Debout avec socrate

Paru le 5 mai 2022, mon septième livre retourne en Grèce, auprès de Socrate, dans le but d’y trouver les appuis pour un nouvel élan de lucidité et de confiance dans cette période à hauts risques (plus de détail dans la rubrique livres).

Partir avec Ulysse

Les voyages sont repoussés? Nous pouvons encore embarquer au plus vite avec Ulysse. Pour trouver dans son odyssée une évasion dans l’imaginaire et les régions originelles de la culture européenne. Pour affronter aussi les épreuves actuelles, et dans les pas du héros d’Homère, nous préparer à devenir plus forts et plus lucides. C’est l’objectif de mon dernier livre Ulysse et nous (Editions Le Relié)

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 53/ vendredi 8 mai)

C’est fini

« L’impatience d’en finir n’est pas philosophique », estimait Paul Valéry. Mais tout a une fin et il faut l’accepter. Commencée dès le premier jour du confinement, Cette chronique arrive ainsi à son terme après plus de cinquante articles.
Elle se donnait pour objectif de traverser une épreuve individuelle et collective absolument inédite en puisant dans les ressources de la philosophie. Une philosophie soumise au feu de l’actualité, qui accepterait le rythme et les risques de l’événement sans renoncer à lui donner du sens. Un service de pensée d’urgence, mené avec les moyens du bord, à l’instant T. . Chronique exprimait une volonté de plonger dans le temps présent, dans ses vagues et ses brouillards quotidiens.

Certains ont dû s’en rendre compte : l’exercice a changé de nom après quelques jours abandonnant le terme initial de confinement pour celui de déconfinement. Il fallait sortir avant l’heure, prendre la situation par toutes les portes et les fenêtres, s’en dégager, la déconstruire comme on dit en philo. Analyse critique et thérapie de soi, c’est ma conception de la philosophie. Un pied dans le monde, un autre hors du monde. Lucidité et mieux être. Un tragique sans pathos, ou seulement l’inverse…

J’ignore si je suis parvenu à réaliser ce projet qui était d’ailleurs moins explicite au départ. Ce n’est pas à moi d’en juger. Et c’est d’ailleurs secondaire. Car très vite sur le chemin hasardeux du confinement et sous la menace du virus, une évidence s’est imposée : votre présence nombreuse et porteuse, votre compagnie attentive et impliquée. Le confinement devenait synonyme de réunion et de liaison. De recherche croisées et de repérages réciproques. La dynamique de l’évasion dépassait largement la surface de mon clavier.

Alors, merci à tous pour votre accompagnement, vos corrections, vos suggestions, vos lectures, vos citations, vos encouragements, vos signes de reconnaissance, vos critiques, votre relais, votre participation. Merci pour votre escorte musicale, graphique, intellectuelle, affective, théorique, humoristique, politique, familiale, amicale. Merci pour ces apartés en duo, trio, quatuor. Pour cette complicité protéiforme et cette fraternité aux cent visages.

Demain, si le confinement redevenait nécessaire, ce que personne ne souhaite, la chronique peut-être reprendrait. Dans ce cas, bien entendu, vous en seriez avertis. Mais nous n’en sommes pas là. Nous sommes au bout d’un tunnel et il nous faut sortir du bon côté.

Le retour aux réalités du déconfinement sera sans aucun doute brutal. Une nouvelle épreuve nous attend. De ces journées étranges mais propices à la réflexion, retiendrons-nous quelque chose une fois retrouvée la clé des champs ? La vie reprendra-t-elle comme avant ? Changera-t-elle du tout au tout ? Serons-nous plus ou moins libres ? Le questionnement ne s’arrête pas et c’est lui qui éclairera la route.

La situation reste complexe et compliquée. C’est pourquoi il faut se garder plus que jamais des analyses simplistes et des discours simplificateurs. Eviter de céder aux faux remèdes des certitudes expéditives, aux emplâtres cyniques posés sur nos inquiétudes et nos interrogations légitimes. Notre désordre est réel, notre incrédulité a des raisons objectives, mais ne laissons personne en profiter.

