CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 15, mardi 31 mars))

Persévérer 

 

En ce quinzième jour de confinement interminable, un rendez-vous avec Spinoza s’impose pour renforcer nos défenses immunitaires philosophiques. En période d’égarement et sous l’effet du marché du livre, il est devenu un philosophe miraculeux, un apôtre de la béatitude, un champion de la résilience. Personne ne le lit – trop difficile…- mais tout le monde sait s’en convaincre : Spinoza l’a dit, il faut être joyeux. C’est là un impératif débile, aussi décourageant que la lecture des pages de L’Ethique.

En vérité, Spinoza n’a rien d’un gourou ni d’un directeur de conscience. Ce serait plutôt une sorte de « grand frère » de la pensée, qui éclaire et oriente sans obliger.  Il affirme que tous les sentiments se rapportent au désir, à la tristesse et à la joie. Chacun d’entre nous est animé d’un désir qui le pousse à « persévérer dans son être ». Cette puissance d’être, qui porte le corps comme l’esprit subit des variations en fonction des événements qui nous affectent : la tristesse l’affaiblit ; la joie, au contraire, l’augmente.

Devant un événement malheureux de ma vie qui survient par des causes extérieures, je peux, victime de mon imagination et de mes interprétations, succomber à la tristesse. Mais si j’adopte une autre perspective, d’abord en faisant usage de ma raison, en analysant ce qui arrive et en prenant conscience des éléments de réalité, alors ma vision change, elle se décroche en quelque sorte des affects premiers que je subis.

Spinoza ne propose pas de se résigner aux événements, de consentir au malheur, de se soumettre à un ordre du monde ou à la fatalité de ce qui arrive. Il n’invente pas avant l’heure une sorte de méthode Coué, aussi ennuyeuse qu’inefficace. Il n’incite pas à ce retournement d’amertume qui nous pousse à secouer brutalement notre tristesse. Il n’en rajoute pas comme Nietzsche, qui ouvre grand les bras à son malheur criant qu’il faut l’aimer et souhaiter qu’il revienne mille fois…

La philosophie de Spinoza nous encourage à donner un sens à une joie possible. Il l’enracine dans le désir de vie qui pilote aussi notre raison et l’incite sans relâche à trouver des points de passage dans l’adversité, des prises d’air, des voies de naissance et de renaissance. Mais cette ouverture a du sens également parce qu’elle résulte d’un choix que nous effectuons. Et dans un choix, c’est notre liberté qui s’affirme.

Cette philosophie, imparfaitement survolée ici, a trouvé son terreau dans une réclusion extrême, son nid dans un tissu de malédictions. Spinoza vivait seul, exclu de sa communauté pour ses conceptions anti-religieuses, voué à une quasi clandestinité pour ses idées politiques, pauvre comme job, souffrant d’une phtisie qui l’a emporté à quarante-trois ans. Sa réflexion sur la joie est une fleur du confinement. Elle doit nous inspirer en ces temps de désœuvrement forcé, de tristesse et d’angoisse.

Spinoza : « Le désir qui naît de la joie est plus fort que celui qui naît de la tristesse. »

Christian Bobin : « La joie de ce travail dont rien ne vient à bout : vivre. »

Confucius : « La joie est en tout, la beauté aussi, il faut savoir les extraire. »

CHRONIQUE D’UN DECONFINEMENT (Jour 14/ lundi 30 mars)

 

Masques

 

Tout le monde les attend, en cherche, en bricole, on en retrouve des stocks dérobés… Nous manquons de masques et la pénurie suscite polémique et interrogations. Elle fait naître le trouble et l’inquiétude. Ce qui paraît certain, c’est que les soignants en ont un cruel besoin. Ce qui paraît probable, c’est que le masque ne serait utile que pour éviter la transmission du virus par ceux qui en sont atteints.

La pénurie fabrique un étonnant symptôme où le virus manifeste sa puissance d’éclairage. Au cœur du malaise, une autre vérité du masque apparaît. L’étymologie assez confuse du mot masque nous y conduit par le chemin des mots. Masque viendrait d’un mot latin désignant des êtres maléfiques, sorcières et autres démons. Il serait lié au noir, la première couleur utilisée pour se grimer et se travestir.

