et dangereuse (théorie du complot).  L’indifférence où il conduit tourne à l’absurde. Aristote s’est moqué de l’incapacité du sceptique à trouver le bonheur. S’il est indifférent pour bien vivre de se jeter ou pas dans un puits, fait-il remarquer, pourquoi tous les sceptiques ne s’y précipitent-ils pas ?

Une chose est sûre : le scepticisme lui-même ne peut esquiver les attitudes qu’il recommande, l’examen et le jugement critique. Platon a mis en lumière ses contradictions : le sceptique croit dans la vérité du scepticisme et il valide l’opinion adverse…

Le confinement nous aurait-lui inoculé le virus du scepticisme ? Pas si sûr. Ces doutes qui nous assaillent aujourd’hui, ne révèlent-ils pas, par contraste, une puissante et tonique volonté de savoir qui nous a fait défaut depuis quelques décennies, gavés que nous étions de certitudes expéditives ?

Dans un monde où l’illusion médiatique fascine, où tout se plaide et s’achète, le souci de la vérité avait fini par laisser sa place aux plaisirs préfabriqués des artifices et des simulacres. Le virus a fait exploser nos paradigmes et leur miroitement fallacieux. Il rend quasiment impossible le mensonge, la dissimulation maladroite et les manipulations grossières.

Aujourd’hui une humanité confinée écoute, se documente, sous-pèse, critique, questionne et se questionne sur ce virus inconnu et ravageur. Elle refuse l’ignorance et la distraction où on la maintenait. Elle veut savoir en temps réel parce qu’elle joue sa vie. Elle s’est réveillée. Nous ne sommes pas devenus sceptiques, nous sommes redevenus des chercheurs de vérité. Il était temps.

 

Montaigne : « Le doute est un mol oreiller pour une tête bien faite. »

Jankélévitch : « Philosopher, c’est se comporter vis-à-vis de l’univers comme si rien n’allait de soi. »

Goethe : « La vérité nous force à reconnaître que nous sommes des êtres bornés ; l’erreur nous flatte en nous faisant croire que dans une direction au moins nous n’avons pas de limites. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 30/ mercredi 15 avril)

L’art du confinement

 

La plupart du temps, quand ils entendent le mot philosophie, les artistes haussent le sourcil …Trop de raison, d’esprit et de palabres dans cette discipline ardue…Ce sont des ingrats, car la philosophie a la passion de l’art et le philosophe est l’ami des artistes.

Pour preuve immédiate : ils vont prendre aujourd’hui la plus grande place dans cette chronique. Que trouvent-ils dans leur pratique ? Pourquoi et comment les aide-t-elle à traverser le désert du confinement ? Eléments de réponse avec quelques amis et parents mis à contribution.

Jean-Paul, pianiste : « La musique est un voyage. Elle m’ouvre un autre monde, un monde fait de collages d’images et de sentiments, de rendez-vous très différents, de souvenirs heureux comme de moments tristes. On s’évade aussi dans la mélancolie. Avec le piano, au plaisir des sons s’ajoute celui du toucher, j’ai un contact sensuel avec le clavier. Jouer, c’est caresser. »

Cathy, danseuse : « La danse, c’est l’expression du soi à travers le ressenti de la réalité du corps et vice-versa. Ce qui prime, c’est le ressenti du mouvement – c’est-à-dire de la vie- qui réunit le corps et l’esprit sur le rythme d’une musique qui lui correspond. Un corps qui ne bouge pas est en prison. Tout cela dans une dimension de partage où la musique a une résonance humaine. »

Marion, comédienne : « Grâce au théâtre je m’extrais du temps et de l’espace pour les reconfigurer à ma manière. Le confinement m’offre la possibilité de ritualiser ma pratique, de la privilégier, de l’approfondir. C’est un temps pour me mettre au clair avec ce que je dois perfectionner, éclairer. Je suis libérée des urgences. Les minutes sont précieuses en ce moment parce qu’elles m’appartiennent. »