Profitons donc au mieux de notre bon de sortie. Car nous sommes vivants et par ces temps viraux, c’est déjà beaucoup. Nous avons à vivre. A vivre en liberté et en humanité, avec nos valeurs et nos idéaux, au sein de réseaux denses, si souvent invisibles, d’amitié et de solidarité. Nous savons mieux aujourd’hui ce que veut dire le mot si banal et si énigmatique de vivre. Et peut-être aussi celui, plus étrange encore, de philosopher. Bonne route, sans crainte ni faux espoirs, les yeux ouverts et la tête froide.

Merleau-Ponty : « L’absolu philosophique ne siège nulle part, il n’est donc jamais ailleurs, il est à défendre en chaque événement. »
Italo Calvino : « Chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer des vivants, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. »
Michel Berger : « Je t’envoie mes victoires sur l’ironie du sort… »

Le finale avec deux sonates de Scarlatti interprétées par l’ami Jean-Paul Catanzano

Scarlatti K9
Scarlatti K32

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 52/ jeudi 7 mai)

Virus et vérité

Dissimulation, mensonge, scepticisme, paradoxes, discours contradictoires, dilemmes, revirements, simulations fausses nouvelles…rarement notre besoin de vérité aura été aussi malmené que depuis l’irruption du Covid-19 dans notre champ de vie et de pensée. Nous sortons du confinement lavé de toute certitude et le cerveau détraqué.

Avant son arrivée, chacun était le centre d’un petit cercle de croyances où tout faisait sens à partir de lui. Une logique assez basique organisait le champ de nos représentations et de nos actions : il y avait ce que nous tenions pour vrai et ce que nous tenions pour faux, le juste et l’injuste, le beau et le laid, le bien et le mal. Ce système de dualités reposait sur un couple plus subjectif, encore parce qu’enfoui dans la vérité profonde du corps : le plaisir et la souffrance. Mais c’est le moi, qui en était à la fois la source et le destinataire, le fondement et la clôture.

Bien sûr nous nous informions, nous nous forgions une opinion instantanée en puisant dans le flux médiatique. Nous acceptions la différence des goûts, les zones grises des conduites ambiguës, les situations affectives indécidables, un soupçon de scepticisme accompagnait nos croyances, mais ce n’étaient là que des concessions marginales, une sorte d’hommage tacite et paresseux à notre imperfection. Derrière ces apparences, le moi restait le maître, croyions-nous. Il pouvait encore faire la part entre le réel et le virtuel.

C’est cet échafaudage à la fois idéologique et pratique, culturel et intime que l’attaque virale a renversé. Notre GPS psychique, mix de logique primaire, de psychologie et d’expérience personnelle est tombé en panne. Nous découvrons la difficulté de penser, d’élaborer une opinion, de nous faire une représentation de l’événement.

Nous avons oublié deux ou trois choses que nous avions appris sur la vérité. Qu’elle se construit au fil d’un lent et complexe processus collectif. Que la plupart du temps elle réfute les certitudes sensibles immédiates. Qu’elle n’a rien à voir avec la subjectivité. Qu’elle peut échapper à la logique binaire. A l’âge des algorithmes, du clonage et de l’intelligence artificielle nous sommes restés des métaphysiciens. Nous croyions encore à une Vérité absolue, unique et comme éternelle : la nôtre, celle qui serait élaborée par un individu.

Or la vérité est relative, elle varie selon les objets qu’on étudie, les principes qu’on se donne, les perspectives et les observateurs, ce qui ne veut pas dire qu’elle est subjective. Elle est plurielle (la vérité du mathématicien, n’est pas celle du médecin ou de l’économiste) et dans chaque domaine encore elle s’exprime au pluriel. Et elle est évolutive, scandée par des réfutations, des erreurs fécondes, des inventions saillantes, des paliers provisoires.

A l’épreuve du réel viral, nous avons perdu nos certitudes, nous ne croyons plus les médias, nous nous méfions des politiques, notre confiance dans les sciences est ébranlée. Les icones et les idoles de notre monde individualiste sont en morceaux. C’est leur destruction qui nous affole et nous inquiète plus encore que les inconnues du virus et les réalités cruelles qui s’annoncent avec le déconfinement. Nous restons nus avec notre besoin de croyance et de vérité. Est-elle un mal ou un remède ? Une chance ou un danger ?

