PHILOSOPHIES EN ITALIE III (2019)

Qu’est-ce que la méditation philosophique ?

VARIATION 1 MARC-AURELE

Pour cette troisième édition de Philosophies en Italie, je vous propose un fil conducteur : la méditation. Si l’on juge par les têtes de gondole des librairies, la méditation fait un retour en force de nos jours. Méditer serait un refuge, une sorte de thérapie d’actualité pour un moi désorienté ou désintégré.
C’est néanmoins une très ancienne pratique dans la culture occidentale, dont les racines plongent dans la Grèce antique et qui connaît plusieurs déclinaisons importantes au fil du temps. Nous allons mettre en lumière cette pratique particulière, qui parfois se confond avec l’exercice même de la philosophie, à travers quatre exemples, quatre variations en lien avec la culture italienne :
-Marc-Aurèle, l’empereur philosophe,
-Boèce, un patricien romain condamné à mort,
-Dante, poète en exil qui a trouvé dans la méditation philosophique des ressources pour affronter l’adversité,
– Paul Valéry. Parce ce que le Cimetière marin est une méditation sur la mort et que le poème est très lié aux origines italiennes de sa mère.

Qu’est-ce que la méditation philosophique ?

Quelques questions préalables sur la méditation philosophique. Quand et comment apparaît-elle ? A quoi servait-elle ? Comment la pratiquait-on ?
Partons du sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot. Quelle est la spécificité du verbe méditer ? Méditer est une forme de penser, mais c’est une opération de la pensée très particulière. C’est réfléchir, calculer, résoudre une difficulté, imaginer aussi, créer des concepts et des théories, se faire une représentation, donner une signification, mais sur un mode très différent des autres -et qui les recoupe tous- en ce sens qu’il implique le sujet dans l’opération de penser.
Dans la méditation, le moi se trouve comme enroulé dans le mouvement de la méditation, il en est simultanément l’objet et le sujet. Même quand la méditation porte sur un thème précis – le temps, l’amour, la mort – ce thème n’est pas analysé, commenté, évalué en dehors du sujet. Pour un sujet, méditer, c’est d’abord se tourner vers soi, diriger sa pensée vers soi-même. C’est toujours moi et un moi qui médite et qui médite sur ce qui m’importe. Dans la méditation le moi est présent à lui-même, sur-présent pourrait-on dire.
Pour un sujet, méditer, c’est donc d’abord se tourner vers soi, diriger sa pensée vers soi-même. Ce mouvement du moi vers lui-même que Platon le nomme conversion (epistrophé) peut prendre différentes formes.
Il permet au moi de s’éprouver et de s’éprouver avec plus d’intensité, de s’observer avec plus d’acuité et de se connaître sans médiation ni délai. La conversion met en scène et active le mouvement naturel du moi qui est toujours réflexion et d’abord réflexion sur lui-même. La méditation met en application l’impératif socratique « connais-toi toi-même ».
Dans les dernières décennies la philosophie grecque a été revisitée. Deux auteurs importants en ont donné des lectures nouvelles : Pierre Hadot et Michel Foucault. Pierre Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie antique ? a mis en lumière un aspect méconnu de la philosophie. Selon lui, elle relevait davantage d’un mode de vie que d’un mouvement intellectuel. Platonisme, stoïcisme, épicurisme, cynisme, toutes les écoles en vérité proposaient à leurs disciples, une éthique, une façon de vivre allant jusqu’à des modes d’habillement et d’alimentation.
Ainsi pour Pierre Hadot, la méditation s’apparente aux « pratiques volontaires et personnelles destinées à opérer une transformation du moi », pratiques inhérentes au mode de vie philosophique. C’est essentiellement un exercice spirituel, c’est-à-dire une activité particulière, nécessitant un apprentissage et une régularité.
Dans ses cours au Collège de France, Michel Foucault a développé une approche plus intellectualiste. Il replace la philosophie dans un souci de soi qui caractérise selon lui la culture antique. Il analyse la méditation comme une « exercice de la pensée sur la pensée » qui va permettre au sujet de se connaître et de s’éprouver lui-même. Mais pour Foucault, cet exercice a pour but de constituer le sujet comme « un sujet de vérité ». Pour Hadot, le moi se transforme, pour Foucault, il s’institue en vérité. Mais dans les deux cas, on peut voir dans la méditation la mise en jeu d’un rapport d’identité.
Pour autant cette pratique n’a pas pour finalité de mettre en place un circuit intellectuel fermé. Quand je médite, je ne pense seulement à ceci ou à cela. Je ne joue pas non plus avec mes pensées. C’est au contraire la pensée qui joue avec moi. « C’est un jeu de la pensée sur le sujet. » C’est différent d’une pratique narcissique, d’une variation sur le thème de l’amour de soi.
A travers le retour sur soi de la méditation, il s’agit de s’éclairer, de se libérer, de donner un sens à cette liberté. Il s’agit aussi de prendre soin de soi. C’est le sens premier du mot latin meditatio comme du mot grec mélété. Medeor en latin veut dire se soigner. Dans la philosophie antique, la méditation est une thérapie de l’âme. Elle console et raffermit l’âme dans la peine. Elle l’affranchit de ses illusions, passions ou tourments narcissiques. « Il est vide le discours du philosophe qui ne soigne aucune affection humaine », estimait Epicure. Et le stoïcien Epictète comparait son école à un cabinet médical.
L’usage particulier de la réflexion revient à une libération et à un accomplissement de soi. Cet accomplissement s’atteignait ou était recherché par qu’à travers des paliers, des exercices (ascèses) pratiqués au quotidien. Ces exercices pouvaient prendre une orientation très physique, parfois comparable à la pratique orientale du Zen : Diogène le cynique, par exemple, s’exposait de longues heures dans la neige ou au soleil pour s’endurcir. Mais dans la plupart des écoles, les exercices portaient sur l’âme comme lieu de structuration des affects.
Dans la philosophie antique, la méditation cherche à accomplir une purification du sujet (catharsis), elle prend une dimension éthique et spirituelle. C’est une technique de soi qui vise à transformer le sujet méditant. A modifier non seulement sa vision du monde ou de telle situation donnée, mais aussi la conduite qu’il adopte face au monde ou d’une situation particulière.
Le célèbre mythe de la caverne de Platon modélise ce processus de transformation. Extirpée de la caverne où elle restait enchaînée à ses illusions, l’âme humaine peut remonter vers la vraie source de lumière qui lui fait connaître la et sa vérité. Cette conversion opérée, l’âme adopte un nouveau comportement, elle s’engage dans un nouveau mode de vie.

I- Marc-Aurèle, empereur et philosophe

Nous allons aborder ces différents aspects de la méditation philosophique à travers le stoïcien Marc-Aurèle.
Qui est Marc-Aurèle ? Marc-Aurèle, né en 121 et mort en 180, est le troisième et dernier illustre représentant du stoïcisme romain après Sénèque et Epictète. Le stoïcisme est un des grands courants philosophique et éthique de l’Antiquité. La dernière période et sans doute la plus féconde est celle qui se déploie à Rome durant les deux premiers siècles de l’ère chrétienne. Rome a pris possession de la Grèce au deuxième siècle avant J.-C., la culture grecque est importée, notamment dans les classes aisées. Elle se diffuse dans tout l’empire.
Dans une période dangereuse et dépravée, on écoute les maîtres stoïciens, on s’habille comme un stoïcien. Leur philosophie, sans constituer une opposition politique frontale aux empereurs, soutient une forme de résistance des patriciens. Elle encourage à la libération intérieure. Elle est d’ailleurs parfois réprimée et interdite par le pouvoir impérial.
Un homme d’état richissime, Sénèque, un affranchi, Epictète, et un empereur, Marc-Aurèle, en sont les principaux représentants.
Eduqué par des maîtres stoïciens, Marc-Aurèle est adopté par Hadrien auquel il succède. A la fin de sa vie, alors qu’il combat les barbares aux portes de l’empire dans une guerre incessante, usé et malade, il rédige ses « Pensées », le matin et le soir sous sa tente impériale.
II-Les Pensées : un livre inclassable
Il s’agit d’un recueil de réflexions et de maximes d’une portée aujourd’hui universelle. L’ouvrage n’a pas été publié de son vivant et d’ailleurs, c’est aussi ce qui fait son intérêt, il n’était pas conçu comme destiné à être publié.
L’ouvrage fait son apparition en Europe à la fin du XVIe siècle dans le contexte du rayonnement de l’humanisme. Il frappe par plusieurs étrangetés :
-Son titre d’abord. A l’origine, l’ouvrage n’en avait pas. Le titre lui-même n’est pas de Marc-Aurèle. Après sa mort, on a sans doute rassemblé ces notes rédigées par l’empereur et on a leur a donné l’appellation : les choses, à lui-même, ou pour lui-même (ta eis eauton), ce qui lui appartient. Ce titre a varié au gré des époques et des pays. Aujourd’hui on s’en tient à Pensées pour moi-même ou Pensées tout court. On souligne alors le rapport à soi ou au moi ou encore la généralité, le vague, le caractère inclassable du texte.
-Car la deuxième étrangeté des Pensées, réside dans cette écriture pour soi. L’empereur ne dicte pas, il écrit de sa main. Il rédige en grec, la langue philosophique apprise dans son enfance. C’est une pratique, une activité personnelle sans vocation éditoriale. Mais ce n’est pas pour autant une chronique de sa vie intérieure, un journal intime.
On ne peut le comparer aux grands textes autobiographiques : Confessions de Saint-Augustin, Essais de Montaigne ou encore Confessions de Rousseau, carnets ou cahiers. L’empereur n’évoque que très rarement ses fonctions ou des personnages qu’il connaît. Le moi concret y semble absent. Pas de confidences, ni d’étalement.
-Troisième étrangeté, le désordre apparent du texte. Il n’a pas d’unité formelle. On passe de maximes brèves à des développements plus longs. On trouve des citations réécrites. Des exhortations, des règles de vie. On ne peut classer les Pensées dans aucun genre philosophique recensé du moins dans l’Antiquité : dialogue, lettres, traité, manuel…
En réalité, ces fiches constituent un ensemble d’exercices spirituels stoïciens. Elles établissent une sorte de conducteur que l’empereur se donne et suit pour organiser ses pensées et ses affects. L’écriture fait partie de l’exercice. Parce que l’écriture est une activité de concentration et de dialogue intérieur. A travers elle, l’empereur parle à lui-même sans finalement parler de lui.
Pourquoi tous ces exercices ? On a avancé que Marc-Aurèle était malade, mélancolique. Pendant les campagnes d’hiver au bord du Danube, il ne supportait pas le froid. Il souffrait de l’estomac et de la poitrine. Il ne mangeait que le soir. Et il prenait un médicament à base d’opium…
On pourrait aussi bien y voir le texte d’un monarque solitaire qui retrouve l’orphelin de père qu’il a été dès l’âge de 3 ans. Les premières lignes des Pensées sont consacrées à son père, à sa réputation et à son souvenir : conscience et virilité.
Une ligne plus loin, l’empereur évoque sa mère : « De ma mère, la piété, la générosité, la faculté de s’abstenir non seulement de mal faire, mais même d’en avoir la pensée ; et en outre dans la manière de vivre, une simplicité bien éloignée de la manière des riches. » Une mère qui ressemble à une initiatrice au mode de vie stoïcien…Une mère suffisamment bonne, pour reprendre l’expression de Winnicott ?
Ce qui est certain, c’est que Les Pensées de Marc-Aurèle sont des exercices de méditation stoïcienne en train de s’écrire et auxquels on assiste, sans médiation, « en direct ». On y voit de l’intérieur comment se déroulait un exercice stoïcien et en quoi il consistait. Comment la pensée cherche son principe directeur (hêgemonikon) et comment elle le met en œuvre.
Le texte met en scène l’effort stoïcien vers la sagesse inhérent à cette école mais aussi à la philosophie elle-même. On trouvera beaucoup d’impératifs, d’infinitifs, de « il faut », d’énoncés prescriptifs dans le texte des Pensées. Marc-Aurèle s’exhorte, s’influence, se réveille, se relance sans cesse pour cheminer vers le Bien. Mais ce travail de soi par soi ne perd jamais une finalité, immanente et pratique « Prends garde de te césariser…conserve-toi simple, bon pur, grave, naturel, ami de la justice, révérant les dieux, bienveillant, affectueux, ferme dans l’accomplissement de tes devoirs. Combats pour rester tel que la philosophie a voulu te faire. »
Il serait impossible en une heure de résumer une philosophie aussi riche et complexe que le stoïcisme. Nous ouvrirons quatre pistes, qui sont autant de voies d’accès aux Pensées mais que nous estimons en correspondance avec notre engouement actuel pour la méditation sous toutes ses formes.
1- Le moi qui médite
2- Le monde médité
3- Le présent, temps de la méditation
4- Autrui dans la méditation