Pierre, bassiste de rock et de blues : « Ce que j’aime dans la basse, c’est sa fonction de lien entre le rythme et l’harmonie. La musique m’apporte des moments d’oubli et de plénitude. Je vis dans l’instant, c’est un carpe diem. Aujourd’hui, je suis frustré, le groupe me manque, le public et l’improvisation aussi. Mais avec les autres musiciens, nous restons reliés. On s’enregistre en solo et on s’envoie la vidéo par les réseaux sociaux, puis on mixe. »

Coline, graveuse et aquarelliste : « Je me soustrais au temps. Je suis dans une bulle uniquement composée des couleurs et des formes que j’aime. Dans cette période, mon esprit est mobilisé uniquement pour créer et retrouve son utilité première. »

Monique sculptrice : « Je peux rester des heures les mains dans la terre. C’est une thérapie, une méditation. Je suis entièrement dans le présent. J’aime le contact physique avec la matière brute, l’alternance du lisse et du résistant. Je profite de la période pour tester, innover, m’ouvrir à d’autre pistes créatives. »

L’art est un enfant du confinement. Il est né au fond de cavernes froides et obscures où les hommes se retiraient pour peindre sur les parois. Aujourd’hui l’occasion nous est donnée de retrouver sa force primitive et son mystérieux pouvoir sur le temps. Le confinement va durer. Et si nous en faisions un art ?

Alain : « Tous les arts sont comme des miroirs où l’homme connait et reconnaît quelque chose de lui-même. »

Nietzsche : « L’art et rien que l’art ! Celui qui nous permet de vivre, qui nous persuade de vivre, qui nous stimule pour vivre. L’art a plus de valeur que la vérité. »

Simone de Beauvoir : « C’est dans l’art que l’homme se dépasse définitivement lui-même. »

Bergson : « Pour celui qui contemple l’univers avec des yeux d’artiste, c’est la grâce qui se lit à travers la beauté, et c’est la bonté qui transparaît sous la grâce. »

Et par Jean-Paul :  Prélude n°3 Bach

 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 29/ mardi 14 avril)

Désert

 

L’annonce est tombée : un mois de plus… Un mois de plus, avec ces journées sans fin, ces commerces fermés, ces rues vides immobiles entre maisons et goudron, ces quartiers silencieux et figés, ces enfants, parents et amis éloignés. Un mois de plus avec cet esprit sec et brûlant et cette impression que le corps s’assèche, qu’il manque d’eau. Confinement :  glissement dans les sables de l’absence et de l’inanimé.

Après la dune molle, une autre dune molle. Après le mirage tremblant, un autre mirage tremblant. C’est une traversée du désert. En temps normal, il fallait payer très cher pour la vivre en simili dans des voyages organisés, au Sahara ou ailleurs. Aujourd’hui le voyage est gratuit et vrai de vrai.

Nous atteignons le vingt-neuvième jour du confinement désertique. Nos pas glissés dans les traces du rocker Jean-Patrick Capdevielle et nos oreilles emplies de son tube célèbre, nous nous interrogeons sur cette expérience individuelle et collective si étrange qu’elle paraît irréelle. Vox clamantis in deserto

Désert vient du verbe latin desero qui signifie abandonner, se séparer. Le désert géographique, lieu inculte et dépeuplé, fournit la métaphore de la solitude.  L’image matérielle fait signe vers la séparation que chacun doit assumer pour se vivre pleinement lui-même.

Le désert alors devient synonyme d’errance et de recherche, comme celles de Moïse et de son peuple en marche vers la terre promise. C’est aussi le décor de l’épreuve intérieure : durant quarante jours, Jésus y affronte le jeûne et les tentations de Satan. L’homme aussi y teste sa volonté : Le Désert nomme le lieu clandestin où, durant un siècle (1685-1789), les Protestants de France pratiquaient leur religion. Le désert éveille la résistance inflexible.