Agrippa d’Aubigné : « Quand la vérité met le poignard sous la gorge, il faut baiser sa main blanche. »
Baudrillard : « Le réel n’existe plus »
Hannah Arendt : « Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges, mais que plus personne ne croit plus rien. Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion. Il est privé de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce qu’il vous plaît. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 51/ mercredi 6 mai)

Vestiaire

Depuis des jours, une tendance s’alourdit : j’incline à remettre la même tenue. Des amis qui font du télétravail confirment que les gens se relâchent. Des enfants défilent pendant les visioconférences, les coiffures s’abandonnent et les chemises cravates ou tailleurs font place aux survêtements. Certains de mes amis vont jusqu’à éviter les sessions vidéo…Dans le confinement les vêtements perdent leur valeur de signes sociaux. L’image de soi ne passe plus par eux. Leur sens s’évanouit.

On a beau dire le contraire, l’habit fait le moine. Notre mise nous distingue et nous caractérise. Notre identité se glisse dans nos costumes et notre être colle à notre apparaître. Le confinement fige l’identité, c’est comme s’il arrêtait le cours du temps, ou le rendait cyclique, pris dans une suite infinie de répétitions. Dans cet éternel retour du même, pourquoi se changer, si ce n’est, bien entendu, pour se tenir propre, ultime stade avant la vie sauvage ?

Mais ce qui se tarit dans le confinement, c’est la surtout présence structurante des autres. Des voisins, des collègues, clients, supérieurs et collaborateurs, devant qui se joue sur le lieu de travail, la petite scène sociale de la journée ordinaire. Certes, il y a bien les proches, les confinés associés qui bordent, secouent ou rappellent à l’ordre. Mais leur regard, à la fois trop bienveillant ou trop critique, manque d’objectivité et de bonne foi. Il s’use, lui aussi emporté par le glissement général.
Il est étonnant qu’à l’heure où le secteur de la haute couture – un des rares avec la vente d’armes qui fait rayonner notre pays à l’étranger- est en grande souffrance, la population des confinés, se déclasse et se démode sans scrupule. Comme si inconsciemment elle accompagnait le sinistre économique dans la régression.

Dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, livre magnifique sur le confinement exotique de Robinson Crusoé, Michel Tournier nous montre à quel relâchement est soumis le naufragé sur son île déserte. Il perd, pour le dire vite, le sens d’autrui et en même temps sa raison ordinaire.

Au début du livre, ce rouquin à la peau fragile, exposé à la violence des éléments affronte sa nudité comme une épreuve d’une « meurtrière témérité ». « La nudité est un luxe que seul l’homme chaudement entouré par la multitude de ses semblables peut s’offrir sans danger », souligne Tournier. Le naufragé n’y a plus accès. Pour se maintenir à la fois en bonne santé et dans l’humanité, il doit se rhabiller.

On verra donc Robinson tantôt couvert de peaux de chèvres et d’un bonnet de fourrure (il s’adapte à l’environnement), tantôt endimanché dans une des tenues d’apparat qu’il récupérées sur l’épave de La Virginie (il a des restes de civilisé). En l’absence d’autrui, de son regard, de son jugement, Robinson s’efforce de se maintenir tout seul dans une humanité tragique certes, mais équipée de pied en cap.

Une blague qui circule sur la toile résume autrement la situation. Un homme avoue son désarroi, il s’est pourvu d’un masque et de gants pour aller faire ses courses dans un supermarché. Sur place, il découvre effaré que tout le monde est habillé sauf lui…
Le confinement a comprimé notre humanité ordinaire. Mais il l’a renforcée aussi, dans une sorte de confirmation par l’absence, de révélation par le vide. Lundi, il faudra retourner dans le monde civilisé, celui de la compagnie humaine. Avec dignité et élégance. Il faudra donc passer obligatoirement par le dressing avant de sortir.

Jean-Paul Gaultier : « L’élégance est une question de personnalité, plus que de vêtements. »
Michel Tournier : « Autrui, pièce maîtresse de mon univers. »
Orson Welles : « Le style, c’est qui vous êtes, ce que vous voulez dire et ce dont vous vous fichez. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 50/ mardi 5 mai)

Bricolage

Ça meule, ça perce, ça débroussaille, ça cogne…des rues désertes monte une cacophonie motorisée insistante qui transforme le monde résidentiel en un vaste et vibrionnant chantier de bricolage où chacun s’active à produire un tintamarre aux causes privées indécelables. Un univers à la Jean-Paul Dubois écrivain féru de modes d’emploi et fétichiste de la boite à outils.