III-1 Le moi méditant
« Arrête cette agitation de marionnette » (VII,29), « cesse de tourner comme une toupie » (IV 22). « Regarde en toi-même ! En toi est la source du bien qui toujours peut jaillir si tu creuses toujours. » (VII 59). Ailleurs le texte évoque le tourbillon.
La méditation effectue un mouvement de retour sur le sujet méditant. Cette activation de la réflexivité est spécifique de la méditation occidentale. Les Pythagoriciens l’ont installé dans le paysage spirituel à travers l’examen de conscience que devaient pratiquer les disciples à la fin de la journée.
« Fouille en dedans », « c’est à l’intérieur que se trouve la source du bien », « Regarde vers l’intérieur », « fais un retour sur toi-même. » : de nombreuses formules soulignent la nécessité du retour à soi. C’est là une posture-clé qui sollicite l’attention psychologique, l’éveil de la conscience de soi, la mise entre parenthèses des sollicitations extérieures, la vigilance éthique.
Quel sont les bénéfices de ce recentrage ? Il évite de se perdre dans le flux mental, la turbulence psychique. Il permet de se dégager de ce que nous appelons la « pression » immédiate : les urgences, les distractions, les avis des uns et des autres. On peut penser que les fonctions impériales avec leur cortège de décisions, d’audiences, de jalousies réclamaient quelques parenthèses de reconstruction de soi. On retrouve ici également problématique très actuelle d’un moi en dispersion permanente, incapable de trouver son unité ou de réaliser sa synthèse.
Revenir à soi pour un stoïcien, c’est encore revenir aux principes fondateurs du stoïcisme. Se remémorer les préceptes pour les mettre en application. La méditation est un exercice réglé. Elle remet à l’esprit les principes qui mettent en ordre la pensée. Le sujet ordonne son désordre et ses tourments. Il se donne de la cohérence par un travail de remémoration.
Les principes et les règles du stoïcisme sont au cœur des Pensées, ce sont les objets et les contenus des méditations pour Marc-Aurèle. « Il faut les avoir sous la main la nuit et le jour, il faut les écrire, il faut les lire. » (III 24) La rédaction et la lecture sont indissociables de la méditation.
Il ne s’agit pas d’acquérir ou de retrouver un savoir, mais de transformer une attitude intérieure. Le recentrage permet de disposer d’une ressource psychique, d’un fonds reçu et constitué dans l’éducation, Marc-Aurèle parle de « richesse ». D’où le recours à l’imagination, à la persuasion, aux techniques qui conduisent l’âme. A la parole aussi, reprendre contact avec soin c’est découvrir le pouvoir thérapeutique du dialogue intérieur.
Revenir à soi, c’est reprendre possession du noyau de son identité. L’homme est corps, souffle et raison. Revenir à soi, c’est revenir à son centre rationnel, à ce que les stoïciens nomment l’hêgemonikon. L’homme possède dans son âme un principe directeur, l’hêgemonikon, qu’il pilote et qui le pilote et lui permet de faire usage de sa raison. D’où l’intérêt de se recentrer sur son activité, de « porter l’attention sur son principe directeur ». Pourquoi est-il si important d’activer ce moteur psychique, ce centre d’organisation de la pensée ?
La raison est une faculté qui s’exerce à travers l’évaluation des contenus de pensée, du jugement. L’important va être de se forger une représentation objective des événements. La représentation est déclenchée par une sensation, c’est un processus physique, corporel, c’est l’effet des objets extérieurs sur l’âme. Puis l’âme, et plus précisément le principe directeur, se forge une image. L’image diffère de l’objet.
Le discours intérieur prend le relais pour évaluer la représentation. Il lui attribue tel ou tel sens. Il faut décrocher la représentation de l’objet. Car « Les choses ne touchent pas l’âme », il y a un décalage entre la représentation et le représenté. Les événements extérieurs ont leur vie propre et ils ne s’intéressent pas à nous. On dit du mal de moi. C’est ce qui m’est rapporté. Est-ce que cela me fait du tort ? C’est moi qui en juge. L’hêgemonikon est un centre de décisions.
Cela ne signifie pas que le stoïcien ne ressent rien, n’éprouve rien, mais que le jugement infléchit la perception première et modifie le trouble qui a été suscité. Le principe directeur de l’âme n’est pas coupé du corps et du monde. Il est impacté par les événements. Le principe directeur n’est pas bon ou mauvais en lui-même, heureux ou malheureux, mais il le devient en fonction des jugements qu’il porte sur les événements qui l’affectent.
Dans ce retour à soi, le sujet délimite aussi son espace de liberté. L’âme est libre de juger les choses comme elle le veut. Elle est responsable de ses interprétations du réel. Seul ce qui dépend de nous peut être considéré comme un bien ou un mal. La santé, le plaisir, la beauté, la naissance, la carrière, la richesse. Tout cela ne pas dépend de nous. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements. Ainsi l’homme est toujours l’auteur de son propre trouble.
Il lui appartient de « rester indifférent aux choses indifférentes. » Cela ne signifie pas d’atteindre un état d’impassibilité ou d’insensibilité. Il s’agit de hiérarchiser les événements, de se concentrer sur ceux qui sont vraiment importants quand on les approche avec des critères à la fois logiques et éthiques.
Dans cet espace psychique l’homme retrouve un champ de liberté. La liberté, c’est l’exercice d’une raison qui se détache de tout ce qui pourrait aliéner ses jugements, ses désirs, sa volonté, qui s’exerce uniquement sur les choses qui dépendent d’elle. « Souviens-toi que le principe directeur devient invincible quand, rassemblé sur lui-même, il se contente de ne pas faire ce qu’il ne veut pas…L’intelligence libre de passions est une citadelle. Car l’homme n’a aucune forteresse qui soit plus forte que celle-là. »
Lieu de pesage des pensées, camp retranché de la liberté intérieure, l’hêgemonikon est aussi le siège de la conscience morale. Dans et par la réflexivité, le sujet découvre sa capacité d’orienter ses décisions et ses actions en direction du bien. Celui que j’éprouve à conduire une action juste, utile aux autres, conforme à l’ordre du monde. La morale stoïcienne est une morale de l’intention.
La méditation stoïcienne se focalise sur un retour à soi parce qu’on y trouve la maîtrise de la raison personnelle, la liberté et la source pure de l’intention morale.

III-2- Le monde médité

Pour autant, le retour à soi n’est pas la finalité de la méditation. La conversion n’est pas un enfermement. C’est un sas : Il faut « revenir au monde sans t’irriter contre ce vers quoi tu retournes. » Le stoïcien ne vise donc en aucune façon à se détourner du monde. D’ailleurs, c’est impossible, car le moi individuel- rationnel et l’être du monde ne font qu’un. Il y a une équation ontologique entre le moi et le monde, parce que le monde lui-même est rationnel.
Il existe une nature universelle, un monde qui a une unité et une rationalité à laquelle tout est soumis. C’est la providence ou le destin. Tout ce qui arrive, y compris ce qui nous arrive est le produit de cette nature-raison. « Toutes choses s’enchaînent réciproquement et leur liaison est sacrée ; en quelque sorte aucune n’est étrangère à une autre, tout est coordonné et tout contribue à l’ordre d’un même monde. » (Livre VII, 9)
La raison ou les atomes, la providence ou le chaos. C’est un des principes du stoïcisme qui s’oppose là à l’épicurisme dont la physique repose au contraire sur la déclinaison des atomes dans le vide selon la loi du hasard. Cet enchaînement de causes qui préside aux conditions de notre existence, naissance, vie, mort, santé, réussite, reconnaissance, ne dépend pas de nous.
On a donc une articulation très étroite entre les deux raisons, entre la logique et la physique. Juger correctement d’une situation, c’est retrouver sous les apparences la logique de la raison du monde. C’est pourquoi il est important de s’en tenir à une définition physique, réaliste des événements. Exemples : « cette pourpre, c’est du poil de brebis mouillé d’un sang de sanglier. » L’union sexuelle ? « C’est un frottement de ventre avec éjaculation dans un spasme d’un liquide gluant. » La guerre ? une chasse qui ressemble à celle que l’araignée fait à la mouche. La méditation débouche sur une « perspective physique » qui ouvre l’accès à la vérité du monde.
Cela implique aussi de se détacher de l’attention portée aux autres, à ce qu’ils font et disent. D’avoir une vision lucide de la vie en société : « Et tout ce dont on fait tant de cas dans la vie : vide, pourriture, mesquinerie ; petits chiens qui s’entremordent, gamins qui se querellent, qui rient et puis se mettent à pleurer. » Et les gens importants qui prennent de grands airs ou gesticulent : « se les représenter comme ils sont quand ils mangent, quand ils dorment, quand ils font l’amour ou vont à la selle. » Marc-Aurèle propose également un exercice qui consiste à imaginer comme un tas d’os un interlocuteur insupportable ou dangereux.
Dans son activité d’analyse, le principe directeur réduit l’événement à sa dimension physique. Il est arraché au registre de l’interprétation affective ou de l’opinion immédiate. « Quand les choses paraissent trop séduisantes, dénude-les, vois face à face leur peu de valeur, arrache d’elles ces histoires que l’on raconte sur elles… »
Le principe directeur divise, décompose la représentation, la rabat en quelque sorte sur le réel. Cette opération dissout les fausses valeurs qu’on a projetées sur l’événement. Elle enseigne à voir les choses en elles-mêmes et non en fonction des interprétations fantasmatiques qu’on peut en avoir.
La raison universelle, il faut la connaître, mais il faut aussi l’aimer. « J’aime avec toi ». Cette formule de Marc-Aurèle résume la position stoïcienne. L’homme est en étroite relation avec la nature. Ce qui lui arrive a toujours sa nécessité. « Cet événement qui vient à ta rencontre, il t’est arrivé, il a été mis en rapport avec toi… » La nécessité des coïncidences reconnue, il ne peut y avoir de souffrance. Il ne peut y avoir qu’adhésion et amour pour ce qui arrive. Dire oui à ce qui arrive : ce thème stoïcien est régulièrement repris. Nietzsche lui a donné le nom d’amor fati.
Il y a donc recherche, envie de cette fusion avec le tout. Plaisir de faire correspondre raison du monde et raison personnelle, destin et jugement adéquat. C’est logique puisque nature et raison sont identiques, forment un seul monde.
D’où cette vision cosmique, proche des conceptions orientales, où l’âme se dilate et se fond dans l’univers. « L’âme parcourt le monde entier et le vide qui l’entoure et elle s’étend dans l’infinité du temps infini et elle embrasse et conçoit la renaissance périodique de l’univers. »
La part de l’homme est ridiculement petite dans cet infiniment grand pascalien avant l’heure. C’est pourquoi il est bon, pour faciliter le travail du principe directeur, de prendre ses distances, de s’élever au-dessus de la sphère humaine. Un exercice consiste à développer son « regard d’en haut ». D’observer une situation qu’on est train de vivre comme si on se plaçait au-dessus des nuages.
Le consentement au cours naturel des événements, n’est pas une résignation, c’est une compréhension du monde tel qu’il est et une adhésion positive et joyeuse à tout ce qui arrive. « Ne cherche pas à faire que ce qui arrive arrive comme tu veux mais veuille que ce qui arrive arrive comme il arrive et tu seras heureux » (Epictète Manuel 8).