Le masque recouvre ce que nous avons de plus singulier, de plus personnel dans notre identité physique : le visage. C’est lui qui s’exhibe sur notre carte d’identité. Les systèmes de reconnaissance faciale l’ont bien assimilé. Un masque protège le visage, mais il joue doublement avec notre identité : il la fait exister et il la cache.

Notre personnalité se construit et se joue sur une scène sociale où nous sommes en représentation. Paradoxe du moi-comédien : il lui faut un rôle de composition, du maquillage, un costume mais il ne doit pas confondre l’acteur et le personnage… La notion de personne résume la situation. Elle viendrait du masque, dont les comédiens romains s’affublaient et à travers lequel leurs voix résonnaient (personare). Nous sommes donc attachés à notre masque et nous redoutons de le perdre.

Le confinement nous prive de spectacle et de spectateurs. Nous voici l’artiste qui, seul, dans l’intimité de sa loge,  se dégrime face au miroir, sous la lumière crue d’une rampe d’ampoules. Nous voici troublés, interdits, comme dans le film Persona de Bergman, où une comédienne jouant Electre se voit soudain frappée de stupeur, incapable de parler.

Socialement démasqués, nous retrouvons une identité énigmatique, sorcière inquiétante mêlant dans le moi le même et l’autre, le semblable et le différent, le familier et l’étranger. Pour autant ce trouble du confinement doit-il nous paniquer ?  Il rend, en effet, plus accessible une autre part de nous-même, une zone impersonnelle, toujours là en réalité sous le déguisement nécessaire et le voile factice des mots. Une force disponible pour penser et éprouver. Pour activer notre part d’humanité.

Il est déplorable que les masques manquent aux soignant. Mais pour les confinés, il n’est pas si mauvais de se démasquer.

 

La Rochefoucauld : « Nous sommes si accoutumés à nous déguiser aux autres qu’enfin nous nous déguisons à nous-mêmes. »

Serge Gainsbourg : « Le masque tombe, l’homme reste et le héros s’évanouit »

Vauvenargues : « Le monde est un grand bal où chacun est masqué. »

Simone Weil. « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui dans un être humain est impersonnel. Tout ce qui est impersonnel est sacré, et cela seul. »

CHRONIQUE D’UN CONFINEMENT (jour 13/ dimanche 29 mars)

Demain 

 

Séparés ensemble ou ensembles séparés ? Vivons-nous tous une expérience d’isolement extraordinaire mais qui nous rapproche finalement les uns des autres par-delà la distance ou bien passons-nous un test collectif qui nous enferme dans l’être-séparé ? Je me questionne.

D’un côté, rien d’inquiétant, juste une épreuve inédite et pénible, certes, mais en conformité avec une existence qui nous exige à la fois seuls et reliés aux autres, individus et membres d’une société. De l’autre, une anticipation sur un futur angoissant alliant répression massive et technologie inhumaine pour nous réduire à des terminaux d’ordinateurs bloqués à domicile. Certains déjà estiment que le confinement sert de laboratoire planétaire dont les gouvernants vont tirer rapidement toutes les conclusions à leur profit.

Il est vrai que le confinement nous familiarise avec un isolement sensoriel pour lequel nous étions mal préparés. Où sont nos étreintes d’antan ? Que sont nos bises et nos baisers devenus ? La caresse sur le visage plissé des anciens ? La main de l’enfant lovée dans la nôtre ? Le désert n’est plus seulement dans les rues, il s’est collé à la peau. La vie n’est plus palpable. Dans ce vide clinique, nous voici coupés de notre recours naturel, de notre démenti immédiat à la solitude : la communication par le toucher. Et c’est par un oxymore que nous désignons cette aberration : distanciation sociale…

Qu’en sera-t-il alors demain pour nos enfants et petits-enfants ? Verront-ils de grandes choses ou, au contraire, deviendront-ils des transhumains ou des post-humains totalement désensibilisés ? Si les tendances statistiques que fait fleurir le confinement se confirmaient, ils se pourraient bien qu’ils se transforment, non pas en hommes augmentés mais en obèses voyeurs voués à l’absorption de fake news et au vomissement de selfies artificiels.

