Que fais-tu de ta vie ?

Quand votre professeur de philosophie -que je remercie chaleureusement- m’a invité à vous rencontrer, à revenir ici dans ce lycée Paul Valéry, j’ai été envahi par la nostalgie.

Il faut vous dire que j’ai passé douze années dans cet établissement qui abritait alors tous les cycles d’enseignement, du CP jusqu’à la terminale. Toute une partie de ma vie de l’enfance à la jeunesse. Des événements marquants me revenaient en mémoire : les courses autour des platanes de la cour, l’entrée en 6e et les alignements à coups de gifle du « surgé » de l’époque. Mai 68.

Je revoyais les visages des maîtres qui m’ont aidé à me construire, mes camarades de classe, mes rivaux, mes petites fiancées et mes flirts…Dans ce bâtiment dressé comme un temple solaire, la vie scolaire se déroulait alors selon une progression verticale. Primaire : première cour. Collège : deuxième cour. Lycée : 3e cour. Avec la philo sur les hauteurs : 3e étage du bâtiment de la 3e cour. Au sommet, dans ces classes où Paul Valéry estimait qu’on pouvait, toujours, en cas d’ennui, regarder la mer…

            En repensant à toutes ces heures et toutes ces années enfuies je ne pouvais m’empêcher de me demander : « qu’as-tu fait de ta vie ? ». Faisant cela, je cédais aux regrets, aux illusions du passé, à l’embellissement fallacieux des souvenirs. Pourtant cette question m’intéressait, y compris dans sa forme. Alors en suivant mes pensées et mes associations d’idées, j’ai décidé de la reformuler, de l’inscrire dans un registre peut-être plus philosophique. Ceci afin de sortir du cercle du ressenti personnel, du passé, pour partager avec vous une réflexion plus actuelle et qui aura, je l’espère plus de sens pour vous :

QUE FAIS-TU DE TA VIE ?

            Cette question, je crois, va vous surprendre. Elle ne correspond pas à celle qu’on trouve dans les annales du Bac.

            Il me semble pourtant que cette question est importante, qu’elle est même la question philosophique par excellence, qu’elle est la seule qu’on doive se poser. Je vais essayer de vous le démontrer en tout cas, à partir notamment de ma conception personnelle de la philosophie, qui emprunte beaucoup à la philosophie antique. Examinons là attentivement.

Que fais-tu de ta vie ? Première question de la philosophie.

 

            Que peut bien signifier une telle question ?

Faire quelque chose de sa vie : ce n’est pas faire quelque chose de particulier: sortir, jouer, aimer, étudier. Je peux faire tout cela parfois en ayant l’impression que cela ne me convient pas, que je m’ennuie, que je ne fais rien de bien passionnant, bref, que je ne fais rien de ma vie.

Faire ici ne renvoie pas complètement à l’agir, à l’action. Si je dis : que fais-tu de ce stylo ? La réponse est aisée : j’écris, je m’en sers pour écrire. Ce booster, cette voiture : je m’en sers pour me déplacer. Que fais-tu du CD ? Je l’écoute parce que j’aime écouter de la musique. Ici c’est l’objet du faire qui pose problème : la vie. Qu’est-ce qu’on peut bien en faire ? Est-ce que ce n’est pas plutôt la vie qui me fait ? Les expériences qu’elle m’apporte, les contraintes auxquelles elle me soumet et les opportunités qu’elle m’offre.

Pourtant faire quelque chose de sa vie, ce n’est pas simplement faire sa vie, faire son chemin sans trop se poser de question. Ce n’est pas seulement vivre. C’est « plus » que cela. C’est vivre en faisant quelque chose de sa vie, en lui donnant un sens. L’animal ne se pose pas cette question. Il vit tout simplement. C’est plus facile.

            Mais quel alors ce quelque chose qu’est ma vie ? Que veut dire le relatif « que » ? Si je peux faire quelque chose de ma vie, cela veut dire que ce n’est pas la vie qui me fait, que je peux avoir une action sur elle, la façonner, la construire. Ma vie c’est quoi ? Mes biens ? Ma richesse ? Mon corps ? Mon image ? Ma célébrité auprès des autres comme les personnages des films de Woody Allen où il faut être connu pour exister.