Avec son décor minéral et solaire, vide et immense, le désert -symbolique ou réel- nous met en présence de l’inhumain et de cette satanée finitude avec laquelle il nous faut cohabiter et pactiser. La mort y rôde sous le soleil.

Mais son expérience fascinante et endurante est aussi cathartique – du grec catharsis, purge et purification. Purification par la chaleur et la lumière, par dessication de l’inessentiel, par un feu invisible venu de l’intérieur. Le désert, c’est l’épreuve de vérité. L’homme y regarde vers l’absolu et vers ce qui est absolu dans et pour sa vie.

Les alchimistes voyaient dans le feu un symbole de régénération. L’ascèse désertique a ses vertus. Patience : elle redonne la vie, elle relance vers la vie. Comme toute épreuve, le désert n’est qu’un lieu de passage, un sas entre deux états. On sort transformé par son défi incandescent, décapé, remis à neuf. Le désert est l’occasion d’un questionnement salutaire. On n’y perd que des illusions et des parts inessentielles de soi. Et puis, il reste tant d’oasis à découvrir. La traversée du confinement continue. Désertons-nous !

 

Capdevielle : « Quand t’es dans le désert depuis trop longtemps, tu te demandes à quoi ça sert toutes les règles un peu truquées… »

Saint-Exupéry : « J’ai toujours aimé le désert…On n’entend rien et cependant quelque chose rayonne en silence. »

Nietzsche : « Malheur à celui qui abrite en lui des déserts ! »

Monod : « Le désert est beau, ne ment pas, il est propre

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour28/ lundi 13 avril)

Je marche donc je suis 

 

Une heure de marche par jour…C’est ridiculement peu. Raison de plus pour en tirer le meilleur profit, c’est-à-dire y glisser un souffle de philosophie. La marche s’y prête, c’est une activité hautement méditative, d’autant plus quand on est obligé de la pratiquer en individuel.

La philosophie n’a pas attendu les écrivains ou les mouvements politiques à la mode pour se mettre en marche. Parmi les plus célèbres penseurs, inconditionnels de la déambulation, on citera Aristote, Rousseau et Nietzsche.

Aristote, donnait ses cours en se promenant avec ses disciples. On les nommait les péripatéticiens. Se promener en grec se dit peripatein, le terme a depuis été recyclé dans un registre plus trivial. Misère de la philosophie…

« Je ne puis méditer qu’en marchant. » Pour Rousseau, ex-enfant fugueur et philosophe de la promenade, la marche en pleine nature n’est pas un exercice physique mais une condition pour penser. C’est une occasion pour lui de refaire son unité en se dilatant dans « l’immensité des êtres. » C’est sur la route de la prison de Vincennes, où il allait rendre visite à Diderot, qu’il a commencé la rédaction de son premier Discours pour entrer de plain-pied dans le monde littéraire.

Nietzsche a conçu son Zarathoustra au cours d’une randonnée sur les pentes de la Riviera italienne. Penseur des sentiers escarpés et de l’aplomb solaire,  il trouve dans la marche une délicieuse surexcitation : « On est parfaitement hors de soi avec la conscience la plus distincte d’une infinité de frissons délicats, de ruissellements qui vous parcourent jusqu’aux orteils. »

Poète qui avait les philosophes en grippe, mais qui cherchait à tout prix à mettre de l’esprit dans ses mots, Valéry trouvait dans la marche un rythme physique propice aux cadences poétiques et au décompte des pieds. Un jour dans les rues de Paris, il constate : « Je fus saisi d’un rythme qui s’imposait à moi, et me donna bientôt l’impression d’un fonctionnement étranger. »

La marche aide le moi à s’alléger de sa propre charge et en ce sens elle est un exercice salutaire de délestage. Bénéfique pour le corps, elle possède des effets thérapeutiques sur l’esprit, stimulant sa créativité, son pouvoir d’évasion et de régénération.

