CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 50/ mardi 5 mai)

Bricolage

Ça meule, ça perce, ça débroussaille, ça cogne…des rues désertes monte une cacophonie motorisée insistante qui transforme le monde résidentiel en un vaste et vibrionnant chantier de bricolage où chacun s’active à produire un tintamarre aux causes privées indécelables. Un univers à la Jean-Paul Dubois écrivain féru de modes d’emploi et fétichiste de la boite à outils.

Bricoler pour rattraper on ne sait quel retard, rénover, embellir, transformer, bref, pour faire à tout crin quelque chose par ces temps d’inactivité forcée et de désœuvrement morbide en périmètre restreint. A cette heure creuse de l’après-midi, quand le temps se fige dans une immobilité élastique, je me demande si la philosophie n’est pas en définitive – le vacarme en moins – un bricolage intérieur aux finalités plus qu’incertaines.

Le terme de bricolage est très riche sur le plan sémantique. Il est issu de l’art militaire. Au Moyen-Age, la bricole désigne une catapulte. Puis le mot est utilisé au jeu de balle et de billard. Il évoque le rebondissement sur les bandes, le déplacement par écart. Enfin le mot bricoler en est venu à désigner une activité ingénieuse, non professionnelle. Mais bricole peut aussi signifier une petite chose voire un ennui.

Dans le premier chapitre de La Pensée sauvage Lévi-Strauss montre que la pensée mythique est au regard de la pensée scientifique ce qu’est le bricoleur comparé à l’ingénieur. Le second conçoit et construit son travail selon un plan et un objectif prédéfini. Le premier réutilise des matériaux. Il les détourne de leur usage initial et doit « s’arranger avec les moyens du bord. »

L’ingénieur est dans l’ouverture, il cherche à s’ouvrir un passage. Le bricoleur dans la réorganisation des moyens dont il dispose sans les dépasser. Pour Lévi-Strauss, l’ingénieur opère au moyen de concepts et le bricoleur au moyen de signes. « Une des façons… dont le signe s’oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte, et même exige, qu’une certaine épaisseur d’humanité soit incorporée à cette réalité. »

Lévi-Strauss ne hiérarchise pas les deux approches, il ne fait pas de la pensée mythique un état antérieur de l’évolution. Les deux modes sont des voies d’accès au réel aussi valide l’un que l’autre. La pensée mythique, la pensée bricoleuse « est aussi libératrice par la protestation qu’elle élève contre le non-sens. » Avec l’écroulement des discours savants, notre confinement devait fatalement nous en faire redécouvrir les vertus.

Poursuivant son exposé Lévi-Strauss insère un troisième terme entre la connaissance scientifique et la pensée mythique : l’art, qui, avec des moyens artisanaux, crée un objet double, à la fois matériel et de connaissance.

Quand nous tentons de penser confinement et les enjeux qui le sous-tendent, ne sommes-nous pas dans cet entre-deux ? Nous cherchons à le connaître, à le comprendre. Mais les lumières de la science ramenées à leur plus faible intensité, nous cherchons à donner un sens à un événement dont nous sommes prisonniers. Un peu savants, un peu bricoleurs, un peu artistes. Dans un intervalle où nous ne créons pas d’autre objet que nous-même : un mirage vivant et questionnant.

Plotin : « Ne cesse de sculpter ta propre statue. »
Hubert Reeves : « Pour explorer le champ de possibles, le bricolage est la méthode la plus efficace. »
François Jacob : « L’évolution est fondée sur une sorte de bricolage moléculaire, sur la réutilisation constante du vieux pour faire du neuf. »

Et l’ami Jean-Paul avec la Suite française 4 de Bach

suite française 4