III-3-Le temps de la méditation

Cette vision de l’événement divisé et réinterprété se retrouve dans l’approche du temps. La fugacité de l’instant est au cœur des méditations de Marc-Aurèle. Son approche peut paraître paradoxale : d’un côté le temps est divisible à l’infini et on ne peut saisir un quelconque instant, d’un autre le présent est le temps par excellence, le temps survalorisé. Le temps ne cesse de fuir, mais sa réalité est donnée tout entière dans l’instant présent. La néantisation du temps implique sa survalorisation.
Point microscopique de l’espace, l’homme est également une particule de durée. « Quelle toute petite partie de l’abîme béant du temps est assignée à chacun ! Car il s’évanouit au plus vite dans l’éternité ! » D’où les encouragements à se détacher du temps, de l’avenir comme du passé et de se concentrer sur le seul présent : « Qui a vu le présent a tout vu, tout ce qui a été produit de toute éternité et tout ce qui se produira à l’infini. » Et aussi « on ne vit que le présent, cet infiniment petit, le reste est déjà vécu ou alors incertain. » « Ce ne sont ni le passé ni le futur qui pèsent sur toi mais seulement le présent. »
Le passé est mort, il est inutile de le ruminer. L’avenir est cause de trouble et de souci. Il est angoissant. La solution stoïcienne est d’aborder l’existence instant après instant. « Délimite le présent ». On retrouve un travail de division, d’analyse qui est le propre de la pensée. Le présent est le seul temps de la conscience, il dépend donc d’elle de lui attribuer telle ou telle valeur.
C’est pourquoi on trouvera en parallèle une préparation aux épreuves à venir. La méditation matinale, par exemple, anticipe sur le déroulement de la journée. Elle calibre a priori ce qui va arriver. Cela nous permet de constater qu’un mal n’est pas un mal pour nous ou alors qu’il est simplement possible. Mais il peut advenir et c’est pourquoi on doit s’y préparer. On s’y prépare en consacrant un temps d’analyse et d’évaluation. C’est la tâche de l’hêgemonikon.
Au sommet de cette préméditation des malheurs possibles se trouve la méditation de la mort. Dans le schéma stoïcien, la mort est un phénomène naturel, elle n’est qu’un phénomène physique qui ne dépend pas de nous. C’est à partir de cette vision physique que la mort reçoit son sens.
En revanche elle peut survenir à tout instant et son imminence, surtout dans le cas de Marc-Aurèle, amplifie la focalisation sur le présent et sa jouissance. « Accomplis chaque action de la vie comme si c’était la dernière… » La perspective de la mort donne plus d’intensité et de prix à l’existence présente. « Agir, parler, penser toujours, comme quelqu’un qui peut sur l’heure sortir de la vie. » C’est un thème qu’on retrouve également chez les épicuriens sous la forme du carpe diem.
Aimer, accueillir, dire oui : il y a une réelle joie d’exister dans le stoïcisme, de profiter du présent parce qu’il est la voie d’accès à l’être en même temps que le temps naturel de la conscience. De vivre en harmonie avec la nature, d’aimer son spectacle, d’être fasciné par ses œuvres. De s’ouvrir ainsi à l’espace du divin.

III-4-Autrui dans la méditation

Conscience cosmique, mais aussi conscience citoyenne. Marc-Aurèle ne prétend pas échapper à ses fonctions, au contraire. Le stoïcisme n’est pas une philosophie hors du monde, un exercice de contemplation même si la présence à soi y revêt une importance capitale. Marc-Aurèle ne rêve pas comme Platon d’une cité idéale. Il s’implique dans la cité d’ici et de maintenant en cherchant à y prendre toute sa place.
« Que ton action ait pour fin le service de la communauté humaine parce que cela est pour toi conforme à ta nature. » IX 31
La communauté humaine n’est pas de sang, de semence ni de territoire, elle se fonde sur le partage de la raison, c’est une communauté d’être raisonnables. C’est un thème qu’on retrouvera chez Spinoza. Une chaîne identitaire relie la nature, la communauté et l’individu. L’idéal stoïcien se traduit par une recherche de justice. Il s’applique à travers une attitude de bienveillance face à autrui.
Le mal, n’est pas une faute contre autrui mais contre soi-même. C’est une erreur de jugement qui en est la cause. Platon le disait déjà : « nul n’est méchant volontairement. » Il faut donc faire preuve de pitié, de douceur et de bienveillance à l’égard de celui qui fait le mal. Ou alors demeurer dans l’indifférence, en rejetant la colère et la haine face à ceux qui ignorent les vraies valeurs. « Les hommes ont été faits les uns pour les autres : instruis-les ou supporte-les. »
Car il existe un autre principe stoïcien qui permet de contourner les obstacles. Si les autres s’opposent à ma volonté, je peux encore considérer cet obstacle comme une occasion de m’exercer à consentir à la volonté du destin.
Le stoïcien se met donc au service de la société, il cherche à faire œuvre d’utilité, il est altruiste. Faire le bien à autrui, c’est d’abord se faire du bien à soi-même, puisque c’est agir conformément à la raison universelle. Pour cette raison, il se définit comme un citoyen du monde.

Conclusion

La philosophie stoïcienne est éloignée de notre approche de l’existence. Dans nos sociétés occidentales modernes, le plaisir est la valeur cardinale, bien au-dessus de la raison. Notre conception de l’éthique est relative, évolutive, relationnelle, elle refuse les cadres trop contraignants. Le stoïcisme nous parait une philosophie de la soumission au sur-moi, de l’obéissance à un Autre implacable qui se nomme ici destin ou Providence.
Mais le stoïcisme a laissé des traces universelles : le souci de soi, l’appel à la raison, l’humanité comme une grande communauté de raison, l’altruisme. Marc-Aurèle était loin d’être parfait, sous de nombreux aspects son mandat impérial nous semble critiquable. Dans les Pensées, il se montre faillible, en deçà de ses idéaux. Souvent on ne peut que mesurer l’abîme qui semble s’ouvrir entre sa vie réelle d’empereur et la vie du philosophe qu’il aurait aimé être.
On sent la tension, l’effort pour se hisser au niveau de la grandeur d’âme qui peut-être lui manque. On lit les ratages, la mort qui rôde, les pressions du pouvoir sur l’homme le plus puissant du monde. On comprend les enjeux et les limites de sa thérapie. On voit le négatif. On voit ce qu’il cherche dans la philosophie et ce qu’il ne trouve pas dans sa vie. Tout un négatif apparaît en filigrane. Et c’est pour cela qu’il nous reste si proche par-delà le temps et la différence des cultures.
Depuis peu le destin du moi individuel se joue sur de nouvelles scènes. Le voici voué à une culture de la dispersion, soumis à des idéologies de capture et de dissolution. Le voici confronté à des problématiques personnelles de déliaison, d’inconsistance, d’aplatissement sur le réel. L’expérience stoïcienne de la subjectivité vient encore nous éclairer.

Variation 2 BOECE

A quoi sert la méditation philosophique ? A se consoler. Cette réponse originale et surprenante de Boèce mérite la plus grande attention : elle émane d’un condamné à mort.
Nous avons abordé lors de la conférence précédente consacrée à Marc-Aurèle les différents enjeux liés à la méditation philosophique dans l’antiquité : souci de soi, transformation de soi, institution dans la vérité, thérapie. Nous l’avons plus précisément encore définie comme un rapport d’identité.
Toutes ces thématiques se retrouvent dans la Consolation de philosophie de Boèce. Un texte unique, un témoignage dramatique qui nous fournit la deuxième variation sur le thème de la méditation philosophique.

1- Qu’est-ce qu’une consolation ?

La consolation s’inscrit dans cet ensemble de pratiques destinées aux soins de l’âme, aux côtés de la méditation, de l’examen de conscience, de la lecture ou de l’écriture, du dialogue entre amis. On peut considérer que la discussion philosophique de Socrate avec ses amis avant de boire la ciguë est le prototype du genre.
Avec le temps, la consolation devient un genre philosophique à part entière. Elle s’effectue la plupart du temps à travers une lettre. Dans la correspondance on rappelle à un proche ou à un ami que le deuil ou la disgrâce venaient frapper, les vertus de la raison, le sens qu’on pouvait et devait donner à sa souffrance, la nécessité de se raffermir dans l’épreuve.
Et il ne s’agissait pas seulement d’apporter un réconfort psychologique, de rendre la peine acceptable ou de la dépasser. La compassion reste rare dans une consolation. Ce n’est pas une lettre de condoléances. Son enjeu est également d’ordre intellectuel et spirituel. La consolation cherchait à remettre le destinataire dans l’axe de sa vraie nature : la maîtrise des passions, l’orientation vers des finalités supérieures, la sérénité. Le mot latin consolare signifie raffermir, mais il traduit l’idée d’un sol qui est redonné, remis sous les pieds.
Ce sont les stoïciens qui ont élevé la consolation au rang de genre littéraire et philosophique. Les maîtres en la matière sont Cicéron et Sénèque, mais le platonicien romain Plutarque figure à leurs côtés. Parfois les auteurs sont directement impliqués. Sénèque en consacre une à sa mère, Helvia, qu’il tente de réconforter après qu’il a été exilé en Corse. Plutarque en écrit une à son épouse après la mort de leur fille. Descartes encore la pratique dans des lettre célèbres à des amis en deuil ou déprimés.

2/ En quoi la consolation de Boèce est-elle originale ?

L’œuvre de Boèce a ceci d’original qu’elle n’a pas de destinataire. C’est une consolation par soi-même, pour soi-même. C’est un exercice dramatique avec la mort comme horizon. Les rappels à la raison, les conseils, les exhortations qui structurent une consolation se lestent d’un poids de sincérité et de tragique dont ceux qui consolent autrui sont d’ordinaire dispensés, quelle que soit l’authenticité de leur démarche.
Les pensées que Marc-Aurèle conçoit pour lui-même n’ont pas le même enjeu. La Consolation de philosophie est la longue méditation d’un homme seul, sans directeur de conscience, sans autre médiation que son langage et son imagination, sa culture et sa pensée. Mais Marc-Aurèle reste empereur. Boèce n’est plus rien. Sa vie ne tient plus qu’à un fil. C’est le mort qui pense de la philosophie. La consolation de Boèce sublime une genre littéraire codifié. Aux exercices de rhétorique et aux argumentations philosophiques, elle ajoute des poèmes, elle mobilise dans l’urgence toutes les ressources personnelles et culturelles d’un homme dans une situation limite.
L’originalité tient aussi à la prosopopée : Philosophie est un personnage, une interlocutrice. Elle tient le rôle d’une infirmière de soins palliatifs spirituels. Avec elles Boèce élabore un ultime dialogue intérieur, une dernière méditation pour conjurer sa solitude et l’imminence de la mort.