Pour l’anecdote, la marche est également un motif de divergence entre philosophes illustres. Trouvant absurde la proposition de Descartes « Je pense donc je suis », Hobbes lui suggérait d’en changer la première partie : « Je me promène donc je suis. » D’une susceptibilité maladive, Descartes répondit en substance que pour affirmer qu’on se promène il fallait d’abord en être conscient, et cessa dès lors toute correspondance avec Hobbes.

Mais la marche philosophique tente tout de même d’aller plus loin que ces bisbilles. Philosopher, nous dit Jaspers, c’est « être en route », prendre part à l’histoire des hommes, à ses processions et à ses farandoles, à ses progrès à et ses retours en arrière, ses ascensions et ses chutes spectaculaires, ses chemins de crêtes et ses voies de traverse.

Il existe un cogito de la marche qu’on peut pratiquer sans modération, pedibus cum jambis. En latin je marche se dit ambulo, qui a donné ambulance…  « Ambulo, ergo sum. »

Aujourd’hui les citations ont suivi le cours de la promenade…

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 27/ dimanche 12 avril)

Liberté du confinement 

 

C’est dimanche. Il fait beau. La journée a une vigueur d’enfance, elle sent le neuf et la liberté. La lumière entre dans la maison et lance une invitation solaire, impérative, urgente : « sors ! » Mais voilà, je ne suis pas libre de sortir, si ce n’est une heure, une heure seulement…Je suis confiné.

Libre ? Que signifie ce mot aujourd’hui ? Voilà  presque un mois, quand nous disions liberté, nous savions encore ce que cela voulait dire. L’esprit sans relâche malaxé par les avancées de la technoscience, nous pensions avoir conjuré les puissances archaïques de la fatalité et du Destin. Et, dans un système démocratique qui fait de la liberté une valeur dominante, chacun se croyait libre de faire ce qu’il voulait.

Un virus d’une puissance inédite est venu nous rappeler la réalité, non pas du destin, mais du déterminisme biologique qui pèse sur notre condition (l’état du corps, sa fragilité, sa santé, sa finitude mortelle). Pour y faire face, la sécurité collective a pris le dessus sur la liberté personnelle d’aller et venir, de travailler, de rencontrer. Sur ces deux versants, le Covid-19 a triomphé de nos représentations naïves de la liberté et brisé nos certitudes individualistes.

Être libre, c’est « faire ce qui me plaît », estimions-nous. Mais souvent, pour être libre, il faut faire ce qui ne plaît pas. C’est ce qui arrive, par exemple, quand on se libère du tabac. Être libre, « c’est faire ce que je veux », affirmions-nous. Mais qu’est-ce qu’une volonté pourrait bien vouloir si elle n’était pas libre ? Et notre complexité est telle que la suppression d’une contrainte engendre une contrainte…S’il était interdit de se confiner, notre liberté serait limitée.

Nous avions oublié que la liberté n’est ni pensable ni réalisable sans son lest de contraintes. La liberté est un poids, celui du défi. Telle est la vérité du confinement. Pourtant l’appel de la porte ouverte, le chant de la lumière matinale, m’apportent encore un autre message. Et ce n’est pas celui de la liberté intérieure, dont les stoïciens faisaient un remède dans l’adversité.

Si je veux sortir, c’est parce que je suis déjà libre, c’est parce que j’ai goûté à la liberté. Pas celle d’un quant à soi dont je découvre aujourd’hui toutes les limites. Celle qui me pousse vers les autres et que je vis avec eux. Celle qui combat l’ignorance, celle qui reste inauthentique et incomplète si elle ne s’accompagne pas d’un idéal de justice.

La liberté me précède. Je la suis donc et passe la porte. C’est dimanche, je sors marcher une heure au soleil.