Bricoler pour rattraper on ne sait quel retard, rénover, embellir, transformer, bref, pour faire à tout crin quelque chose par ces temps d’inactivité forcée et de désœuvrement morbide en périmètre restreint. A cette heure creuse de l’après-midi, quand le temps se fige dans une immobilité élastique, je me demande si la philosophie n’est pas en définitive – le vacarme en moins – un bricolage intérieur aux finalités plus qu’incertaines.

Le terme de bricolage est très riche sur le plan sémantique. Il est issu de l’art militaire. Au Moyen-Age, la bricole désigne une catapulte. Puis le mot est utilisé au jeu de balle et de billard. Il évoque le rebondissement sur les bandes, le déplacement par écart. Enfin le mot bricoler en est venu à désigner une activité ingénieuse, non professionnelle. Mais bricole peut aussi signifier une petite chose voire un ennui.

Dans le premier chapitre de La Pensée sauvage Lévi-Strauss montre que la pensée mythique est au regard de la pensée scientifique ce qu’est le bricoleur comparé à l’ingénieur. Le second conçoit et construit son travail selon un plan et un objectif prédéfini. Le premier réutilise des matériaux. Il les détourne de leur usage initial et doit « s’arranger avec les moyens du bord. »

L’ingénieur est dans l’ouverture, il cherche à s’ouvrir un passage. Le bricoleur dans la réorganisation des moyens dont il dispose sans les dépasser. Pour Lévi-Strauss, l’ingénieur opère au moyen de concepts et le bricoleur au moyen de signes. « Une des façons… dont le signe s’oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte, et même exige, qu’une certaine épaisseur d’humanité soit incorporée à cette réalité. »

Lévi-Strauss ne hiérarchise pas les deux approches, il ne fait pas de la pensée mythique un état antérieur de l’évolution. Les deux modes sont des voies d’accès au réel aussi valide l’un que l’autre. La pensée mythique, la pensée bricoleuse « est aussi libératrice par la protestation qu’elle élève contre le non-sens. » Avec l’écroulement des discours savants, notre confinement devait fatalement nous en faire redécouvrir les vertus.

Poursuivant son exposé Lévi-Strauss insère un troisième terme entre la connaissance scientifique et la pensée mythique : l’art, qui, avec des moyens artisanaux, crée un objet double, à la fois matériel et de connaissance.

Quand nous tentons de penser confinement et les enjeux qui le sous-tendent, ne sommes-nous pas dans cet entre-deux ? Nous cherchons à le connaître, à le comprendre. Mais les lumières de la science ramenées à leur plus faible intensité, nous cherchons à donner un sens à un événement dont nous sommes prisonniers. Un peu savants, un peu bricoleurs, un peu artistes. Dans un intervalle où nous ne créons pas d’autre objet que nous-même : un mirage vivant et questionnant.

Plotin : « Ne cesse de sculpter ta propre statue. »
Hubert Reeves : « Pour explorer le champ de possibles, le bricolage est la méthode la plus efficace. »
François Jacob : « L’évolution est fondée sur une sorte de bricolage moléculaire, sur la réutilisation constante du vieux pour faire du neuf. »

Et l’ami Jean-Paul avec la Suite française 4 de Bach

suite française 4

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 49/ lundi 4 mai)

Bêtise

Le Covid-19 est une formidable usine à bêtise. Sur le virus et le confinement, y-a-t-il une énormité que nous n’ayons pas entendue ? Sommités médicales, ministres, experts, journalistes, philosophes médiatiques, personne ne semble avoir échappé à la pandémie de stupidité que sème le virus sur son passage. Des conférences de presse d’organismes internationaux, pourtant spécialisés dans la question, aux réseaux sociaux en passant par les plateaux TV, aucun canal de diffusion n’a été épargné. Dissimulations puérile, mensonges grossiers, fake news débiles, théories du complot consternantes, la chorale de l’imbécilité a pris les dimensions de la planète.

Avant de parler, tous les tribuns de l’idiotie auraient dû tourner sept fois la langue dans leur bouche et passer leur discours au travers des trois tamis de Socrate, c’est ce que suggère une vidéo qui circule en flux tendu sur nos messageries. On retrouve cette anecdote philosophique dans Les Philo-Fables de Michel Piquemal, excellent petit ouvrage à l’usage de tous.

