CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 47/ samedi 2 mai)

Egarement : l’essai de Montaigne

Confiné depuis si longtemps et maintenant égaré par tant de discours vrais, faux ou contradictoires répandus comme une sorte de virus intellectuel, de pandémie redoublée par les médias et les réseaux sociaux, ne sachant s’il faut sortir ou rester dedans, je fais retraite dans les Essais de Montaigne. C’est justifié : l’homme est un connaisseur en matière de confinement. Il s’est retiré des années de toute activité publique pour rédiger les deux premiers tomes des Essais. Un « embesoignement oisif », comme il le qualifie dans sa langue fleurie.

Mais ce détour est nécessaire pour une autre raison. Montaigne est un penseur de l’égarement et mieux encore dans l’égarement. Son entreprise littéraire inédite fait de lui un champion de l’errance, un maître en vagabondage, un expert dans l’art de sortir subitement des sentiers battus pour se désorienter soi-même. Un égaré volontaire.
La retraite dans la « librairie » expérimente un confinement choisi où Montaigne prend ses distances avec la vague de fanatisme, de violence, d’injustices et de calamités qui frappe son pays. Il se livre à un nomadisme intérieur « sans ordre ni dessein » précis, suivant une « démarche relaschée » – un lâcher prise avant l’heure- dont l’objectif est moins de gagner des certitudes que de s’en délester, moins de trouver une identité que de la perdre.
Après sept ans ainsi hors du monde, Montaigne décide soudain, en 1580, de faire un voyage en Europe, et notamment en Italie. Pour soigner sa gravelle, fuir l’ennui domestique et ce qu’il appelle « ses monstres », sa mélancolie. Sa fuite d’un an est demi est à l’image de sa retraite…

L’objectif du voyage ? Il le décrit ainsi dans son carnet : il n’a pas « d’autre project que de se promener par des lieux incongrus. » L’itinéraire ? Il n’y en pas :« Ai-je laissé quelque chose derrière moi ? J’y retourne, c’est toujours mon chemin, je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. » Son entourage se plaint des changements de direction ou des retours en arrière ? Il répond qu’il ne va quant à lui « en nul lieu que là où il se trouvoit. »

En cas d’égarement, pas de plan pour Montaigne, ni de tâtonnement dans l’obscurité, mais un suivi permanent de sa propre nature. Un assentiment aussi à l’arrêt (« L’abstinence de faire est souvent plus généreuse que le faire. »). Une ouverture aux vertus paradoxales de l’irrésolution (« Je trouve le moyen de me fermir contre ces consolations de la nonchalance et de la lâcheté : elles ne nous mènent aucunement à la résolution. »)

Dans la rédaction des Essais, comme dans le voyage, dans le confinement comme au grand air, entre soi ou en « limant sa cervelle contre celle des autres » Montaigne s’ouvre à la curiosité d’être plusieurs, à la diversité des cultures et des usages humains. Il fait de l’égarement une balade et de la balade une finalité, un art de vivre, « Je me proumène pour me proumener. » S’essayer à soi-même et s’essayer aux autres : c’est aussi l’expérience offerte par l’égarement.

Pierre Soulages : « C’est que je trouve qui m’apprend ce que je cherche. »
Saint Jean de la Croix : « Pour arriver à ce que tu ne sais pas, tu dois passer par là où tu ne sais pas. »
Lao-Tseu : « Le but n’est pas le but, c’est la voie. »

Une pause jazz avec Victor :