Demain…mais pas si vite : n’en rajoutons pas nous-mêmes sur le malheur. Aux stoïciens, qui préconisaient la préméditation des malheurs, et invitaient à envisager le pire, les épicuriens s’opposaient farouchement. Le futur pour eux est une source d’inquiétude inutile, qui entrave la jouissance du présent. Et puis l’angoisse de l’avenir est une angoisse déportée et menteuse : elle remplace seulement celle du présent.

Ce présent confiné nous blesse, mais n’additionnons pas aux réelles difficultés du jour l’inquiétude virtuelle des lendemains.

 

Bergson : « L’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire. »

Pascal : « Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

Epicure : « Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être. »

Cicéron : « La vie de l’insensé se rue tout entière vers le futur. »

CHRONIQUE D’UN CONFINEMENT (Jour 12/ samedi 28 mars)

Infini 

 

La philosophie n’est pas une activité lexicale sur le sens oublié des mots mais il faut bien constater la proximité des termes confinement et infini. Elle se confirme dans les échanges nourris que cette chronique a suscités. Le confinement nous apporte un bénéfice secondaire imprévu : il nous oriente vers l’infini, ce qui n’est pas, il faut le reconnaître notre tendance naturelle.

En temps normal, l’infini ne fait pas partie de nos préoccupations immédiates. Chacun se voue à ses affaires, dans la sphère bornée de son travail, de sa famille et de ses intérêts. Il faut la nuit des étoiles à la plupart d’entre nous pour que l’immensité de l’univers, son mystère et sa beauté, nous effleurent l’esprit, le temps d’ un soir d’été. C’est comme si l’infini, l’éternité, l’absolu et toute une chaîne brillante d’idées grand format restaient incompatibles avec la vie ordinaire et bornée des hommes. L’infini est inhumain.

Depuis une dizaine de jours pourtant, sous l’effet d’un confinement qui nous libère des contraintes de l’activité, l’inhumanité de l’infini s’est immiscée dans notre vie. Sous la forme de l’infiniment petit d’un virus aussi invisible qu’angoissant parce que doué d’une puissance destructrice planétaire. Notre égocentrisme d’espèce et d’individus n’y a pas résisté.

Alors nous estimant maintenant peu de chose, enclos dans la conscience de nos limites, nous tournons nos regards vers un autre infini, aux couleurs de mystère, de doute ou d’incompréhension, dont nous cherchons le visage dans le ciel sans fond.

Mais qu’est-ce que l’infini ? Une amie qui a inspiré cette chronique souligne qu’on ne peut le connaître, que s’il reste sourd à nos appels, c’est peut-être pour notre bien ou parce qu’on ne sait pas entendre ses messages. Un autre suggère qu’il est toujours derrière nous comme un mur invisible auquel on serait adossé. J’en conclus -trop vite sans doute, soit qu’il en existe une quantité infinie d’infinis, soit que l’infini n’est que la projection de notre subjectivité. Et là, l’infini se complique…

Pascal, grand sondeur d’infini, fournit quelques balises. Il nous invite à distinguer trois, ou plutôt trois ordres d’infinis. Celui des corps, disons de la nature et de l’univers. Celui de l’esprit, qui peut connaître le précédent et qui est conscient de lui-même. Celui enfin que Pascal, en bon chrétien, nomme infini de la charité, terme équivalent à ce que nous nommons amour. Ils s’emboitent comme des poupées gigognes le dernier englobant les deux autres.