Un Athénien interpelle Socrate. Toutes affaires cessantes, il veut parler de la conduite d’un ami du philosophe. Socrate lui demande si au préalable il a soumis son propos au test des trois tamis. Le premier est celui de la vérité, le deuxième de la bonté et le troisième de l’utilité. L’homme répond non aux trois questions de Socrate. Le philosophe conclut : « Si ce que tu as à me dire n’est ni vrai, ni bon, ni utile, je préfère l’ignorer. Et je te conseille de l’oublier. »

Dans un monde où chacun est libre de donner son avis quel qu’il soit, dispose pour cela de moyens de diffusion extraordinaires, où le jeu émetteur-récepteur ouvre d’immenses possibilités de rebond, où la simulation et la dissimulation tissent le grand discours- spectacle de l’humanité, la sagesse de Socrate semble un reste fossile à dater au carbone 14.

Mais qui peut en toute honnêteté affirmer qu’il effectue le triple tri socratique avant de parler ? Que vaut cette affirmation ? Parler n’est-ce pas prendre le risque de parler mal, de dire des choses inutiles, blessantes, laides à entendre, et bien souvent sans qu’on le veuille, porté par un discours inconscient, qui nous parle plus que nous le parlons ?

On ne sait d’où vient l’anecdote des trois tamis. Socrate ne se prétendait pas sage, mais seulement philosophe. S’il cherchait, au fil d’un dialogue construit, à accoucher son interlocuteur d’une vérité, il n’estimait pas la posséder mais plutôt l’entrevoir avec lui.
La bêtise, l’ignorance, l’ignorance de la bêtise sont le bain langagier, le milieu bavard où nous sommes plongés et où nous évoluons. Le babil planétaire, la cacophonie bruyante de la bêtise aujourd’hui à pleine chauffe ne chantent que notre désarroi et notre peur. C’est la musique humaine des temps incertains.

Pas de masque, pas de gel, pas de traitement, pas d’explication fiable et pas de tamis de Socrate : avec le virus nous manquons vraiment de tout. Et ce n’est pas fini. Mais Socrate est encore parmi nous : il nous a appris à nous questionner les uns les autres, à passer la bêtise au filtre de notre non-savoir. Sur la place publique, collectivement. Avec humilité.

Eluard : « Tu fais des bulles de silence dans le désert des bruits. »
Wittgenstein : « Ce qui ne peut être dit clairement et ce dont on ne peut parler, il faut le taire. »
Hugo : « C’est fou le nombre de critiques que peut contenir un imbécile. »

CHONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 48/dimanche 3 mai)

L’égarement comme un voyage

Marcher tout droit ? Se fier à la raison et à la communauté des hommes ? S’abandonner à l’errance sans objectif ni itinéraire ? Dans les chroniques précédentes Descartes, Kant et Montaigne nous ont proposé trois voies possibles pour sortir de l’égarement. Mais je continue à m’interroger : sont-elles pertinentes dans le désordre semé par l’apparition du virus dans notre mode de pensée et de jugement ? Pourrions-nous les actualiser ? Je suis plongé dans une nuit absolue.

Le choix systématique de la ligne droite peut-être contreproductif. Dans bien des cas, il témoigne d’une inadaptation puérile au réel, d’une psychorigidité fatale notamment quand la route tourne. Ne se fier qu’à sa raison, conduit souvent à se perdre en soi. Quant à se reposer sur une communauté, cela aboutit à renoncer à sa liberté de pensée, c’est-à-dire à son esprit critique et finalement à sa pensé elle-même. Tourner comme une toupie n’apporte pas plus de clarté sur le monde. Tout se trouble dans le vertige.

Les trois pistes ouvertes sont insatisfaisantes. D’abord parce que le monde est devenu plus complexe. Ensuite parce que l’homme n’est pas un sujet connaissant distinct du monde. Il y existe, il lui appartient, il s’y enfonce. Enfin parce qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas des penseurs solitaires, il nous est impossible de nous orienter sans information. Or le flux médiatique est tel qu’il nous submerge et nous abrutit.