3/ Qui est Boèce ?

C’est un philosophe peu connu, mais dont l’apport à l’histoire des idées est précieux. Il vit en Italie entre la fin du cinquième siècle et le début du sixième. On peut distinguer deux versants dans sa personnalité. C’est un homme de haute culture et c’est un personnage politique de premier rang.
Boèce (480-524) est issu d’une famille de patriciens romains convertie au christianisme depuis un siècle. Si l’on excepte la mort de son père, lui-même consul quand il a sept ans, un bon génie a toujours veillé sur sa destinée. Il est recueilli par un patricien qui supervise son éducation. Jeune, il a la chance de suivre les cours de l’école d’Athènes. Il y a appris la philosophie des platoniciens et acquis les plus hautes connaissances de son époque en matière de géométrie, d’astronomie, de musique et d’éthique. Il sait le grec. Il traduit en latin et commente une partie de l’œuvre d’Aristote et des dialogues de Platon.
Boèce reste comme un passeur de philosophie grecque ce qui lui vaudra d’être plus tard qualifié d’«instituteur » de l’Occident latin. Il rédige des traités de logique qui en font le précurseur de la scolastique médiévale. Il écrit des livres de théologie, dont un sur la Trinité. Dans ses recherches, il vise à « joindre la foi et la raison. » Deux siècles après sa mort, le monde chrétien le tire de l’oubli, il figure dans les enluminures pieuses, on le considère à l’égal d’un martyr et d’un saint, fêté à la Saint Séverin. Signe éminent de sa consécration posthume : son tombeau se trouve à Pavie dans la crypte de la basilique San Pietro in ciel d’Oro, près de celui d’un autre philosophe lui aussi canonisé : Augustin.
Boèce est également l’auteur d’un traité de musicologie qui a fait référence au Moyen-Age. Enfin, il est à l’origine du concept de personne qui nous sert encore aujourd’hui à aborder la question de l’identité individuelle. Il définit la personne comme « une substance individuelle de nature rationnelle. » En réalité c’est en cherchant l’équivalent du terme des théologiens grecs qui désignent par existences les termes de la Trinité (le Père, le Fils et le Saint-Esprit) que Boèce propose le mot de personne.
Christianisme, platonisme et stoïcisme : tel est l’alliage philosophique de Boèce.

4/ Pourquoi Boèce est-il condamné à mort ?

Boèce s’est retrouvé pris dans la nasse des rivalités politiques et religieuses entre Théodoric roi des Ostrogoths, qui règne sur l’Italie, et Justinien l’empereur de Byzance.
A trente ans à peine, Théodoric l’a fait consul. Puis il l’a nommé maître des offices, titre équivalent à celui de Premier ministre. Boèce fait donc partie, comme Sénèque – Premier ministre de Néron – ou l’empereur Marc-Aurèle de la compagnie des philosophes politiciens, en charge de hautes responsabilités.
Boèce tient son rang dans l’élite sociale et politique de Rome. À ses postes, il se distingue par son humanité et son éloquence. Mais quand les relations entre Théodoric et l’empereur byzantin s’enveniment, Boèce se trouve victime d’un complot. Il est jugé et condamné à mort sans preuve ni possibilité de se défendre. Le chef d’accusation est aussi factice qu’humiliant : sorcellerie. Elle est depuis longtemps interdite. On y a souvent recours pour éliminer les opposants ou ceux qui gênent. Le Sénat, effrayé par le jugement de Théodoric, répudie Boèce, approuve la peine et confisque ses biens. Boèce est assigné à résidence à Pavie. On ne l’élimine pas tout de suite. Il peut servir de monnaie d’échange.
C’est donc un être déchu et brisé, trahi qu’on retrouve à Pavie. Le patricien est nu, le magistrat sans défense, l’homme condamné à mort. Mais ce qui l’ébranle plus encore que l’exil ou la souffrance, ou la perspective de l’exécution, c’est sa chute sociale et le sentiment d’injustice.
Sa situation ressemble Boèce ressemble à celle de Sherman McCoy, le golden boy de Wall Street, dont Tom Wolf décrit la chute dans son livre le Bûcher des vanités. Boèce, à la différence de McCoy, n’a pas commis le délit initial qui enclenche la mécanique irréversible de la déchéance. Son monde aussi s’est effondré, comme celui qui écarté de ses fonctions, licencié, empêché d’exercer son activité ou livré au procès médiatique chute du piédestal social où il s’est hissé, quelle que soit sa hauteur, et vit son malheur comme une chute humiliante.
Entre des séances de torture, il rédige La Consolation de Philosophie.
Elle comprend 5 livres qu’on va, autant que possible, résumer pour reconstituer son fil philosophique. On peut le reformuler sous forme de questions.

1/ Comment et pourquoi méditer ?
2/ Comment traiter le sentiment d’injustice ?
3/ Où se trouve le vrai bien ?
4/ D’où provient le mal ?
5/ Quelle liberté me reste-t-il ?

1/ Comment et pourquoi méditer ?

Boèce projette dans un premier temps d’écrire des poèmes. Il doute. Il s’interroge : « Pourquoi avoir tant de fois, mes amis, vanté ma réussite ? Celui qui tombe, c’est que son pas était mal assuré… »
Il se laisse aller à la rêverie et puis il a une apparition. Une femme fictive apparaît au-dessus de sa tête. Ce n’est pas son épouse Rusticiana. Ni un fantasme érotique. C’est une femme si âgée, qu’elle semble venue de la nuit des temps, mais elle gardé un teint vif et semble pleine d’énergie. Un aspect vénérable mais un regard de feu. Sa taille variable frappe le détenu. Tantôt l’apparition semble de dimension humaine, tantôt elle touche le plafond du ciel, tantôt encore elle pénètre le ciel pour y disparaître.
Et cette femme mystérieuse se met à parler, elle s’emporte contre les muses que Boèce avait appelées à l’instant pour se mettre à l’ouvrage : « Qui a laissé approcher de ce malade ces petites putes ? Dehors, laissez-le moi soigner avec mes muses à moi ! » Le détenu reste silencieux, pire, il est incapable de parler. Le spectre se rapproche. Il pose un diagnostic : « Le malade n’est pas en danger, c’est de la léthargie, maladie commune des esprits qui sont dans l’illusion. »
Boèce enfin la figure de l’apparition. Il s’agit de la Philosophie, la vieille nourrice. Pourquoi elle, ici et maintenant, dans la solitude désespérante de l’exil ? « Est-ce que j’allais t’abandonner, mon petit, et refuser de peiner avec toi en prenant ma part du fardeau que tu portes à cause de la haine contre mon nom ? »
Philosophie, c’est l’infirmière spirituelle, solidaire et reconnaissante.
C’est dans cette fiction que commence La Consolation de Philosophie. Ce dialogue imaginaire devient au fil des lignes l’œuvre majeure de Boèce celle par laquelle il va passer à la postérité. Entre le moi-philosophie et le moi-prisonnier, le dialogue devient parfois difficile avec des phases de suspens et de blocages, de refus et de dénégations. La consolation n’est pas un sermon, une recette psychologique aux effets thérapeutiques immédiats. Il y faut de la patience et de l’endurance. Sitôt que l’exercice se relâche le prisonnier se noie dans sa détresse. A peine les arguments de Philosophie « ont-ils cessé de retentir à mes oreilles, déclare le prisonnier, que revient le poids du chagrin ». Rappelle-t-elle les bonheurs et les réussites que son initiative est déjouée : « Dans l’adversité, le malheur le plus grand est toujours d’avoir été heureux. »
Philosophie commence son traitement comme un psychologue qui demande à son patient d’exprimer sa souffrance sans retenue et de mettre sa blessure à nu. Il ne s’agit pas de se livrer à l’association libre de type psychanalytique. L’objectif n’est pas de faire advenir un vérité inconsciente refoulée mais de rendre à l’esprit l’usage de la raison. Mais une incontestable délivrance par l’expression est activée.
La cause de la souffrance, c’est l’injustice. Boèce clame son innocence. Et il soutient avoir toujours placé son action politique sous le signe de la justice. Il n’a jamais comploté contre Théodoric. Il rappelle avec fierté son art de la politique : « Si je l’avais fait, personne ne l’aurait su. » Ses accusateurs ne l’ont dénoncé que pour sauver leurs peaux. Ils ont fourni de fausses pièces et il n’a pu se défendre. Ses appuis l’ont lâché. Le chef d’accusation de sorcellerie est infâmant. « Le résultat de mon innocence, c’est ce que tu peux voir, lance-t-il à Philosophie ; au lieu d’être récompensé de mes vrais mérites, je suis puni pour un faux crime. »
Sentiment d’injustice, donc, d’un haut magistrat soumis à la perversité d’une justice qui soudain marche à l’envers. Avec des conséquences difficiles à accepter. « Quant à moi, privé de tous mes biens, dépouillé de mes honneurs, ma réputation salie, je suis puni à cause du bien que j’ai fait. »
Le condamné se révolte et hurle à la face du créateur :
« Ô Créateur de la voûte étoilée…
Oh jette enfin les yeux sur notre pauvre terre,
Ô toi, qui que tu sois, qui noues les lois de l’univers !
Car nous, la merveille d’une si grande création,
Nous, les hommes, sommes ballottés par les caprices de la Fortune,
Ces vagues qui nous entraînent, ô maître, contiens-les,
Et par ta loi qui régit l’immensité du ciel,
Affermis la terre, donne-lui la stabilité ! »

Une fois le travail de catharsis effectué, Philosophie reprend la main et adepte d’une thérapie douce ouvre une série de questions : Ce monde dont tu te plains, est-il régi par le hasard ou régi par un principe rationnel ? Qu’est-ce que l’homme ? On retrouve là le schéma stoïcien mis en lumière avec les Pensées de Marc-Aurèle. Les réponses de Boèce sont stoïciennes : le monde est régi par la raison divine et l’homme est un être rationnel. Philosophie dégage le socle sur lequel va s’ériger la consolation.
L’identité revendiquée de stoïcisme vaut comme la redécouverte d’une source oubliée. Le prisonnier retrouve tout à la fois un principe logique, une sorte d’axiome, mais aussi une ressource psychique, un point de départ pour construire la consolation.
« C’est d’avoir oublié ce que tu es qui brouille tes idées ; et voilà les raisons de tes plaintes sur ton exil et la spoliation de tes biens. Mais parce que tu ignores la fin des choses, tu crois que les vauriens et les criminels ont la puissance et le bonheur. » Et parce que tu as oublié par quels moyens le monde est gouverné, les changements de fortune sont pour toi des fluctuations sans contrôle. Il y a là de quoi causer non seulement la maladie, mais même la mort. Mais grâce soit rendues à l’auteur de la santé. Ta nature ne t’a pas encore complètement abandonné. »
Amener le sujet à ce mouvement intérieur de conversion, par lequel il commence à retourner une représentation fausse de la réalité, tel est le premier mouvement de la consolation philosophique. Mais il y a autre chose, cette certitude que le sujet trouve dans sa raison et non plus dans ses obsessions douloureuses, la certitude estimable de sa propre présence, de sa pensée, de ce qu’il tient pour vrai, de son identité.
C’est Dieu qui fournit ici, au plus intime du sujet, la vérité fondatrice. C’est naturel, Boèce est chrétien. Pourtant cette prise d’appui spontanée ne doit pas nous abuser. Dans tout le texte de sa Consolation, Boèce ne fait jamais référence à la Bible ou au Nouveau Testament. Pas de saint ni d’apôtres à son chevet. La Philosophie du prisonnier est bien celle de Socrate et de la tradition gréco-latine. Elle est païenne, donc, mais ce paganisme philosophique n’est jamais incompatible avec la foi chrétienne.
La véritable consolation commence en tout cas à ce point du texte et elle enchaîne trois séries de questions que la discussion du Moi-Philosophe et du Moi-Prisonnier va aborder successivement : Comment accepter l’injustice ? Où trouver le bien véritable ? Comment se fait-il que le mal existe ? Quelle part de liberté me reste-t-il encore dans cette prison dorée où le bourreau frappe à la porte ?