La petitesse et la fragilité de nos corps dans l’univers, la liberté sans limite de notre esprit, et l’amour, sous toutes ses formes, plus important encore : c’est bien ce que nous retrouvons dans la nudité de notre confinement. Celui-ci se prolonge alors qu’il nous semblait déjà durer une éternité. Après tout, si l’infini nous rend temporairement un peu plus grands…

Madame de Staël : « Nous ne connaissons l’infini que par la douleur. »

 

Lévinas : « La subjectivité est hospitalité d’Autrui. En elle se consomme l’idée de l’infini. »

Hobbes : “Quand nous disons qu’une chose est infinie, nous voulons seulement dire que nous ne sommes pas capables d’en concevoir les termes et les bornes : ce n’est pas de la chose que nous avons une conception, mais de notre incapacité”

Christian Bobin : « La moindre joie ouvre sur l’infini. »

CHRONIQUE D’UN CONFINEMENT (Jour 11/ vendredi 27 mars)

Soignants

 

Dans la fraîcheur tonique et lumineux de son matin gréco-romain, la philosophie se voulait médecine. Médecine de l’âme. Elle entendait guérir les maux de l’humanité : ses désirs tordus ou excessifs, ses peurs et ses faiblesses, ses illusions.

Chaque grande école – platonisme, cynisme, stoïcisme, scepticisme, épicurisme- proposait une éthique, un mode de vie aussi importants que sa vision du monde. Des exercices codifiés donnaient chair et corps à des pratiques de soi. Parmi elles, la méditation. Méditer vient d’un mot latin meditatio qui traduit le grec mélété, lui-même signifiant le soin. Le terme se confond avec celui de thérapie qui introduit la nuance de service, soin rendu à un autre.

Méditer ce n’est pas seulement penser, réfléchir, calculer, résoudre un problème, imaginer, créer des concepts et des théories, donner du sens. Méditer englobe toutes ces activités mentales avec une sorte d’effet feed-back sur le sujet méditant qui est impliqué dans son activité de pensée.

Le moi se trouve comme enroulé dans le mouvement de la méditation, il en est simultanément l’objet et le sujet. Même quand la méditation porte sur un thème précis – le temps, l’amour, la mort – ce thème n’est pas analysé, commenté, évalué en dehors du sujet. Pour un sujet, méditer, c’est d’abord se tourner vers soi, diriger sa pensée vers soi-même.

Un jeu gratuit ? Pour Pierre Hadot (Qu’est-ce que la philosophie antique ?) la méditation s’apparente aux « pratiques volontaires et personnelles destinées à opérer une transformation du moi », c’est essentiellement un exercice spirituel. Michel Foucault les interprète comme des révélateurs visant à constituer le sujet comme « un sujet de vérité. » Ces pratiques ont traversé les siècles, chaque époque leur a apporté des modulations spécifiques : Moyen-Age, Renaissance, etc.

Prendre soin de son âme, s’appliquer à ce qu’on est et non à ce qu’on a, à ce qu’ils pensent et non à ce qu’on dit d’eux, à ne pas prendre les vessies pour des lanternes, mieux vivre ensemble : c’est ce à quoi la philosophie invite les hommes. Et cette invitation s’adresse au cœur l’individu. Pour qu’il amorce lui-même une modification de sa pensée et de sa conduite.

Soigner l’esprit malade de lui-même, servir l’humanité, telles sont les finalités que poursuivaient les philosophes de l’Antiquité. Sans masques ni gants ni remèdes miracles. Soignants d’aujourd’hui qui luttez sur le front médical du virus, la mission des philosophes serait accomplie si elle pouvait contribuer à faire voir ce que vous faites, à faire entendre vos cris, à faire reconnaître ce que nous devons de solidarité après tant d’années de mépris à votre égard.

Epicure : « Il est vide le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine »,

Epictète : « C’est un cabinet médical que l’école du philosophe. »

Diderot : « Servir l’humanité. »

Nietzsche : « J’en suis encore à attendre la venue d’un philosophe médecin, au sens exceptionnel de ce terme – dont la tâche consistera à étudier le problème de la santé globale d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité. »

CHRONIQUE D’UN CONFINEMENT (jour 10/ jeudi 26 mars)

Méditation par l’objet

 

D’ordinaire, j’avale mon café et je passe à autre chose. Le petit déjeuner n’est qu’un seuil, un tremplin. Aujourd’hui, au dixième jour du confinement, me voici comme immobilisé devant ma tasse de café. Impossible de m’en détacher. Son cercle noir m’attire et m’aspire dans un sentiment de vague mélancolie. Avec elle, je glisse dans le monde latent et silencieux des choses.