Nous voici voués, comme Valéry le constatait déjà, à avancer à reculons. Mais pas dans l’avenir, dans le présent immédiat. Quelques lueurs éclairent le chemin parcouru mais la menace reste dans notre dos, il nous est impossible de nous retourner et nous n’avons pas de rétroviseur.
Pourtant dans cette période trouble, nous revenons à quelques évidences que nous avions oubliées. Notre ignorance et la fragilité de nos supposés repères eu égard à ce qui est décisif dans notre vie. Nos certitudes n’étaient que des superstitions. Mais c’est dans ce non-savoir subitement ouvert que nous découvrons notre disposition à penser. A questionner et à nous questionner, portés aux confins de notre vie ordinaire. Nous sommes soumis au bricolage intérieur, à l’improvisation, mais n’est-ce pas le signe que nous cherchons et que nous pouvons inventer ?

La situation-limite que nous vivons, n’est pas sans enseignement. Elle nous conduit au bord de notre condition de mortels, aux frontières de notre science. Mais des signes dansent encore au-dessus de l’abîme. Ils dessinent notre volonté de savoir. Ils écrivent notre énigme. Et sans énigme, nous ne chercherions pas. Sans inconnaissable, nous ne pourrions pas penser.
Et puis, revenus modestement vers nous-mêmes, non pas vers une vérité cachée dans les spirales de notre nombril, mais vers ce vide informulable qui fait notre centre mobile, nous retrouvons aussi notre réalité d’être social, inséré dans un réseau d’amitié, de coopération et d’entraide. Nous avons besoin des autres de leur écoute, de leur sentiment, de leur jugement pour assumer notre égarement.

Montaigne, Descartes, Kant nous au moins donné confiance dans notre potentiel et rappelé la nécessité de ne pas succomber à nos chimères ou à nos inquiétudes. A partir d’eux, nous avons un mix personnel à élaborer, avec lucidité et humilité, patience et ténacité. Et nous avons à le partager, à le contester avec les autres. Il n’y a pas de théorie ni de doctrine de l’égarement. C’est un appel à l’exploration infinie de notre condition. L’égarement, c’est le voyage.

Lévi-Strauss : « Dans les affaires humaines, la ligne droite n’est jamais le plus court chemin. »
Jaspers : « L’effondrement des certitudes solides, mais trompeuses, nous permet de planer. Ce qui paraissait un abîme devient l’espace même de la liberté. »
Martinius von Biberach :
« Je viens je ne sais d’où,
Je suis je ne sais qui
Je meurs je ne sais quand
Je vais je ne sais où
Je m’étonne d’être aussi joyeux. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 47/ samedi 2 mai)

Egarement : l’essai de Montaigne

Confiné depuis si longtemps et maintenant égaré par tant de discours vrais, faux ou contradictoires répandus comme une sorte de virus intellectuel, de pandémie redoublée par les médias et les réseaux sociaux, ne sachant s’il faut sortir ou rester dedans, je fais retraite dans les Essais de Montaigne. C’est justifié : l’homme est un connaisseur en matière de confinement. Il s’est retiré des années de toute activité publique pour rédiger les deux premiers tomes des Essais. Un « embesoignement oisif », comme il le qualifie dans sa langue fleurie.

Mais ce détour est nécessaire pour une autre raison. Montaigne est un penseur de l’égarement et mieux encore dans l’égarement. Son entreprise littéraire inédite fait de lui un champion de l’errance, un maître en vagabondage, un expert dans l’art de sortir subitement des sentiers battus pour se désorienter soi-même. Un égaré volontaire.
La retraite dans la « librairie » expérimente un confinement choisi où Montaigne prend ses distances avec la vague de fanatisme, de violence, d’injustices et de calamités qui frappe son pays. Il se livre à un nomadisme intérieur « sans ordre ni dessein » précis, suivant une « démarche relaschée » – un lâcher prise avant l’heure- dont l’objectif est moins de gagner des certitudes que de s’en délester, moins de trouver une identité que de la perdre.
Après sept ans ainsi hors du monde, Montaigne décide soudain, en 1580, de faire un voyage en Europe, et notamment en Italie. Pour soigner sa gravelle, fuir l’ennui domestique et ce qu’il appelle « ses monstres », sa mélancolie. Sa fuite d’un an est demi est à l’image de sa retraite…

L’objectif du voyage ? Il le décrit ainsi dans son carnet : il n’a pas « d’autre project que de se promener par des lieux incongrus. » L’itinéraire ? Il n’y en pas :« Ai-je laissé quelque chose derrière moi ? J’y retourne, c’est toujours mon chemin, je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. » Son entourage se plaint des changements de direction ou des retours en arrière ? Il répond qu’il ne va quant à lui « en nul lieu que là où il se trouvoit. »