            Ma vie, ce n’est pas seulement ce que j’ai, c’est ce que je suis. La question pose le sens de la vie d’un être humain, d’un être qui sait qu’il existe, qui peut prendre sa vie comme un objet : qui pense, qui réfléchit.

 

            Dernier point, cette question semble avoir un avoir sous-entendu : que la personne à qui on s’adresse ne fait rien de sa vie, qu’elle la délaisse, la néglige, qu’elle ne s’en occupe pas ou mal ou insuffisamment de sa vie. Que la vie n’est pas un sujet de souci, d’intérêt pour elle.

Et c’est en ce sens que je vous invite à la considérer.

Cette question du souci de soi, avec toutes les interrogations en chaîne qu’elle soulève, c’est Socrate qui la pose le premier. Dans un passage de l’Apologie, Socrate se trouve devant ses accusateurs et présente sa défense. Vous vous souvenez Socrate a été condamné à mort par ses concitoyens parce qu’il était accusé d’avoir corrompu la jeunesse. Il aurait pu s’en sortir mais à un moment donné de son procès il affirme qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre. Il fait un peu trop le fanfaron aussi et il est condamné à boire la ciguë, un poison utilisé dans ces peines capitales auto-administrées.

 

            A un moment donc du procès, de sa plaidoirie, il explique en quoi consiste son activité au sein de la cité. Socrate en réalité ne faisait rien d’autre que de promener dans Athènes et de discuter avec ses concitoyens, de les interroger. C’est sa philosophie, sa façon de philosopher, sur l’agora, dans un gymnase, sous les pins, en allant à la guerre, ou encore au cours d’un banquet. En quoi consiste son étrange « leçon » ?

Voici ce qu’il en dit : « Quoi ! Cher ami, tu es Athénien, citoyen d’une ville qui plus grande, plus renommée qu’aucune autre pour sa science et sa puissance et tu ne rougis pas de donner tes soins à ta fortune pour l’accroître le plus possible ainsi qu’à ta réputation et à tes honneurs mais quant à ta raison, quant à la vérité, quant à ton âme, tu te t’en soucies pas, tu n’y songes même pas. »

Tel est bien le programme philosophique de Socrate : rappeler aux autres qu’ils doivent s’occuper de leur âme, prendre soin d’eux-mêmes. Pour Socrate on sait que ce souci de soi passe par le célèbre « connais-toi toi-même » ; cette formule est tirée d’une inscription du temple de Delphes où il était écrit : « connais-toi toi-même et tu connaîtras la nature et les dieux. » Pour Socrate, la connaissance de soi est la porte d’entrée à une connaissance plus large et inversement rien ne peut commencer sans cette connaissance de soi qui recoupe en partie le souci de soi.

Cette mission philosophique, elle pour lui une sorte de mission divine, non rétribuée et utile à la cité. Alors cette question, « que fais-tu de ta vie ? » ou « Est-ce que tu t’occupes de toi ? » « Est-ce que tu te connais ? », Socrate la pose souvent aux jeunes Athéniens qu’il rencontre ou dont il est amoureux.

Ainsi dans un autre dialogue, Alcibiade, on voit Socrate demander à ce jeune beau, et riche fils adoptif de Périclès s’il s’occupe bien de lui-même, s’il se connaît. Socrate l’interroge et lui fait apparaître tous ses points faibles, il faut qu’il s’endurcisse encore s’il veut entrer en politique et bien gérer les affaires de la cité. « Occupe-toi de toi-même tant que tu es jeune, à cinquante ans il sera trop tard ! » Voilà ce que conseille Socrate au jeune Alcibiade. Vous vous imaginez dire cela au fils de la princesse de Monaco, du Président de la République, ou de David Beckham ?

Prendre soin de soi, faire quelque chose de sa vie, cela revient à faire un retour sur soi-même. C’est mettre en marche la pensée, la connaissance de soi, se prendre pour objet de réflexion. C’est être pleinement soi-même car notre spécificité, notre originalité, notre être à nous humains, c’est de penser. C’est s’éprouver dans sa vérité.

