CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 46/vendredi 1er mai)

Egarement : les orientations de Kant

Dans un article public Kant de 1784 répond à une question qui lui est posée : Que signifie s’orienter dans la pensée ? Les éléments qu’il apporte peuvent s’avérer utiles en ces temps de grand égarement. Pour Kant, s’orienter, c’est déterminer son orient, trouver un point de départ. Orient est un mot forgé à partir du latin orior, surgir, se lever.

Si je suis perdu, à midi, explique Kant, il me suffit de regarder le soleil et d’utiliser seulement la connaissance immédiate que j’ai de ma droite et de ma gauche pour trouver le levant et les autres points cardinaux. Second exemple : si mon égarement se produit dans une chambre obscure que je connais, il me suffira de chercher un objet que je sais situer dans l’espace pour me réorienter avec ma droite et ma gauche.

Pour l’anecdote, Kant était un curieux personnage, très obsessionnel. Son valet a révélé qu’il se faisait attacher dans son lit, hanté par l’idée de s’exposer au risque plus haut décrit et de se perdre dans les ténèbres…Un confinement nocturne volontaire pour conjurer peut-être une terreur incrustée depuis l’enfance…

Toujours est-il que Kant souligne que tout égarement déclenche un besoin irrésistible d’orientation et active une disposition subjective à organiser l’espace et à lui donner un sens, à partir de son corps, alors même que nous n’avons de cet espace qu’une représentation très hypothétique.

Plus largement, dans une situation de péril, on se trouve dans la situation d’avancer à l’aveugle, en évitant de chuter ou de se cogner. Mais on cherche à tâtons les informations susceptibles d’infirmer ou de confirmer la représentation que nous avons de la situation. On s’appuie seulement sur une certitude venue de soi et qui constitue à ce moment-là une valeur absolue. C’est à partir de notre vide que nous inventons ce qui va le remplir.

Faisons le point : pour Kant nous avons donc un fonds préconstitué, une sorte de réservoir de raison. La pensée se présuppose, elle est force de penser, besoin de penser. Elle se réoriente à partir d’elle-même. Elle trouve son propre commencement.
Kant ajoute un autre facteur décisif pour nos esprits toujours égarés et toujours à devoir se réorienter par et dans l’exercice de leur raison : l’espace public et la communication avec les autres. « Quelles seraient l’ampleur et la justesse de notre pensée, si nous ne pensions en communauté avec d’autres à qui nous communiquerions nos pensées et qui nous communiqueraient les leurs ! »

A la différence de Descartes qui file tout droit, Kant cherche un point de repère. Mais les deux penseurs en définitive se rejoignent pour faire confiance à leur raison et prendre appui sur des certitudes issues de notre esprit et non du monde extérieur. Kant rajoute toutefois une sorte de clause de non divagation : l’échange avec les autres. Penser par soi-même et communiquer : c’est dans ce double mouvement qu’on se réoriente dans le monde de Kant, celui du siècle des Lumières…

Héraclite : « L’homme dans la nuit allume une bougie pour lui-même. »
Hegel : « La vérité en la repoussant on l’embrasse. »
Montaigne : « Je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. »