En cas d’égarement, pas de plan pour Montaigne, ni de tâtonnement dans l’obscurité, mais un suivi permanent de sa propre nature. Un assentiment aussi à l’arrêt (« L’abstinence de faire est souvent plus généreuse que le faire. »). Une ouverture aux vertus paradoxales de l’irrésolution (« Je trouve le moyen de me fermir contre ces consolations de la nonchalance et de la lâcheté : elles ne nous mènent aucunement à la résolution. »)

Dans la rédaction des Essais, comme dans le voyage, dans le confinement comme au grand air, entre soi ou en « limant sa cervelle contre celle des autres » Montaigne s’ouvre à la curiosité d’être plusieurs, à la diversité des cultures et des usages humains. Il fait de l’égarement une balade et de la balade une finalité, un art de vivre, « Je me proumène pour me proumener. » S’essayer à soi-même et s’essayer aux autres : c’est aussi l’expérience offerte par l’égarement.

Pierre Soulages : « C’est que je trouve qui m’apprend ce que je cherche. »
Saint Jean de la Croix : « Pour arriver à ce que tu ne sais pas, tu dois passer par là où tu ne sais pas. »
Lao-Tseu : « Le but n’est pas le but, c’est la voie. »

Une pause jazz avec Victor :

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 46/vendredi 1er mai)

Egarement : les orientations de Kant

Dans un article public Kant de 1784 répond à une question qui lui est posée : Que signifie s’orienter dans la pensée ? Les éléments qu’il apporte peuvent s’avérer utiles en ces temps de grand égarement. Pour Kant, s’orienter, c’est déterminer son orient, trouver un point de départ. Orient est un mot forgé à partir du latin orior, surgir, se lever.

Si je suis perdu, à midi, explique Kant, il me suffit de regarder le soleil et d’utiliser seulement la connaissance immédiate que j’ai de ma droite et de ma gauche pour trouver le levant et les autres points cardinaux. Second exemple : si mon égarement se produit dans une chambre obscure que je connais, il me suffira de chercher un objet que je sais situer dans l’espace pour me réorienter avec ma droite et ma gauche.

Pour l’anecdote, Kant était un curieux personnage, très obsessionnel. Son valet a révélé qu’il se faisait attacher dans son lit, hanté par l’idée de s’exposer au risque plus haut décrit et de se perdre dans les ténèbres…Un confinement nocturne volontaire pour conjurer peut-être une terreur incrustée depuis l’enfance…

Toujours est-il que Kant souligne que tout égarement déclenche un besoin irrésistible d’orientation et active une disposition subjective à organiser l’espace et à lui donner un sens, à partir de son corps, alors même que nous n’avons de cet espace qu’une représentation très hypothétique.

Plus largement, dans une situation de péril, on se trouve dans la situation d’avancer à l’aveugle, en évitant de chuter ou de se cogner. Mais on cherche à tâtons les informations susceptibles d’infirmer ou de confirmer la représentation que nous avons de la situation. On s’appuie seulement sur une certitude venue de soi et qui constitue à ce moment-là une valeur absolue. C’est à partir de notre vide que nous inventons ce qui va le remplir.

Faisons le point : pour Kant nous avons donc un fonds préconstitué, une sorte de réservoir de raison. La pensée se présuppose, elle est force de penser, besoin de penser. Elle se réoriente à partir d’elle-même. Elle trouve son propre commencement.
Kant ajoute un autre facteur décisif pour nos esprits toujours égarés et toujours à devoir se réorienter par et dans l’exercice de leur raison : l’espace public et la communication avec les autres. « Quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pensée, si nous ne pensions en communauté avec d’autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communiqueraient les leurs ! »

A la différence de Descartes qui file tout droit, Kant cherche un point de repère. Mais les deux penseurs en définitive se rejoignent pour faire confiance à leur raison et prendre appui sur des certitudes issues de notre esprit et non du monde extérieur. Kant rajoute toutefois une sorte de clause de non divagation : l’échange avec les autres. Penser par soi-même et communiquer : c’est dans ce double mouvement qu’on se réoriente dans le monde de Kant, celui du siècle des Lumières…

Héraclite : « L’homme dans la nuit allume une bougie pour lui-même. »
Hegel : « La vérité en la repoussant on l’embrasse. »
Montaigne : « Je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. »

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