Nietzsche : « Libre de quoi ? Demande-toi plutôt libre pourquoi ? »

Sartre : « L’homme est condamné à être libre. »

Rousseau : « L’homme est né libre et partout il est dans les fers. »

Madame Roland : « Ô liberté que de crimes on commet en ton nom. »

On peut aussi écouter l’ami Jean-Paul avec la romance n°6 de Mendelssohn :

Mendelssohn

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour26/ samedi 11avril)

 

Méditation par les voyelles 

 

« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu… voyelles je dirai vos naissances latentes… » Dans un de ses poèmes les plus célèbres, Arthur Rimbaud a donné des couleurs aux voyelles. Il les a glissées dans un réseau de correspondances où elles résonnent avec tous les sens et avec des pensées à forte charge vibratoire : la mort, la violence, le divin, la sérénité.

Marc De Smedt, partisan d’une spiritualité laïque et référence dans le domaine de la méditation (Les racines de la méditation, Albin Michel), propose un exercice original et tout simple avec les voyelles, à pratiquer en période de confinement. On les chante trois fois l’une après l’autre jusqu’à la fin du souffle et en laissant un silence entre chaque phase. Essayez, ça fait du bien.

La poésie déconfine les sens. La méditation déconfine l’ego. Dérèglement des sens pour la première, sérénité pour la seconde. Et la philosophie ? Tentons une variante : A comme amour, E comme être, I comme intelligence, U comme universel, O comme Oui.

A, l’amour, l’amour sous toutes ses formes, de l’amour de soi jusqu’à celui de l’humanité en passant par les formes les plus ardentes et les plus intenses, amour de sa compagne, de ses enfants, de ses amis. Les philosophes sont-ils autre chose que de grands amoureux ? Dans philosophie se glisse un verbe grec (philein) qui veut dire aimer, désirer, rechercher. Et c’est sans doute la part la plus importante du mot, son cœur battant. Le confinement ne nous ramène-t-il tout droit à ce sentiment essentiel qui nous fait humains y compris pour en souffrir

E, l’être. La philosophie privilégie le verbe être. Elle le place au-dessus des verbes apparaître et surtout avoir. En mettant un article devant le verbe, les philosophes -avant que les religions révélées lui donnent le nom de Dieu- ont cherché à donner un sens à l’Etre, à le saisir et à le définir. Le confinement avec son grand suspens de l’action et des relations ouvre la pensée de chacun à son être. Les questions se lèvent : qui suis-je ? Quel est cet être auquel je participe ? Nous ne le trouvons pas mais tout se trouve en lui…

I comme intelligence. Philosopher, c’est se questionner sur les phénomènes, sur soi, sur la société où nous vivons. C’est se poser des questions pour comprendre, modifier nos actions et transformer nos conduites individuelles et collectives dans le monde. Nous en avons l’occasion aujourd’hui avec ce virus mystérieux qui sème la destruction dans nos habitudes et nos certitudes.

U comme universel. Le virus nous rappelle à notre interdépendance, à la réalité aveuglante de notre-être relié. Mais aussi à notre aspiration à la solidarité aussi inexplicable et aussi puissante que l’agressivité qui nous habite et capable de l’écraser. Et si l’on veut ajouter un post-scriptum à ce paragraphe, u comme utopie. Parce que l’homme toujours dépasse l’homme. Dans l’espace comme dans le temps. Sous la lumière crue du virus, nous imaginons un autre monde, un monde meilleur, car nous ne savons pas nous contenter de ce que nous sommes.

O nous donne Oui, le oui à la vie. La philosophie tente de nous garder d’une béatitude de ravi. Elle est n’est pas dupe sur la condition humaine, elle ne se leurre pas sur la portée de son discours. Mais l’embouchure du courant philosophique, c’est toujours la vie, la protection et l’épanouissement de la vie. Sous la menace du virus, dans la situation léthargique du confinement, c’est cette envie de vivre qui nous porte tous. D’exister encore, de se remettre en mouvement, de retrouver les autres dans la grande fête du vivant à laquelle nous avons la chance et la conscience de participer.