Se connaître dans quel but ? Pour conduire sa vie, prendre les décisions qui s’imposent, connaître ses réactions, se perfectionner, se renforcer, mieux vivre avec les autres, se piloter librement….

Cette problématique du souci de soi, elle traverse toute la philosophie antique, c’est-à-dire la philosophie grecque, hellénistique et romaine. C’est un objectif de vie, durant près d’un millénaire, du temps du rayonnement d’Athènes jusqu’à ce que le christianisme tienne lieu de morale et de philosophie officielle.

Ce souci de soi epimeleia eautou, cura sui, prend des formes variables mais il demeure présent dans les différentes écoles de philosophie, épicurisme, stoïcisme, néo-platonisme. Epicure disait à ses disciples : « quand on est jeune il ne faut pas hésiter à philosopher, quand on est vieux non plus. Il n’est jamais ni trop tôt ni trop tard pour prendre soin de son âme. » On retrouve ce souci de soi chez les Stoïciens Epictète et Marc Aurèle, l’empereur philosophe. Elle devient « sculpture de soi » chez un philosophe néo-platonicien comme Plotin.

Cette philosophie était sensiblement différente de celle que nous connaissons aujourd’hui dans le sens où

– C’était une pratique et non exclusivement un questionnement théorique, elle ne cherchait pas des réponses abstraites. Elle reposait sur des enseignements – on y reviendra- mais aussi sur des exercices disons spirituels qu’on devait appliquer.

– C’était un mode de vie, notamment en Grèce. Diogène vivait comme un SDF affublé, comme tous les cyniques, d’une besace et d’un bâton. Il vivait à la dure en pratiquant l’ascèse physique. Le philosophe était celui qui mettait ses comportements en harmonie avec ses idées. Epicure meurt après des jours de terribles souffrances, il écrit à ses amis jusqu’au dernier souffle et se fait servir un verre de vin.

– La philosophie se pratiquait dans des communautés : l’Académie Platon, le Lycée d’Aristote, le Jardin d’Epicure, le Portique des Stoïciens.

Nous pourrions synthétiser ce souci de soi cet intérêt porté à son âme et à sa vie de la manière suivante.

  • c’est un retour vers soi-même.
  • c’est une thérapeutique : la philosophie guérit des craintes, des illusions, elle console, elle rend plus fort. Elle permet d’affronter le réel, sa dureté et sa complexité.
  • c’est une perspective critique. En se recentrant sur soi-même on peut voir les choses sous un jour différent, remettre en cause les idées acquises, les préjugés, les conventions.

Que fais-tu de ta vie ? Le moi et les autres

Il y a un autre aspect que nous pouvons aussi examiner dans cette question qui, on vient de le voir est un des premières et des plus profondes questions de la philosophie. Qui pose cette question, quel est celui qui interroge, à qui s’adresse-t-il ?

Dans ses temps premiers, avec Socrate et Platon la philosophie est un dialogue, un échange entre Socrate et son interlocuteur. Socrate n’est pas un professeur, il ne transmet pas un savoir ni une vérité, « je ne sais qu’une chose, c’est que je sais rien », dit-il. C’est quelqu’un qui enfante l’autre de sa vérité. Par exemple quand il questionne Alcibiade pour savoir si celui-ci s’occupe de lui-même, se connaît lui-même, c’est pour qu’Alcibiade examine ses motivations, éprouve son désir, fasse l’inventaire de ses points faibles. D’ailleurs à la fin du dialogue Alcibiade concède qu’il va s’occuper de…la justice. On voit là que pour Socrate s’occuper de soi-même ce n’est pas prendre soin de son corps, se perdre dans une contemplation narcissique, c’est s’ouvrir au monde la cité. Ce n’est pas se replier, mais s’ouvrir. Se connaître soi-même et connaître le monde, se gouverner soi-même et gouverner la cité sont une même chose, il y a comme un lien d’essence entre les deux.