Comment accepter l’injustice ?

La première discussion porte donc sur la question de la fortune. Le problème du prisonnier Boèce, comme celui de tous ceux que le malheur atteint, c’est que son esprit nie et refuse l’épreuve. Il reste fixé sur le temps antérieur. Dénégation chronologique. Rétrospection d’évitement.
C’est une illusion. Et Philosophie va apporter ses remèdes rhétoriques. Rien n’a changé en réalité. La fortune a toujours été ainsi, changeante et trompeuse. Telle est sa nature. Immuable dans sa tendance incessante à tourner comme une girouette aux quatre vents. La Fortune a « le visage double d’une puissance aveugle ». Face à cette infidèle, il n’y a que deux attitudes possibles. Être d’accord avec elle et alors ne plus se plaindre de ses bouleversements et de ses trahisons. La refuser et rejeter ses jeux destructeurs. « Car celle qui t’a abandonné, c’est celle dont personne ne peut jamais être sûr qu’elle ne l’abandonnera pas. »
S’en suit une cascade d’arguments : Se fier à une fortune que la volonté ne peut arrêter, c’est suivre une ombre fugitive, « une sorte d’indicateur du malheur à venir ». La fortune est si instable qu’il est aussi vain de la redouter que de chercher à l’amadouer. Se soumettre à sa loi, c’est rendre plus pénible encore un sort qu’on ne peut pas changer. Arrêter sa roue est impossible, si elle s’arrêtait, elle ne serait plus la fortune…
Et d’autres encore : Boèce a été heureux avant sa disgrâce. Il a eu sa part. Il l’a encore : une épouse fidèle et droite, deux fils aussi brillants que leur père. Il n’y a donc pas à se plaindre.
– La richesse, le pouvoir et les honneurs n’ont pas de vraie valeur et ne donnent pas le bonheur.
– Une fortune contraire apporte toujours des enseignements sur la vie…L’épreuve t’enseigne où sont tes vrais amis : ce sont tes proches.
On aperçoit ici le socle stoïcien de l’argumentation. Le prisonnier a posé une conviction initiale, qu’il n’a ni expliquée ni légitimée, celle d’une approche stoïcienne de l’ordre du monde. Pour rester cohérent, Philosophie lui remet en tête un dogme stoïcien, la distinction établie par Epictète entre les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous.
Ce qui ne dépend pas de nous, c’est ce qui est extérieur à nous : le fonctionnement du corps, les biens, les opinions que les autres ont sur nous. Ce qui dépend de nous, ce sont nos représentations et les jugements que nous portons sur elles, nos désirs et nos aversions, notre impulsion à agir et nos conduites. Les premières dessinent l’espace de notre liberté, les autres nous plongent dans la servitude, l’impuissance ou l’empêchement. La fortune et ses manifestations incohérentes font partie des choses qui ne dépendent de nous et donc doivent nous laisser indifférents.
En revanche, les choses qui dépendent de nous, qui sont notre affaire, qui seules peuvent être bonnes ou mauvaises sont des activités de l’âme. Jugement, désir, action, sont soumis à l’âme et plus précisément à son principe directeur : l’hegemonikon, la partie la plus rationnelle d’une âme rationnelle, la citadelle intérieure, où l’homme peut exercer sur lui-même une souveraineté inaliénable. « Si donc, tu es maître de toi-même, tu possèderas, ce que jamais tu ne voudrais perdre et que la fortune ne saurait t’enlever. »
Ainsi la première enquête que mène la Consolation de Philosophie opère donc une conversion. Le Prisonnier est orienté vers lui-même, vers sa véritable source, vers la partie directive de l’âme. Le dialogue intérieur avec Philosophie effectue un décentrage par rapport à sa perception obsédante d’injustice, à son asservissement à l’égard de la fortune.

Où se trouve le bien véritable ?

Si le vrai bonheur ne se trouve pas dans les dons de la fortune où se trouve-il ? C’est le deuxième thème qu’aborde la consolation passant en quelque sorte à une phase plus active du protocole thérapeutique. Le dialogue intérieur Philosophie/Prisonnier s’attache d’abord à identifier les faux bonheurs.
Les hommes recherchent ce qui est bon pour eux par de multiples voies : les biens matériels, les honneurs et la réputation, la célébrité et la gloire, les plaisirs du corps, la santé, la beauté, la force. Mais s’ils recherchent ce qui est ou leur semble bon pour eux, c’est qu’ils ne le possèdent pas. Ces biens restent extérieurs au sujet désirant. Philosophie pointe le noyau de manque au fond de tout désir. Ainsi dans la recherche d’un bien extérieur, d’un bonheur apporté par des choses ou des signes, l’homme ne suffit pas à lui-même. Il s’illusionne dans sa quête, il va « comme un ivrogne qui ne retrouve pas le chemin de sa maison ».
Aucun de ces soi-disant biens n’apporte l’auto-suffisance. Il ne dure pas, il change, il isole des autres. Le vrai pouvoir ne peut être que « celui qu’on exerce sur soi ». Le bien à rechercher est diamétralement opposé à tous ces biens. « Le vrai bonheur est celui qui rend indépendant, puissant respectable, célèbre et joyeux. » Ce bonheur total, parfait est un. Il appartient à la divinité. Il est la divinité. « Tout homme heureux est donc un dieu. » Tout l’exercice consolatoire réside dans cette tension pour convertir l’homme à sa vraie nature, l’orienter dans le bon sens. Mais le prisonnier résiste encore : « Est-ce que tu te moques de moi à tricoter un inextricable labyrinthe d’arguments ? »
Le prisonnier revient à ses fixations initiales. Philosophie a tenté de proposer une autre voie que la voie stoïcienne. La voie platonicienne qui proposait de tourner l’âme vers la contemplation des idées. Ici de l’idée du Bien. C’était une deuxième étape importante après le recentrage sur soi ; la consolation cherchait à orienter l’âme du prisonnier vers une autre région de sens.
Mais l’élévation platonicienne vers la contemplation du Bien reste prématurée. Il faut alors marquer une pause, évoquer le mythe d’Orphée. Autorisé à descendre aux enfers pour récupérer Eurydice à condition qu’il ne la regarde pas avant d’être revenu à la surface, Orphée ne peut tenir sa parole. Il tourne sa tête vers sa compagne qui le suit et vers les profondeurs des enfers.
« Près des bornes de la nuit
Orphée eut de son Eurydice
La vue, la perte, la mort,
C’est vous que la fable concerne
Qui voulez là-haut vers le jour
Faire remonter votre esprit.
Car si vers l’antre des Enfers
On s’abaisse à jeter les yeux
Tout ce qu’on portait de précieux
On le perd en regardant en bas. »

D’où provient le mal ?

La consolation se relance alors avec une nouvelle enquête. C’est le prisonnier lui-même, dans une nouvelle résistance, qui la propose : « La plus grande raison de mon chagrin, c’est de voir que l’existence d’un Maître universel de bonté n’empêche nullement l’existence du mal ni son impunité. » Pire ajoute-t-il : non seulement la vertu n’est pas récompensée mais c’est elle qui est punie et persécutée.
Si dieu est le bien, si tout est bien puisqu’il l’a créé, comment le mal existe-t-il ? Pourquoi, me frappe-t-il, moi, Boèce ? Et pourquoi ceux qui m’agressent restent-ils impunis ? Face au moi-Philosophie, le moi-Prisonnier enchaîne lui aussi questions et objections. Et s’abandonne une nouvelle fois aux lamentations.
Le problème soulevé traverse la pensée antique. Epicure déjà le premier l’a posé en ces termes : « Si Dieu existe, d’où vient le Mal ? » Mais il complète : « Si Dieu n’existe pas, d’où vient le Bien ? » Le philosophe du plaisir prend ses distances par rapport à la difficulté métaphysique qu’il souligne. Le bien est possible ici-bas même dans un monde chaotique et aléatoire. Oublions les dieux, ils sont indifférents à notre sort.
Le point de vue des stoïciens est tout à l’opposé. Si le monde est régi par la raison, si dieu -principe ou être chrétien- ordonne le monde et si ce dieu est bon, alors il faut bien donner une explication au mal, lui trouver un sens. Dans cet objectif, Philosophie développe l’argumentation suivante : en réalité, ceux qui font le mal sont sans force véritable. D’abord parce que s’ils ne connaissent pas le bien, ils sont ignorants. S’ils le connaissent et s’en détournent sous l’effet de leurs passions, ils sont vicieux. Et s’ils persistent sciemment ils sont pervers.
Or l’homme qui tyrannise les autres est en fait tyrannisé par ses passions. C’est une bête. Celui qui fait le mal est malheureux et ce malheur est encore plus grand quand il reste impuni. En réalité, l’homme qui fait le mal se rabaisse au rang de bête. Il se détourne de sa part d’être qui le tire vers les dieux. En ce sens il mérite la pitié plus que la colère.
Certes, mais comment croire encore à la Providence quand on voit l’injustice parader ? Philosophie poursuit imperturbable sa leçon stoïcienne. L’important est de connaître l’ordre vrai des choses et pour atteindre cette connaissance il faut retrouver la logique de la Providence et ne pas perdre l’orientation globale en nous focalisant sur une séquence particulière.
Or la Providence a sa propre logique qui parfois nous échappe. Mais la vérité, c’est que sa réalisation est toujours orientée vers le Bien, y compris quand la fortune nous paraît mauvaise et quand nous voyons les méchants triompher. L’adversité met l’homme de bien à l’épreuve. C’est une chance qui lui est offerte d’affermir sa force d’âme. « Si la fortune ne permet pas de s’éprouver ou de se corriger, c’est qu’elle punit. »
C’est maintenant la figure d’Hercule qui est convoquée. Le héros qui mena à bien les Travaux terribles imposés en punition de ses crimes fut appelé sur l’Olympe. « D’avoir vaincu la terre vous offre les constellations », conclut le dernier poème du Livre VI. Référence à l’apothéose d’Hercule reçu parmi les dieux de l’Olympe après sa mort.

Quelle liberté dans ce monde ?