Naissances latentes…sous ses voyelles la philosophie éveille l’envie de renaître à nos existences implicites, secrètes ou refoulées. L’envie de naître à nouveau, de naître autrement.

 

Gille Deleuze : « Devenir le fils de ses propres événements, et par là renaître, se refaire une naissance, rompre avec sa naissance de chair. »

Descartes : « C‘est proprement avoir les yeux fermés, sans tâcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philosopher. »

Bachelard : « L’imagination n’est pas, comme le suggère l’étymologie, la faculté de former des images de la réalité ; elle est la faculté de former des images qui dépassent la réalité, qui chantent la réalité. Elle est une faculté de surhumanité. »

Rilke : « Tout ce qui arrive est toujours un commencement. »

Et aussi un peu de piano avec mon ami Jean-Paul  : Tiersen

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 25/ vendredi 10 avril)

Pauvres de nous 

 

Quelle différence aujourd’hui entre un riche et un pauvre ? Le riche est confiné, adulte et il a peur du Covid-19, pour sa vie et pour son portefeuille. Cet enfant d’un bidonville de New Delhi qui fouille dans un tas d’ordures l’a dit très clairement dans un reportage d’Envoyé spécial : « Personne ne va attraper le coronavirus. Ça pue trop ici ! Le virus ne pourrait pas se répandre sur cette montagne car les microbes le mangeraient. » Le non-confiné est très jeune, il court sur des décharges et il n’a pas peur du virus…

Le retour d’image est violent. Il met en pleine lumière la fonction de tri social qu’opère le virus et qu’il rend manifeste. Celui-ci ne sépare pas seulement les porteurs sains, les immunisés, les infectés et ceux qui vont mourir. Il ne fait pas de hiérarchies uniquement entre les confinés occidentaux et les autres (réfugiés ou migrants). Il ne s’en tient pas à des distinctions cruelles au sein des confinés occidentaux où certains sont plus confinés que d’autres (les détenus) où d’autres pâtissent de la violence domestique que le confinement peut générer (les enfants et les femmes…).

Le virus divise les hommes en deux tas – riches et pauvres – avec plus d’agressivité encore que le compte en banque ou les apparences.  Le gamin de New Delhi le dit avec son franc-parler et son indifférence désarmante : le virus est une maladie de nantis et le confinement un privilège. Cela se suppose ou se voit chez nous. Cela saute aux yeux quand on regarde ailleurs. Ce virus sans pitié éclaire notre planète. Aucune frontière, aucun abîme, que les temps ordinaires rendent invisibles, n’échappe à son faisceau de mirador.

Le clivage continue sur le plan de l’incrédulité. Les nantis sont frappés de stupeur. Les plus pauvres des pauvres croient que le virus ne viendra pas jusqu’à eux.

Et pendant que des gamins s’activent sur des décharges, la Présidente de la Banque Centrale Européenne a déjà sorti sa calculette de comptable pour évaluer le coût du confinement. Chaque semaine de celui-ci fait perdre de 2 à 3% de PIB aux pays de la zone euro, prévient-elle.

A ce rythme, la nudité philosophique du confiné risque fort de se transformer en nudité économique. Comme si ce système aujourd’hui enrayé n‘avait qu’une logique planétaire : la hausse tendancielle du taux de pauvreté.

Demain quand le tsunami de l’épidémie aura reflué, il se pourrait bien que « les eaux glacées du calcul égoïste », dont parlait Marx, enflent comme un torrent. A la différence du virus elles emporteraient tout le monde dans leur flux tumultueux. Et les pauvres des décharges et les nantis confinés. Les seconds y noieront aussi leur âme après l’avoir aperçue pendant quelques semaines. Elle ne sera plus qu’une sorte de déchet.