Les objets qui nous entourent, nous ne les voyons plus. Nous sommes perpétuellement jetés vers eux, mais leur présence – y compris quand ils nous résistent, sont introuvables, ne marchent pas- n’a aucun poids. Elle se fond dans l’usage que nous en faisons. Les choses n’ont pas d’autonomie, pas de sens autre que celui que notre intention et notre action leur donnent.

Mais ce matin, c’est différent. La tasse prend un autre relief, une autre présence, active et indépendante. C’est elle qui contrôle ma perception et organise mon présent à sa guise. La tasse devient un œil obscur où mon reflet mobile et brillant se dilue. Mon image se meurt et mon moi s’engloutit dans une extase aussi vive que vague.

Tout autour, le réseau dur des choses s’est défait. Le mur du monde s’est ouvert. Mes yeux s’écarquillent pour recevoir un réel si nu, qu’il en devient obscène et aberrant. Admirer, contempler, s’émerveiller : tous ces verbes dérivent de voir. Et monstre, comme miracle, aussi.

Les choses sont nos initiatrices. Surtout quand le temps nous est rendu pour les laisser venir nous faire signe et se mettre en spectacle. Elles nous donnent accès ce que nous ne voyons pas ou plus dans le cours ordinaire des jours. Elles nous apprennent à traverser le moi et à renverser son rapport au monde. La conscience d’être est devenue transparente en même temps qu’elle atteint son maximum d’intensité.

Et puis, dans un glissement inverse, l’extase s’estompe et la tasse s’insère à nouveau dans le tissu de la subjectivité où elle redevient signe pour moi, signe crée par moi. La tasse remet son habit de sens, sa forme et sa couleur aimées, le café retrouve l’odeur familière que je tiens à lui donner. Et le pacte du moi avec le non-moi est à nouveau conclu. Tout rentre dans l’ordre.

Que s’est-il passé ? Une absence mystérieuse du moi, un suspens étrange, apaisant et stimulant à la fois, récréatif et re-créatif plein et vide, opaque et transparent, neutre et intense à la fois. Au contact des choses nous apprenons à être sans savoir.

A la fin, je bois mon café. Le confinement permet aussi des pauses métaphysiques. Profitons-en pour leur donner du sens.

 

Georges Bataille : « Un rayon de soleil d’été dérobe à la volonté de savoir un secret que nulle réminiscence jamais ne fera pénétrable. »

 

J.M.G. Le Clézio : « Mouvement sans fin au beau milieu de l’immobile où l’on perd ce que l’on trouve et où l’on retrouve tout de suite ce que l’on a perdu. »

Lamartine : « Objets inanimés avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer. »

Aristote : « L’étonnement, c’est le commencement de la philosophie. »

Proust : « On cherche à retrouver dans les choses devenues par-là précieuses le reflet que notre âme a projeté sur elles. »

 

 

CHRONIQUE D’UN CONFINEMENT (Jour 9/ mercredi 25 mars)

Consolations

 

Sombres pensées… Le virus augmente sans pitié le nombre de ses victimes et s’en prend désormais à l’un des rites exclusifs de notre humanité depuis la nuit des temps : le respect des morts. Lieux de culte vides, cérémonies expédiées parfois impossibles, dernières volontés sans effets, pas de rassemblement, pas d’effusions entre amis ni de larmes mêlées. Plus de dernier regard avant la nuit, plus d’effleurement au bord de la disparition du corps.

Tout ce qui permet d’encaisser le premier choc du deuil se trouve interdit, annihilé. Et les familles errent dans leur malheur bouleversant comme Antigone empêchée d’enterrer le cadavre de son frère. Et comme elle, elles sont emmurées dans leur douleur.