Une troisième et dernière discussion s’ouvre alors. Sur le thème de la liberté. Car si tout le cours d’une existence est réglé par la volonté de la Providence et l’exercice de son bras séculier, le Destin, quelle place reste-t-il à la liberté ? Et la question est ici d’autant plus importante, d’autant plus brûlante que c’est un prisonnier qui la pose.
Si, moi Boèce, qui ai tout perdu, à qui il ne reste plus que de croire à un ordre divin du monde, je reconnais que tout ce qui m’arrive déroule une histoire conçue de toute éternité, puis-je encore nommer volonté libre ce minuscule espace intérieur que j’arrache à la fatalité ? Question sous-jacente et qui reste informulée : quel sens, moi prisonnier et condamné à mort, puis-je encore donner au travail philosophique sur moi-même, à la libération que j’ai décidé d’entreprendre, si tout est prédéterminé et prédestiné ?
Un siècle avant lui, Augustin avait réglé le problème avec le libre arbitre qui rendait l’homme responsable du mal. Boèce prend le problème par une autre entrée. Non plus comme un stoïcien ni même comme un chrétien mais plutôt comme un platonicien, c’est-à-dire de manière intellectuelle. Il distingue la connaissance humaine, approximative et limitée, de la connaissance divine, totale et infinie. « L’être doué de raison possède un jugement qui lui permet d’exercer son discernement en toute occasion et connaît donc par soi-même ce qui est souhaitable et ce qu’il faut éviter. »
Quand l’âme lâche la raison, elle s’aveugle et s’asservit. Au contraire, « l’âme humaine est nécessairement plus libre quand elle se maintient dans la contemplation de l’intelligence divine ».
L’âme pour Boèce est une substance en mouvement, active, créatrice. La nécessité que l’homme marche relève de l’ordre du monde « Mais aucune nécessité ne force l’homme qui marche de sa propre volonté. » La liberté de Boèce concilie la nature rationnelle de l’homme et son pouvoir de choisir. Le Prisonnier maintenant peut choisir. Il est libre de s’en remettre à son dieu : « Elle est grande, si vous ne voulez pas vous cacher la vérité, la nécessité qui vous impose de vivre selon le bien, quand vous agissez sous les yeux du juge qui voit tout. »

La Consolation de Philosophie s’arrête sur ces mots. Ou sur l’indicible. Elle n’a pas de conclusion certaine. On ne sait si le texte reste en suspens parce que l’heure du supplice final est arrivée ou si l’œuvre atteint son point de complétude formelle. Peut-être aussi occupé par sa méditation, sa création littéraire, Boèce est-il parvenu à métaboliser sa souffrance et à apaiser sa colère ? La dernière phase de l’exercice avec son invitation spirituelle semble montrer que Boèce a franchi un palier intérieur dans sa méditation. D’où peut-être cet arrêt brutal du texte.
Boèce en tout cas a occupé son temps, s’est transformé. Il s’est redonné des repères. Il est revenu à lui, il a fini par accepter son épreuve, il lui a fait face avec dignité et courage. Il a donné un sens à sa situation limite. Tout homme possède une source, un principe où la difficulté l’oblige à remonter pour y trouver l’énergie psychique nécessaire. Boèce a atteint ce point où la vue du réel devient claire et où l’esprit s’apaise.
La vue, l’esprit, c’est aussi sur quoi le bourreau s’est acharné à l’heure de l’exécution capitale. Il aurait dit-on serré si fort son garrot que les yeux auraient jailli de leurs orbites. Et pour finir, c’est à coups de massue qu’il aurait fracassé le crâne du patricien déchu.
Ce sacrifice n’a pas été vain. Après des siècles de ténèbres et de silence il a permis à la philosophie de revenir sur la scène de l’histoire des idées. Et au philosophe de rester présent dans la mémoire des hommes en offrant une consolation qui peut encore aujourd’hui nous émouvoir et nous raffermir face aux malheurs de l’existence.

VARIATION 3 DANTE

Avant d’entrer dans notre thème du jour et après les deux premières conférences consacrées à Marc-Aurèle et à Boèce, récapitulons les acquis de notre questionnement. L’enquête nous a permis de dégager les principales caractéristiques d’une méditation philosophique.
Dans l’Antiquité grecque et romaine, aux temps du rayonnement de la philosophie, la méditation s’inscrit dans un ensemble de pratiques destinées à conduire l’âme, à lui permettre une transformation de soi en vue d’un accomplissement. Le mode de vie philosophique propose la recherche d’un bien supérieur dont on se rapproche par paliers successifs au fil d’exercices réglés et réguliers.
La méditation fait partie des exercices (aiskésis/ascèses) mis au point pour atteindre ce bien. Elle fonctionne comme une thérapie de l’âme effectuant des purgations, des purifications (catharsis). Elle s’opère dans un mouvement de conversion, de retournement, où l’âme – le moi antique- ressaisit son essence rationnelle, c’est-à-dire le meilleur d’elle-même pour à la fois se conduire dans la vie pratique et s’insérer dans un cosmos où elle trouve un sens.
Elle peut être comprise comme un « exercice spirituel » « destiné à opérer une transformation du moi », (Pierre Hadot) ou, plus intellectuel, visant à constituer le sujet comme « un sujet de vérité » (Michel Foucault). Dans les deux cas, c’est l’angle que nous avons pris, la méditation est l’occasion d’un rapport d’identité.
Avec Marc-Aurèle et surtout avec Boèce nous avons observé comment la méditation stoïcienne opérait une reconstruction du moi et nous avons focalisé sur la consolation qu’elle pouvait apporter au sujet dans le vide, l’égarement ou le malheur.
Mais il existe une autre voie, la voie platonicienne, celle qui fait de la méditation et de la philosophie en général, un accès à un réalité supérieure. En ressaisissant le meilleur d’elle-même, l’âme peut s’ouvrir à la vérité d’un monde rationnel. On a trois grandes déclinaisons de cette vision :
-Platon avec le monde des idées régi pas l’idée du Bien.
-Aristote avec l’idéal de vie contemplative
-Le néo-platonicien Plotin avec la fusion dans l’Un.
Ajoutons que pour Platon l’âme est également un désir, un mouvement vers un objet qui lui manque. L’âme est amour. Définition du Banquet : « on aime ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce qui manque. »

Dante philosophe

Ce rappel était essentiel pour introduire à la philosophie de Dante. Tout le monde connaît Dante le poète, l’auteur de la Divine Comédie, monument de la littérature universelle, une des pères de la langue italienne. Mais on ignore largement la pensée philosophique de Dante. Pourquoi ? Trois raisons essentielles :
-L’immense renommée poétique et linguistique recouvre l’activité philosophique de Dante et sa contribution originale à l’histoire des idées.
-Sa philosophie reste inachevée et transitoire. Elle trace un trait d’union entre deux vies, deux phases de création. Mais, pour cette raison même elle est décisive.
– On peut voir aussi à l’œuvre une méconnaissance liée au préjugé tenace qui voit dans le Moyen-Age une période de ténèbres intellectuelles. Il est vrai que la philosophie médiévale peut nous paraître obscure, avec sa scolastique complexe, sa soumission à la théologie et ses dérives astrologiques. Mais le siècle précédent a commencé à reconnaître la fécondité et l’originalité de la philosophie médiévale.
Dante expose sa philosophie dans deux ouvrages : Il Convivio (le Banquet) et un traité de philosophie politique : De la monarchie. Elle s’insère dans un ensemble de trois groupes d’œuvres où l’on trouve :
– les traités de théorie poétique – la Vita nova et le De vulgari eloquentia
-Le chef d’œuvre de la Commedia. Titre auquel la postérité ajoutera l’épithète divine.
L’œuvre philosophique de Dante est réputée inférieure à son œuvre poétique. Elle marque une phase de transition entre les ouvrages de jeunesse de la Vita nova et la Divine Comédie où Dante se consacre totalement à son œuvre poétique majeure. En première approche l’œuvre philosophique apparaît empesée, touffue, ramassée dans une sorte de vulgate de l’aristotélisme.
C’est une philosophie d’un abord complexe, syncrétique, mais qui participe aux grands débats intellectuels et spirituels du Moyen-Age, des relations entre la philosophie et la théologie, la raison et la foi.
Pourtant et c’est la marque de son génie, Dante instille quelques concepts philosophiques féconds et prend des positions très originales dans le grand débat de son époque entre la philosophie et la théologie. Certains commentateurs n’hésitent pas à voir en lui un grand penseur médiéval.
En outre, on repère un réseau intertextuel très dense sous les différents genres abordés, avec des correspondances entre les thèmes, la symbolique, la finalité. Enfin, il faut souligner l’existence d’une période charnière très productive et décisive : la décennie 1303-1313 qui voit se chevaucher la plupart les traités de poétique et de philosophie et le début du chantier de la Divine Comédie.
Nous ne pourrons rendre compte de tous les aspects de cette philosophie, en donner une vision globale. Nous ne pourrons qu’y introduire. Et pour cela, nous suivrons le fil conducteur de ce cycle de conférence, et plus précisément dans le Convivio écrit en 1303.
« On a la philosophie de sa propre personne », estimait Nietzsche. Aussi, avant d’entrer dans le vif du sujet, il nous faut reconstituer le contexte existentiel et biographique qui l’entoure et la fait naître. Plus que pour d’autres, ce contexte est le centre du texte et du processus créatif qu’il soit poétique ou philosophique.

Portrait de Dante

Tout le monde connaît l’immense le génie poétique de Dante. Il est un des phares de la culture italienne. Un des éminent représentants de la poésie courtoise qui a marqué la littérature médiévale et qu’il a fait évoluer. C’est par son impulsion que la langue toscane est devenue la langue de toute la péninsule italienne. Dante, c’est l’équivalent italien de Victor Hugo, de Shakespeare ou de Goethe. Sa Divine comédie est des monuments de la littérature universelle, par la puissance de son imaginaire, la virtuosité de l’écriture, la complexité symbolique.
De sa biographie on rappellera quelques aspects essentiels pour notre propos. Dante, qui s’appelle en réalité Durante Alighieri, naît à Florence en 1265, dans une famille de petite noblesse et peu fortunée. Trois événements marquent son existence.
-La rencontre dans une rue de Florence, de Bice di Folco Portinari, dite, Béatrice, alors qu’ils ont neuf ans tous les deux. C’est pour lui une sorte coup de foudre, mieux, de révélation du mystère de l’amour.
-Le décès de cette même Béatrice, en 1290, à l’âge de 24 ans.
-L’exil. En 1302, lié aux Blancs, le parti de la haute bourgeoisie, il est jugé, ses biens sont confisqués, il est condamné au bûcher s’il revient dans sa ville. Jusqu’en 1321 date de sa mort à Ravenne Dante vivra en exil, soit près de 19 ans.
Cet exil, il en boira l’amertume toute sa vie. « Puisqu’il a plus aux citoyens de Florence, la superbe et illustre fille de Rome, de me rejeter de son sein si doux dans lequel je suis né et dans lequel j’ai été nourri jusqu’au faîte de ma vie, et dans lequel avec son bon plaisir j’espère de tout mon cœur reposer mon âme fatiguée et achever le temps qui m’est dévolu, j’ai parcouru presque tous les pays où l’italien est en usage, étranger, presque mendiant, exposant à contrecoups de la fortune; dont volontiers on impute la cause contre toute justice à celui-là même qu’elle frappe. En vérité, j’ai été poussé comme un navire sans voile et sans gouvernail vers divers ports, divers golfes et diverses plages par le vent desséchant que souffle l’amère pauvreté. »
On soulignera également un trait biographique particulier : Le décès de ses parents, sa mère vers l’âge de douze ans, son père vers quinze ans.
Il faut s’arrêter un moment sur l’événement Béatrice. Un événement d’une intensité hors du commun et qui nous reste déconcertant. Il se produit en 3 actes.
Acte I Dante âgé de 9 ans, rencontre Béatrice. Un événement qui marque sa vie à jamais.
« Elle m’apparut revêtue d’une très noble couleur, humble et honnête, rouge sang, ceinte et ornée comme il convenait à son très jeune âge. A ce moment, je dis en vérité que l’esprit de la vie, qui demeure en la chambre la plus secrète du cœur, commença à trembler si fort, qu’il se manifesta horriblement en mes plus petites veines. »