 

Benjamin : « Nous sommes devenus pauvres. Nous avons sacrifié bout après bout le patrimoine de l’humanité. »

Bataille : « La vérité est un démenti violent. »

Hugo : « C’est de l’enfer des pauvres qu’on fait le paradis des riches. »

Mandela : « La pauvreté n’est pas une chose naturelle. Il s’agit d’une création humaine, et elle ne peut être surmontée et éradiquée qu’au travers des actions des êtres humains. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 24/ jeudi 9 avril)

En route, confinés ! 

 

« S’en sortir sans sortir. » Une main anonyme a écrit cette formule à la craie sur le goudron d’une rue du quartier…Est-ce possible ? Comment ? Peut-être en mettant à profit le temps du confinement et en utilisant sa dynamique interne qui n’est pas toujours évidente à déceler, il est vrai, dans cette mélasse de sidération, d’ignorance et de non-sens qui enveloppe nos pensées.

Dans sa magistrale Introduction à la philosophie (petit livre lumineux qu’on ne saurait que conseiller), Karl Jaspers rappelle les trois origines de la philosophie : l’étonnement, le doute et l’égarement. Ces trois situations, nous les vivons aujourd’hui avec une intensité singulière.

« Les hommes s’étonnèrent d’abord des choses étranges auxquelles ils se heurtaient », explique Aristote. Ils se sont éveillés au monde extérieur pour en comprendre les manifestations et en expliquer les phénomènes. L’étonnement est toujours là sous ces deux formes originelles que sont l’émerveillement et la sidération produite par le choc du réel. L’étonnement engendre le besoin de savoir.

Les connaissances s’accumulent, se réfutent, se contredisent. Leur volume et leur complexité nous échappent. Mais nous pouvons et nous devons les soumettre à l’examen, les passer au crible du doute, d’un doute qui n’est pas scepticisme, mais analyse méthodique. C’est dans la mise entre parenthèse du savoir acquis et des idées reçues que Descartes pose sa célèbre formule « Je pense donc je suis. » Du doute naît une certitude relative, momentanée mais réelle. Le doute est la seconde source de la philosophie.

La troisième se trouve dans la condition humaine et dans ce que Jaspers appelle la conscience des situations limites – la mort, la maladie, le hasard, la solitude, la culpabilité, etc. – qui nous donnent le sentiment d’être perdus. Nous y rencontrons l’échec, le néant mais aussi la volonté d’être sauvé, la profondeur de l’être, l’obligation de nous dépasser.

Dans les trois cas, précise Jaspers, « la recherche philosophique commence par un bouleversement qui saisit l’homme et fait naître en lui le besoin de se donner un but. » Dans l’exercice de sa liberté, l’homme se dépasse sans cesse lui-même et se projette dans l’avenir.

La catastrophe sanitaire déclenchée par le Covid-19 nous reconduit à des origines qui sont toujours présentes en nous. Elle nous ramène non pas à un monde ancien, à un passé révolu, mais à un éternel point zéro où tout recommence.

A ces trois mobiles majeurs Jaspers en ajoute une autre raison de philosopher sans laquelle les autres sont sans valeur : la communication. Bien entendu, il ne l’entend pas au sens de communication technique, médiatique ou numérique. Communiquer selon lui, c’est sortir de sa solitude, créer une communauté de confiance et de fidélité, combattre ensemble unis fraternellement par les liens de la liberté. Cela ressemble à ce que nous retrouvons dans le confinement, non ?

Et puis Jaspers nous glisse aussi que rien pour l’homme n’est définitif ni parfait. Le confinement ne l’est pas plus qu’autre chose. Nous brûlons, nous rêvons d’en sortir, nous voulons en sortir. Nous en sortirons. Nous sommes déjà dehors.