Un des exercices que la philosophie antique destinait aux soins de l’âme se nommait consolation. Il s’effectuait la plupart du temps au travers d’une lettre. On rappelait à un proche ou à un ami frappé par le deuil ou la disgrâce, la raison, le sens qu’il pouvait et devait donner à sa souffrance et la nécessité de se raffermir dans l’épreuve.

Et il ne s’agissait pas seulement d’apporter un réconfort psychologique, de rendre la peine acceptable ou de la dépasser. L’enjeu était également d’ordre intellectuel et spirituel. La consolation cherchait à remettre le destinataire dans l’axe de sa vraie nature : la maîtrise des passions, l’orientation vers des finalités supérieures, la sérénité. Le mot latin consolare  signifie raffermir, mais il traduit l’idée d’un sol remis sous les pieds. Les stoïciens ont élevé cet exercice à la hauteur d’un véritable genre littéraire.

Nous ne sommes pas des stoïciens. A leur différence, nous accordons, et ce, à juste titre, une part immense et positive à la sensibilité et à l’affection. Leur surestimation de la raison . nous paraît surhumaine voire délirante. Mais il reste une intention vigoureuse et généreuse dans leur exercice de consolation. Celle d’aider les proches dans la peine. De se faire présents à leur côté. D’être solidaires. Nous le pouvons encore avec tous nos moyens de communication à distance. Pratiquer la consolation, avec sincérité et courage, c’est aussi renforcer notre humanité.

Euripide : «  Les hommages rendus aux morts sont la parure des vivants. »

Descartes : « Ceux qui sont les plus généreux et qui ont l’esprit le plus fort témoignent de la compassion. »

Shakespeare : « L’esprit oublie toutes les souffrances quand le chagrin a des compagnons et que l’amitié le console. »

 

CHRONIQUE D’UN CONFINEMENT ( Jour 8/ mardi 24 mars )

 

Musique maestro ! 

Une semaine déjà… Dans ce tourbillon d’immobilité forcée, on se sent fragile, nu et pauvre. L’absurde de la situation devient lancinant. Nous balançons entre silence monacal et cacophonie médiatique. Que pourrait-il bien nous rester, ainsi jetés aux confins de notre vie ?

La musique ! Depuis quelques jours, un ami, excellent pianiste, m’envoie par MMS des petites vidéos de délicieuse pièces classiques qu’il enregistre. Quel privilège de pouvoir faire ainsi de la musique ! Mais quel bonheur pour moi de l’écouter dans cet état cotonneux généralisé. Et dans l’immeuble où habite mon fils, des résidents sortent sur une plate-forme et, espacés de dix mètres, font un orchestre de rythme avec tout ce qu’ils trouvent.

Via les réseaux sociaux, les musiciens de tout genre se mobilisent, pour nous distraire et, mieux encore, pour soutenir le personnel hospitalier engagé sur le terrible front du virus. Chacun trouve son bonheur dans la musique qu’il aime entendre. Mais on peut rappeler à ceux que la mélancolie et la morosité du silence voudraient séduire quelques-uns des bienfaits majeurs de la musique.

En premier lieu, elle nous permet de nous évader. Elle est voyage, exfiltration, escapade. Dans les pires lieux de concentration et de détention, elle ouvre encore la partition d’une liberté vivace parce que toujours possible. Elle introduit de l’ailleurs dans l’ici et comme de l’éternité dans l’instant.

Ensuite, elle nous rappelle à notre sensibilité. Avec elle, nos pensées grises se mettent en sourdine. Comme un vent d’été, un parfum de femme, une caresse, elle éveille notre émotion. Et par ses rythmes elle nous invite à bouger et à danser, ne serait-ce qu’au-dedans de nous. Elle nous rappelle à la vie et à ses mouvements.