« Dès lors je dis qu’Amour s’empara de mon âme, qui lui fut si tôt soumise, et commença à prendre sur moi telle assurance et tel pouvoir, par la force que lui connait mon imagination, qu’il me fallait exécuter complètement tous ses désirs. Il me recommandait maintes fois de chercher à voir ce jeune ange. »
Acte II. Dante revoit Béatrice à 18 ans. Elle le salue montrant qu’elle se souvient de lui. (« miraculeux salut »,) Entre eux pourtant, rien ne sera jamais possible : à l’époque les mariages sont régis par des règles sociales et économiques très strictes. Les deux familles ne sont pas du même rang. Béatrice épouse un riche florentin. Le mariage de Dante a été négocié alors qu’il a douze ans. Il épouse Gemma, avec laquelle il a plusieurs enfants.
Acte III. Le décès de Béatrice à 24 ans. Dante raconte qu’il lui a été annoncé dans un rêve prémonitoire. Il tombe malade pendant 9 jours. Il dépérit. Puis s’enfonce dans une longue dépression dont la philosophie va progressivement l’extraire. Mais Dante s’est juré de ne jamais oublier Béatrice et ce c’est ce qu’il fera toute sa vie et dans toute son œuvre.
Etrange amour, étrange objet d’amour. Qui est Béatrice ? De quoi est-elle le nom ? A-t-elle vraiment existé ? Celle qui a existé correspond-t-elle à l’apparition qui se manifeste à Dante ? Dans sa manifestation Béatrice incarne une haute figure de la Dame interdite, impossible de l’amour courtois. Mais elle est à la fois accessible – Dante la rencontre dans la rue- et inaccessible, image avant l’heure de l’éternelle et mystérieuse passante qui, jusqu’à Georges Brassens fascine les poètes et plus largement les hommes.
En même temps, l’expérience que décrit Dante anticipe sur l’amour fou des surréalistes. Mais son phénomène est aussi proche de la cristallisation décrite par Stendhal, l’idéalisation de l’être aimé. Ange, miracle, prodige…le vocabulaire de Dante est également religieux et mystique. Les rencontres avec Béatrice sont muettes, purement visuelle ce sont des flashes. Comme des moments d’extases.
« … quand à mes yeux apparut pour la première fois la glorieuse dame de mes pensées, que nombre de gens nommaient Béatrice sans savoir ce que signifiait son nom ». Comme un lapsus qui voile et exprime en même temps une vérité, Béatrice recouvre le prénom de Bice. Béatrice signifie bienheureuse. Béatrice agrège sur son signifiant toutes les formes de l’amour, toutes ses manifestations, c’est un universel, un absolu. Un sorte d’attracteur étrange, pour parler comme les astrophysiciens, qui engloutit toute l’information et en même temps la rend possible. Béatrice éclaire le processus psychique de la sublimation. L’objet présent/absent, l’objet qui se retire et dont le retrait entraîne la production symbolique.
Toute l’œuvre de Dante s’organise autour de ces trois événements traumatiques, aussi bien l’œuvre poétique que l’œuvre philosophique. Dante ne cesse de parler d’amour, d’un amour impossible et sublimé jusqu’à des altitudes inaccessibles au commun des mortels. Son œuvre ne semble s’organiser qu’à partir d’une seule série de questions : qu’est-ce que l’amour ? Quel est cet amour qui m’a foudroyé ? Que puis-je faire de cette expérience ? Qui est cette mystérieuse Béatrice, source de tristesse et de création continue ?

Une philosophie consolatrice

La philosophie de Dante s’exprime dans un ouvrage dont le titre est d’inspiration platonicienne : il Convivio, repris du célèbre Banquet où Socrate et ses amis dialoguent sur le thème de l’amour. C’est un livre écrit en toscan au début de la période d’exil, vers 1303-1304. Béatrice est décédée depuis une dizaine d’années. Après une période terrible au cours de laquelle il dépérit et où sa famille croit qu’il devient fou, Dante est revenu à la vie. Mais le malheur frappe une seconde fois. Dante est privé de sa ville natale. Il décide d’écrire pour un large public qui n’est ni universitaire ni religieux. Il vise le plus grand nombre.
Il Convivio est déjà sur ce plan-là un ouvrage de rupture. Par sa cible (le grand public) et son vecteur (le toscan). Par son intention avouée : il s’agit de ramasser les miettes du banquet des philosophes pour les offrir au plus grand nombre. « Heureux le petit nombre de ceux qui sont assis à cette table où l’on se nourrit du pain des anges… »
Comme il l’exprime dans un vocabulaire volontiers ampoulé, Dante trouve dans la philosophie une nourriture intellectuelle et spirituelle qui va lui permettre de traverser et de conjurer et le deuil et l’exil.
Le deuil. « Lorsque je perdis le premier amour de mon âme, dont j’ai fait mention ci-dessus je demeurai touché par une si grande tristesse, qu’aucune consolation ne me servait à quoi que ce soit. Toutefois après qu’un certain temps se fut écoulé, mon esprit qui faisait effort pour se guérir, se décida, puisque toute autre consolation était vaine, à essayer d’un moyen dont plus d’un désolé avait usé pour se rasséréner.
Alors qu’il est chrétien, il ne se tourne pas vers la foi ou la religion,. Il souligne au contraire que « aucun réconfort n’avait d’effet. » Les incartades de jeunesse, le mariage et les enfants, la foi n’ont pas suffi. « Di tanta tristeza punto, che conforto no me valava alcuno.  » C’est dans cette période que Dante s’oriente vers les études philosophiques. Il découvre deux auteurs en particulier : Boèce et Cicéron. Avec le premier, il trouve un écho à sa propre disgrâce, à l’injustice qui l’a provoquée, à l’exil. Du stoïcien Cicéron, il lit De l’amitié, un exercice de consolation pour son ami Lelius lui-même en deuil de son ami Scipion. De l’amitié est un traité qui encense l’amitié désintéressée mais également où Cicéron règle des comptes politiques.
« Lorsque je perdis le premier amour de mon âme, dont j’ai fait mention ci-dessus je demeurai touché par une si grande tristesse, qu’aucune consolation ne me servait à quoi que ce soit. Toutefois après qu’un certain temps se fut écoulé, mon esprit qui faisait effort pour se guérir, se décida, puisque toute autre consolation était vaine, à essayer d’un moyen dont plus d’un désolé avait usé pour se rasséréner. Je me mis à lire un livre, inconnu à plusieurs, de Boèce, par lequel celui-ci, étant tombé en disgrâce et devenu captif, avait trouvé la consolation. On trouve par hasard de l’or, en vertu d’une cause cachée, mais non peut-être sans la volonté divine, moi qui cherchais la consolation, je trouvai non seulement un moyen de sécher mes larmes, mais des textes de bons auteurs, la science et les lettres. Dès lors je commençai à me rendre là où elle se trouvait. »
Cet investissement dure une trentaine de mois. Dante assimile une immense culture philosophique et trouve dans le même temps une activité dérivative et compensatrice. Il étudie et il fréquente les écoles religieuses où le savoir philosophique s’exerce aux disputes et à la rhétorique. L’étude, le travail développent la partie rationnelle de l’âme et le désir de savoir.
Dante ne s’étend pas sur les détails de sa pratique philosophique. Mais on comprend aisément ce qu’il y trouve. D’abord, une voie d’apaisement, une consolation à la tristesse et à la frustration. C’est une thérapie qui le guérit, dans le droit fil de la philosophie antique.
Dans l’activité philosophique Dante trouve autre chose aussi : des lieux, du dépaysement. La philosophie fait diversion par la lecture, les rencontres, les discussions. Les textes apportent des appuis identificatoires, des exemples, des concepts, des argumentations qui permettent et nourrissent une relation différente à soi.
On l’a abordé dans les séances précédentes, la lecture et l’écriture sont essentiels à la méditation philosophique. Ils participent à la transformation du sujet. Méditation est ici proche de médiation. On peut prendre médium ou média au sens de moyen, d’instrument mais aussi de mise au centre, d’exposition aux yeux de tous. Dante se relie à lui-même. Il opère sa conversion.
On pourrait s’interroger ici. En quoi et pourquoi la pratique philosophique, et notamment la lecture et l’écriture, produisent-elles de la subjectivité ? Comment la transforment-elles ? On voit là un mécanisme culturel intéressant se mettre en lumière. Ce n’est pas le sujet qui travaille sur soi, c’est le rapport aux textes qui produit le sujet. Le texte n’est pas un instrument, un moyen, mais une matrice symbolique, un lieu de production.

Dante apporte sur ce point des éléments de réponse intéressants.

Amour de la philosophie, philosophie de l’amour

La pratique de la philosophie lui fournit quelque chose d’essentiel, directement lié à sa personnalité et à son expérience singulière. Elle propose un nouvel objet d’amour. « Je commençai à éprouver une si forte impression de sa douceur, que l’amour qu’elle m’inspirait chassait et anéantissait toute autre pensée. » « En ayant fait mon profit, j’arrivai à la conclusion que la philosophie, qui était la maîtresse de ces auteurs, de ces sciences et de ces livres était un bien suprême. Je me la représentai comme une dame gracieuse, et je ne pouvais lui attribuer aucun acte qui ne fût plein de miséricorde ; je l’admirais si véritablement qu’à peine pouvais-je m’en distraire. »

Une fixation affective ou psychique pour laquelle il mobilise sa puissance d’évocation et son enthousiasme amoureux. La philosophie est « une dame », « belle et noble » « fille de Dieu et reine de toutes choses ». Dans son exaltation, Dante transfère à la philosophie les qualités attribuées à Béatrice, déplace et transforme l’objet de son désir.
La philosophie platonicienne vient innerver le Convivio de Dante. L’inspiration est évidente jusque dans le titre de l’ouvrage. Le Banquet de Platon voyait dans Eros un souffle puissant animant la réflexion philosophique (philein : aimer, rechercher). L’amour physique et toutes les formes d’amour, n’étant qu’une marche vers une forme d’amour supérieure, une introduction à la contemplation de la beauté. Dans cette contemplation l’âme saisit une réalité qui échappe à la dégradation du devenir, qui est éternelle. Elle la recueille en soi et dans ce recueillement prend connaissance de sa lumière, de sa propre réalité. Tel est le bien chez Platon et les platoniciens. La philosophie parce qu’elle est pratique rationnelle, connaissance, dialectique est l’activité qui fait accéder à cette réalité idéale.
C’est cette béatitude que Dante trouve dans la philosophie. Béatrice est le nom de cette félicité mystérieuse accessible dans et par le malheur, l’absence, la disparition. Ange, miracle, prodige, le vocabulaire est chrétien mais l’axe est platonicien.
Née de ou dans la souffrance, la philosophie est assimilée à un objet d’amour, un amour de substitution et une source de consolation à l’exil. Mais comment se pratique cet « amour » ? La philosophie pour Dante, c’est l’amitié amoureuse qui lie l’âme et le savoir. « Filosofia e uno amoroso uso di sapienza » « L’amour, c’est le lien spirituel de l’âme avec son objet. » Il souligne la réalité d’un amarrage symbolique.
Dante s’inspire aussi d’Aristote et sa vie théorétique qui conduit à la contemplation de Dieu, du Premier Mobile. Aristote distingue une vie pratique et une vie théorétique. La vie théorétique n’est pas une vie théorique, qui s’oppose à toute pratique. C’est une vie, à la différence de celle de Platon, qui se détourne de la politique pour s’orienter vers la science, la connaissance désintéressée du monde. Dans ce mode de vie, c’est ce que l’âme a de meilleur, son intelligence, son jugement qui sont sollicités. Mais la connaissance et le désir comme chez Platon restent imbriqués, impliqués l’un dans l’autre. « Le suprême désirable et le suprême intelligible se confondent » selon Aristote.
La philosophie sert selon Dante à expliquer le mystère de l’amour. Ce mystère c’est qu’à travers le visage, le corps, l’apparition de Béatrice se manifeste, se communique à nous un amour qui est de nature céleste. La philosophie sert à traverser les apparences, à révéler un autre plan de réalité. A expliquer le miraculeux le divin dans l’homme. « Là où la philosophie est en action, la pensée céleste se communique, d’où on peut conclure qu’il y a là une opération surhumaine, on fait comprendre que non seulement cette dame elle-même, mais ses pensées favorites y sont soustraites aux choses basses et terrestres…Il faut observer qu’il me fut donné de tellement considérer cette dame que j’en vins non seulement à connaître les choses qu’elle montre à première vue mais à désirer d’acquérir les choses qu’elle me tient cachées… »