 

Platon : « S’étonner. La philosophie n’a point d’autre origine. »

Descartes : « Pour examiner la vérité, il est besoin, une fois dans sa vie, de mettre toutes choses en doute autant qu’il se peut. »

Jaspers : « Le but auquel tend une conduite philosophique ne saurait se définir comme un état réalisable une fois pour toute et dès lors parfait…Nous sommes essentiellement en route. »

 

 

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 23/ mercredi 8 avril)

Amitié virale 

 

C’est un effet heureux du confinement : l’amitié démontre sa force et sa valeur thérapeutiques. Sitôt l’alerte donnée, la garde rapprochée de mes amis s’est resserrée, et je me suis moi-même spontanément porté vers elle. L’amitié s’impose chaque jour un peu plus comme une pratique indispensable pour rompre un isolement délétère, se soutenir les uns les autres à distance, échanger des points de vue et des informations sur la situation, des vidéos marrantes, des enregistrements musicaux ou de simples signes d’affection.

Le manque s’intensifie avec la distance et la durée. Et comme les porcs-épics de Schopenhauer, modèles animaliers selon lui des relations humaines – trop près ils se blessent, mais ne cessent d’être attirés par les autres-, nous cherchons nos amis dans l’obscur labyrinthe de ce confinement sans fin.

Contrairement aux idées reçues et à un célèbre tableau de Rembrandt, le philosophe n’est pas un solitaire soustrait à la compagnie des hommes, enroulé dans le colimaçon de ses pensées et vaguement misanthrope. L’amitié est au contraire une thématique récurrente dans l’histoire de la philosophie et chaque époque a pris sa part dans la longue et belle guirlande des théories. Montaigne voit en elle « une parfaite convenance des âmes », un lien d’intimité singulier et inexplicable. Kant, au contraire, y décèle un rapport moral et rationnel ouvrant sur un amour universel de l’homme pour l’homme.

Dans l’Antiquité, l’amitié a donné lieu à des conceptions et des pratiques spécifiques selon les écoles. Platon définit la philia comme une approche du semblable par le semblable, une parenté à la fois ontologique et affective. Aristote fait de l’ami un autre soi-même et de l’amitié une activité en commun. Dans le Jardin d’Epicure, l’amitié fait le battant cœur de la communauté avec pour systole l’ouverture à l’humanité.

A ces théories antiques qui fusionnent amitié et proximité, Nietzsche, jamais en reste d’un renversement, oppose sa théorie de l’éloignement. Le prochain devient un lointain. Chacun d’entre nous est comme un astre sur son orbite, à distance des autres sans leur être forcément hostile.

Le confinement nous a rendu inventifs. Nous créons un nouveau type d’amitié qui lance un pont entre proximité et de la distance. La formule « séparés mais ensemble, ensemble mais séparés. » en donne l’accès immédiat. Grâce à la communication numérique nous tissons des réseaux de soutien sans « présentiel » comme on dit dans e-learning. Pourtant ces toiles d’amitié n’ont rien à voir avec les réseaux dits sociaux livrés à des relation superficielles, narcissiques voire perverses.

Sans être une armée de l’ombre réclamée par la « guerre » contre le virus, c’est bien un réseau de résistance, de fraternité et de solidarité qui se développe. Les outils de communication à distance retrouvent une nudité de simples outils. Ils s’effacent derrière le sens que nous leur donnons, ils ne nous servent qu’à transmettre un appel sans fin lancé aux autres.  Et nous voici, dans la solitude de nos confinements à allumer des feux de côtes et à faire résonner des chants de bergers isolés.

« Tu es là ? Je suis là. Nous sommes là ». Nous avons retrouvé le vieil algorithme, l’arbre circulaire ancestral, le modèle en boucle des origines. Nous voici ciblés, fichés, enregistrés, identifiés comme des êtres redevenus humains. L’amitié est notre antidote. A consommer sans modération.

Epicure : « L’amitié mène sa ronde autour du monde. »

Nietzsche : « Qu’il fallût que nous devenions étrangers, voici la loi au-dessus de nous et c’est par quoi nous nous devons du respect, par quoi sera sanctifié davantage encore le souvenir de notre amitié de jadis ! »

Montaigne : « C’est un assez grand miracle de se doubler. »

Aristote : « L’ami est un autre soi-même. »

 

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