Mais ce qui est important ici, c’est que l’activité philosophique s’effectue dans un échange, dans le dialogue, c’est-à-dire dans l’intersubjectivité. « Que fais-tu de ta vie », ce pourrait être une question de philosophe antique. C’est là une dimension importante, qu’on retrouve dans l’épicurisme et le stoïcisme, sous la forme de la direction de conscience. Le philosophe est un conseiller d’existence, un manager de l’âme. Une sorte de gourou comme on dit dans la spiritualité hindoue.

Je sais que ce terme fait peur qu’il évoque les sectes, la manipulation des consciences. Mais il s’agit ici de tout autre chose. Il s’agit d’éveiller, de conduire, de transmettre. C’est une forme d’éducation à la fois ferme et bienveillante.

Cette dimension d’intersubjectivité, elle est présente dès le début. La pensée pour Platon est un dialogue de l’âme avec elle-même. C’est cela la méditation philosophique, un dialogue construit avec soi-même. C’est un exercice qui pouvait être également écrit. L’empereur écrit ses « Pensées pour moi-même » qui sont un modèle de méditation. Nous faisons sans doute la même chose lorsque nous tenons un carnet intime. Cette activité nous donne des repères, nous construit, nous délivre de certaines pensées, nous les rend enfin compréhensibles.

Bien avant Socrate et Platon, les Pythagoriciens préconisaient « l’examen de conscience » : il s’agissait avant de s’endormir de repasser sa journée, de voir ce qu’on avait fait de bien ou de mal.

Ce qui intéressant ici c’est que l’homme antique cherche à se recentrer sur lui-même, à se concentrer sur lui-même, à faire fonctionner sa conscience. C’est une pratique spirituelle libre, sans culpabilité et sans recours à une divinité. Elle se fait avec l’aide du philosophe mais celui-ci n’est ni un prêtre qui confesse, absout ou ordonne pénitence, ni un chef de secte qui chercherait à contrôler les pensées d’autrui surtout s’il est vulnérable ou en recherche. Ce n’est pas non plus un psychanalyste qui accompagne l’expression d’un désir individuel, même si philosophie et psychanalyste se rejoignent sur le chemin de la libération.

Que fais-tu de ta vie ? A chacun de répondre

Pour terminer il faut aborder ce qu’on peut répondre à notre question.

Cette question suppose que vivre est important. Qu’on peut faire ce qu’on veut, vivre comme on l’entend. Mais que le plus important est de s’intéresser à sa vie, d’en prendre soin. Se droguer, faire l’amour sans protection, c’est vivre bien sûr. Mais ce n’est pas prendre soin de soi, c’est se fragiliser, s’exposer. Nietzsche dirait il faut vivre dangereusement, intensifier sa vie, se dépasser…Sans doute si cela nous convient, nous satisfait, est bon pour nous. St Paul : « tout m’est permis mais tout n’est pas bon pour moi ». Toute liberté n’est pas bonne à prendre. La philosophie est ce chemin particulier qui permet de trouver soi-même sa réponse.

Elle dit fais ce que tu veux, mais ne dégrade pas ta vie, ne la dévalorise pas. Elle dit aussi ne te laisse pas disperser, recentre toi sur ce qui est l’essentiel pour toi. Trace ta voie dans le respect de toi-même et des autres. Dans le plein fonctionnement de ce que tu es : une pensée libre.

Sartre affirme : « je suis ce que je fais ». C’est réducteur. Vivre, ce n’est pas agir, l’existence n’est pas une chaîne d’actes sans liaison, projet, ni bilan. Je ne fais rien d’autre que vivre et que penser ma vie. La vie est même la seule chose dont je puisse m’occuper. La vie est la seule utilité, valeur, œuvre, interrogation possible.

A un moment donné de mon existence j’ai connu une épreuve et renoué avec la philosophie, et sa pratique. J’ai retrouvé quoi faire de ma vie et de ses interrogations.

Aujourd’hui encore en revenant ici je croyais au départ que j’avais rendez-vous avec mon passé, non j’avais rendez-vous avec vous avec votre jeunesse, avec l’avenir du monde. Si vous me demandiez ce que je fais de ma vie, je dirais : « aujourd’hui, je fais lien dans la longue chaîne humaine, je transmets là où l’on m’a transmis. »