Enfin (comme si sa symphonie pouvait s’achever…) elle nous accompagne et nous enveloppe dans une présence plus grande que la nôtre. Elle aspire notre être de solitude, de séparation, d’abandon. Comme une mère, elle nourrit et console. C’est un virus anti-solitude qui nous pousse vers les autres, présents ou imaginaires, et nous en rapproche pour une fusion heureuse qui se passe de tous les mots. Solidarité, collectivité de la musique.

Dans la mythologie grecque, deux héros parviennent à triompher des Sirènes, ces femmes   invisibles et maléfiques, dont le chant était si attirant que les marins se laissaient mourir sur leur rivage. Ulysse survit en se faisant attacher au mât de son vaisseau. Orphée, le héros musicien, permet aux Argonautes d’échapper au pouvoir de séduction funeste des sirènes en les surpassant par la beauté de son chant. Pouvoir de la musique qui conjure le malheur et triomphe des peurs !

Alors, à ce virus, tueur silencieux des profondeurs organiques muettes , à ces voix discordantes qui ajoutent la confusion à la menace, opposons notre orchestre et notre chorale d’humanité. Musique maestro ! Musique pour Manu Dibango!

 

Nietzsche : « Sans la musique, la vie serait une erreur. »

Eric-Emmanuel Schmidt : « La musique nous aide à construire notre vie spirituelle. »

France Gall : « Douce, douce, douce, musique…laissons voyager nos pensées… »

CHRONIQUE D’UN CONFINEMENT (Jour 7/ lundi 23 mars)

Confinement cynique

 

Imaginez…Votre espace se réduit comme peau de chagrin. Un appartement plus petit. Une chambre. Une demi-chambre. Un tonneau. L’horreur…C’est pourtant l’habitacle exigu où Diogène passait ses nuits et une partie de ses journées, en bordure de l’agora d’Athènes. Cette image d’Epinal de la philosophie appelle un correctif immédiat. Le tonneau était plus certainement une amphore de rebut. Comme chacun le sait, la futaille est une invention revendiquée fièrement et à juste titre par les Gaulois.

Comment Diogène s’est-il retrouvé dans ce confinement extrême? Ce n’est pas une épidémie qui a causé son exil de sa cité natale de Synope, colonie grecque, située dans l’actuelle Turquie. C’est une escroquerie dont les circonstances restent d’ailleurs obscures. Il aurait, à moins que ce ne soit son père, fabriqué de la fausse monnaie. A Athènes, l’exilé Diogène se retrouve lâché par l’ami qui devait l’héberger et finit à la rue. Dans une jarre sans doute inutilisable.

Le nom de cynique -tiré de chien en grec- viendrait de celui d’un gymnase, mais il renvoie également au mode de vie de Diogène et à sa désignation par les Athéniens. Le cynisme antique n’a rien à voir avec le cynisme d’aujourd’hui mélange de bêtise et de je m’en foutisme. Dans cette jarre puante autour de laquelle les chiens viennent disputer sa maigre nourriture, pendant que Platon et ses amis font ripaille dans de somptueux banquet, autour de laquelle aussi les orgueilleux citoyens grecs viennent au spectacle, Diogène élabore une philosophie résiliente et combative.

Son originalité tient dans le retournement des situations négatives. Quand, par exemple, on lui rappelle sa condamnation à l’exil par ses concitoyens, Diogène réplique : « Et moi je les ai assignés à résidence ! » Ce grand retournement s’applique à tout. Pour le cynique, l’épreuve constitue toujours une sorte de défi. Elle nous apprend la résistance et il reste possible d’y trouver une relative sérénité. La posture philosophique de Diogène, toute de rigueur et de courage, suscita jusqu’à l’admiration d’Alexandre le Grand.

Le cynisme, c’est la supériorité de la nature sur les conventions, de la pauvreté et de la nudité sur la richesse, la réussite et le pouvoir, de la sexualité libre sur la vie conjugale, de l’errance sur la citoyenneté, de la franchise sur l’hypocrisie. Critique cinglant, provocateur inlassable : tel était Diogène, qui en plein jour cherchait l’homme une lanterne à la main.

