CHONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 48/dimanche 3 mai)

L’égarement comme un voyage

Marcher tout droit ? Se fier à la raison et à la communauté des hommes ? S’abandonner à l’errance sans objectif ni itinéraire ? Dans les chroniques précédentes Descartes, Kant et Montaigne nous ont proposé trois voies possibles pour sortir de l’égarement. Mais je continue à m’interroger : sont-elles pertinentes dans le désordre semé par l’apparition du virus dans notre mode de pensée et de jugement ? Pourrions-nous les actualiser ? Je suis plongé dans une nuit absolue.

Le choix systématique de la ligne droite peut-être contreproductif. Dans bien des cas, il témoigne d’une inadaptation puérile au réel, d’une psychorigidité fatale notamment quand la route tourne. Ne se fier qu’à sa raison, conduit souvent à se perdre en soi. Quant à se reposer sur une communauté, cela aboutit à renoncer à sa liberté de pensée, c’est-à-dire à son esprit critique et finalement à sa pensé elle-même. Tourner comme une toupie n’apporte pas plus de clarté sur le monde. Tout se trouble dans le vertige.

Les trois pistes ouvertes sont insatisfaisantes. D’abord parce que le monde est devenu plus complexe. Ensuite parce que l’homme n’est pas un sujet connaissant distinct du monde. Il y existe, il lui appartient, il s’y enfonce. Enfin parce qu’aujourd’hui, nous ne sommes pas des penseurs solitaires, il nous est impossible de nous orienter sans information. Or le flux médiatique est tel qu’il nous submerge et nous abrutit.

Nous voici voués, comme Valéry le constatait déjà, à avancer à reculons. Mais pas dans l’avenir, dans le présent immédiat. Quelques lueurs éclairent le chemin parcouru mais la menace reste dans notre dos, il nous est impossible de nous retourner et nous n’avons pas de rétroviseur.
Pourtant dans cette période trouble, nous revenons à quelques évidences que nous avions oubliées. Notre ignorance et la fragilité de nos supposés repères eu égard à ce qui est décisif dans notre vie. Nos certitudes n’étaient que des superstitions. Mais c’est dans ce non-savoir subitement ouvert que nous découvrons notre disposition à penser. A questionner et à nous questionner, portés aux confins de notre vie ordinaire. Nous sommes soumis au bricolage intérieur, à l’improvisation, mais n’est-ce pas le signe que nous cherchons et que nous pouvons inventer ?

La situation-limite que nous vivons, n’est pas sans enseignement. Elle nous conduit au bord de notre condition de mortels, aux frontières de notre science. Mais des signes dansent encore au-dessus de l’abîme. Ils dessinent notre volonté de savoir. Ils écrivent notre énigme. Et sans énigme, nous ne chercherions pas. Sans inconnaissable, nous ne pourrions pas penser.
Et puis, revenus modestement vers nous-mêmes, non pas vers une vérité cachée dans les spirales de notre nombril, mais vers ce vide informulable qui fait notre centre mobile, nous retrouvons aussi notre réalité d’être social, inséré dans un réseau d’amitié, de coopération et d’entraide. Nous avons besoin des autres de leur écoute, de leur sentiment, de leur jugement pour assumer notre égarement.

Montaigne, Descartes, Kant nous au moins donné confiance dans notre potentiel et rappelé la nécessité de ne pas succomber à nos chimères ou à nos inquiétudes. A partir d’eux, nous avons un mix personnel à élaborer, avec lucidité et humilité, patience et ténacité. Et nous avons à le partager, à le contester avec les autres. Il n’y a pas de théorie ni de doctrine de l’égarement. C’est un appel à l’exploration infinie de notre condition. L’égarement, c’est le voyage.

Lévi-Strauss : « Dans les affaires humaines, la ligne droite n’est jamais le plus court chemin. »
Jaspers : « L’effondrement des certitudes solides, mais trompeuses, nous permet de planer. Ce qui paraissait un abîme devient l’espace même de la liberté. »
Martinius von Biberach :
« Je viens je ne sais d’où,
Je suis je ne sais qui
Je meurs je ne sais quand
Je vais je ne sais où
Je m’étonne d’être aussi joyeux. »