Cet homme-chien ne s’attache pas à Athènes. Il vit alors « sans cité, sans maison, privé de patrie, mendiant, vagabond, au jour le jour ». À la question « D’où es-tu ? », Diogène répond : « Je suis citoyen du monde. »  Dans la pénombre de sa jarre fêlée, pauvre et solitaire, il a ainsi fait germer une idée, sans murs ni frontière, aux dimensions planétaires et à laquelle notre mondialisation donne une ampleur sans précédent : le cosmopolitisme. C’est aussi la leçon philosophique du cynisme antique : du confinement maximal naissent des projets grandioses.

PS : Ce n’est pas une raison pour oublier la situation dramatique et tordue de nos SDF et cette contradiction inédite d’une société décidément bien bizarre qui ne parvient pas à confiner ceux qu’elle a jetés à la rue…

Sartre : « On peut toujours faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous”

Eluard : « Sur les murs de mon ennui, j’écris ton nom, liberté. »

Amin Maalouf : « Rentrons et fermons la porte on pourrait entendre notre bonheur. »

CHRONIQUE D’UN CONFINEMENT (JOUR 6/ dimanche 22 mars)

 

Cosa sara … ? 

 

L’Italie (60,5 millions d’habitants) vient de dépasser la Chine (1,4 milliard d’habitants) pour le nombre de décès causés par le COVID-19. Triste record pour un pays voisin, frère d’Europe et où beaucoup d’entre nous – j’en suis- comptent encore des parents.

L’Italie est confinée. Plus de voyage possible de l’autre coté des Alpes. De ces voyages qui nous apportent tant de richesses culturelles, gastronomiques ou tout simplement humaines. Le pays des évasions à portée s’est transformé en terre d’emmurement.

Il faut attendre. Et se nourrir intérieurement de ce voyage en Italie qui a joué et joue encore comme une matrice littéraire, une source d’inspiration et de création pour tant de poètes et d’écrivains, à l’image de Goethe ou de Stendhal, pour ne citer que les principaux. En voici quelques exemples dans le champ de la pensée.

Homère : C’est l’Italie du sud, avec ses îles et ses rivages qui sert de décor à la plupart des chants de l’Odyssée. Au fil des tempêtes des épreuves, des rencontres de monstres impitoyables et d’expériences extraordinaires, Ulysse s’initie dans la douleur et la solitude à la condition humaine.

Montaigne : Il s’est promené en Italie pour soigner sa gravelle, mais aussi les « monstres » de sa mélancolie après des années de rédaction des Essais dans le confinement de sa librairie, Montaigne y séjourne un an et demi. L’occasion pour lui de « limer sa cervelle contre celle d’autrui », pour s’ouvrir à la diversité humaine et à l’étrangeté d’être soi.

Freud : Le fondateur de la psychanalyse était fou amoureux de l’Italie. Entre 1870 et 1923, il s’y est rendu une vingtaine de fois. A Trieste, Orvieto, Venise, Florence, Naples, et, bien entendu, à Rome qui occupe la place majeure dans cette série. A chaque retour, ses théories s’enrichissent et s’étendent nourries par ces escapades thérapeutiques.

Sartre : C’est moins connu, et surprenant, pour un penseur qu’on imagine plus facilement dans une cave enfumée de Saint-Germain ou à l’entrée d’une usine, mais Sartre était un inconditionnel de Venise où il a écrit un texte magnifique qui va à l’encontre de tous ses romans et essais existentialistes. Une ville où il pouvait être ce qu’il n’était pas…

La compagnie des penseurs doit donc beaucoup à l’Italie. Cette dette valait bien ma modeste chronique  dédiée à mes cousins de Carrare. Nous reviendrons en Italie ! Ci vediamo presto !

 

Stendhal : « Passion italienne : c’est-à-dire la passion qui cherche à se satisfaire, et non pas à donner au voisin une idée magnifique de notre individu ».

Freud : « Notre cœur tend vers le Sud. »

Lucio Dalla : « Il se sentait seul comme un oiseau en vol qui s’arrête et regarde en bas. »

1 3 4 5 6