Dans la philosophe du Moyen-Age, l’astrologie tient une place importante. On ne s’étonnera donc pas que, dans la représentation hiérarchisée que Dante donne du cosmos et qui s’inspire directement d’Aristote, la philosophie soit sur la ligne astrale de Vénus. Dans son tableau, qui fait correspondre une science et une région du ciel, Dante ajoute une troisième colonne, celle des autorités. Boèce et Cicéron sont placés sur la ligne de Vénus.
Mais, à la différence d’Aristote, Dante situe l’éthique au-dessus de la métaphysique. Le souci de soi, l’engagement dans la pratique prime sur la vie contemplative. Dante est chrétien : la théologie rayonnera au plus des cieux. Mais l’éthique, la philosophie pratique est située à l’étage juste au-dessous. Dans le grand débat qui anime la pensée médiévale entre philosophie et théologie, la raison et la foi, et auquel participeront les plus grands esprits – Boèce, Avicenne, Abélard pour ne citer que les principaux, Dante choisit une position originale. La philosophie ne s’oppose pas à la théologie, elle n’en est pas la servante, elle la prépare. C’est une propédeutique.
La raison pénètre le miracle, elle en trouve la source. Tout miracle s’origine dans une intelligence supérieure. La foi elle-même provient de cette raison en acte. L’espérance des choses prévues à l’avance aussi ainsi que la charité. Dante fait de la philosophie une voie d’accès aux plus hautes vertus chrétiennes (foi, l’espérance et la charité). « Notre foi tire son origine de la philosophie [c’est-à-dire de la sagesse des Païens] ; l’espérance en découle, qui est désir de ce qui est prévu ; et l’opération de la charité en découle. Par ces trois vertus, l’on monte philosopher dans ces Athènes célestes, les Stoïciens, Péripatéticiens et Epicuriens concourent en une volonté humaine à la recherche de la vérité éternelle » (Conv. III, 14).
La philosophie fait découvrir ce qui caché, elle dévoile ce que la vie ordinaire occulte. Elle donne accès à la vérité, à l’aléthiéa, le non oubli, non sommeil, au sens premier. Mais elle s’arrête au seuil du miracle et de l’absolu qui seuls sont accessibles par la foi. La philosophie se dépasse dans la foi. La raison pénètre le miracle, elle en trouve la source. Tout miracle s’origine dans une intelligence supérieure.
L’originalité de Dante, c’est que cette philosophie reste une éthique, une sagesse pratique accessible au commun des mortels, capable d’apporter le bonheur ici-bas, ou tout moins du réconfort. La méditation n’est pas une prière mais elle n’en a pas moins au sein même du monde pratique une dimension spirituelle.

La philosophie comme transformation de soi

Quelques années avant le Convivio, Dante a écrit la Vita nova. C’est un ouvrage dans lequel il raconte ses deux rencontres avec Béatrice et le chagrin qui a suivi son décès. L’ouvrage est absolument original à plus d’un titre. Il est écrit en langue vulgaire bien qu’il porte un titre latin. Depuis Saint Augustin et Boèce, on n’avait plus écrit à la première personne et jamais encore dit je en langue vulgaire.
Le texte reprend l’alternance de poésie et de prose comme la Consolation de Philosophie de Boèce. Grâce à Boèce, Dante découvre le prosimetrum, l’alternance dans un texte de la poésie et de la prose, technique littéraire qu’il va assimiler et qu’il met en pratique notamment dans Il Convivio. Mais il introduit un procédé radicalement nouveau qui fait la spécificité de son style. La prose commente le poème…On a donc deux strates qui se côtoient : un texte poétique mémoriel, qui expose le récit des événements et un texte de commentaire en prose. Dans le Convivio où les passages philosophiques commentent les canzone, Dante cite et interprète 31 poèmes écrits sous la dictée de l’amour.
En surface, on peut voir là l’orgueil démesuré d’un génie conscient de son potentiel et empli de sa gloire à venir. On observe plutôt un clivage de moi, une mise en scène de ce clivage dont a vu qu’il était une des structures de la méditation. La subjectivité se saisit et se construit dans sa division, sa mise en écho.
Incipit vita nova. Comme dans le travail de la méditation antique, le sujet revient à lui-même et se réunifie. Et ce retour à soi, cette conversion produit la transformation. Dans le titre la vie nouvelle, la référence à l’homme nouveau de Saint Paul est sans doute ici évidente. Mais pas moins celle de la philosophie antique, qui par une conversion à soi, un travail sur soi, ouvre le sujet à une autre forme de vie. Ici, dans ce retour à soi, mais focalisé sur un objet d’amour auquel il va rester toute sa vie et toute son œuvre attaché, Durante Alighieri devient Dante.
Il invente une poésie nouvelle. Il se fait l’héritier de toute la tradition de la fin’amor, de l’amour courtois. Mais en même temps, il en fait exploser les cadres et les codes. L’amour s’exprime, se libère. Ce n’est plus le privilège des gens de cours, l’amour courtois, c’est l’amour des gens ordinaires. Il appartient à tous. Tel est ce qu’il nomme le dolce stil novo. Et, dernière caractéristique, mais essentielle, il n’est plus condamné à la frustration ni à la malédiction. La création philosophique et poétique ouvre une véritable voie de salut.
Dante naît à lui-même dans l’écriture de son amour. Il accomplit le destin de sa subjectivité. Le Convivio va prolonger et relayer par la voie philosophique le cheminement poétique ouvert avec la Vita nova. Un passage largement commenté par une infinité de « dantologues », nous révèle le sens de cette métamorphose. Dante y déconstruit le terme d’auteur. Celui-ci vient d’un verbe latin : AUIEO, qui signifie je relie, relier. L’auteur -le poète- est l’homme qui relie les mots entre eux, qui dans le nœud des voyelles trouve une source de reconnaissance et d’autorité. Cette liaison vaut comme reliance à soi dans une période de deuil, d’exil et de dégradation. Mais c’est avant tout une reliaison au système symbolique qui crée la subjectivité. Des voyelles, Rimbaud tissera un poème. Dante en fait la formule de sa subjectivité, d’un mode de subjectivité qui rend auteur de soi-même.
Pour autant, en dépit de cette sublimation de l’activité philosophique, dans la vie comme dans l’œuvre, celle-ci n’en reste pas moins un sas, une étape dans l’itinéraire spirituel de Dante.
Le Convivio s’interrompt après seulement quatre livres sur les quatorze annoncés. En même temps que cette œuvre de transition, de digression, Dante a commencé à écrire L’Enfer. La philosophie n’a été qu’un catalyseur pour passer des souffrances du deuil et de l’exil à la création.
La Comédie avec son ascension par paliers vers les retrouvailles avec Béatrice puis l’illumination finale reprend et transfigure sur le registre poétique l’élévation spirituelle proposée par la philosophie antique.
Mais le philosophe Dante n’était que peut-être que la chrysalide nécessaire entre la larve de l’homme Dante souffrant et l’envol de Dante le poète universel. Et Dante le malheureux, l’exilé avait pour un autre destin : apporter à la culture occidentale et dans une langue populaire une poésie de l’amour absolu à la fois humain et divin.

VARIATION 4 VALERY

Nous poursuivons et terminons aujourd’hui ce cycle 2019 consacré à la méditation philosophique. A travers les Pensées de Marc-Aurèle nous avons dégagé les différents mécanismes psychologiques et spirituels en jeu dans ce type particulier d’exercice, notamment dans la philosophie stoïcienne. Pour l’empereur philosophe il s’agissait de s’extraire d’un mode de vie immanente pour accéder, en référence à une sorte de pilote intérieur, à un autre régime d’existence et de vérité.
Avec La Consolation de Philosophie de Boèce nous avons pu observer en direct dans une contexte tragique la fonction consolatoire de la méditation philosophique. A travers Le Banquet de Dante nous avons vu comment l’exercice méditatif pouvait effectuer une transformation radicale du sujet.
Nous allons voir comment tous ces aspects se retrouvent dans Le Cimetière marin de Paul Valéry, comment ils se mixent et se métabolisent dans et par le prisme d’une subjectivité moderne. C’est pourquoi j’intitule cette intervention : Le Cimetière marin, un poème pour renaître.
Mais plusieurs questions préalables se posent et doivent être abordées avant d’entrer dans notre lecture
– Que vient faire Paul Valéry dans la liste des penseurs italiens ?
– Peut-on assimiler le Cimetière marin à une méditation ?
– Peut-on la qualifier de philosophique ?
– Une lecture philosophique est-elle légitime ?

1/ Pourquoi inscrire Paul Valéry dans la liste des penseurs italiens ?

Personne n’en doute, surtout ici : Valéry est un poète français, né et enterré à Sète. Mais sa mère est italienne et on sait notamment à travers le récit de la nuit de Gènes, l’importance de l’Italie dans sa mythologie personnelle. Dans Mémoire du poète quand Valéry revient sur la genèse du Cimetière marin, il fait cette confidence – technique en apparence- sur le choix du décasyllabe pour son poème : « Tout ceci menait à la mort et touchait à la pensée pure. Le vers choisi de dix syllabes a quelque rapport avec le vers dantesque. »
Le poème marque donc une inscription/réinscription décisive dans la langue de Dante, c’est-à-dire dans la langue de la mère, la langue de l’origine. L’italien sert de musique de fond à l’expression française et lui donne son rythme particulier. L’identité italienne de Valéry palpite dans le poème, en elle s’associent origine maternelle, pensée de la mort, naissance et renaissance.

2/Peut-on assimiler le poème à une méditation ?

Toujours dans le même commentaire Valéry accorde à son poème un statut de méditation. Il le présente comme un « monologue de « moi », comme « transportée dans l’univers poétique, la méditation d’un certain moi ». Le poème est une « pièce personnelle », qui évoque la ville natale, il tient de l’autobiographie poétique. Des thèmes intellectuels et affectifs y sont tramés.
Mais c’est aussi la mise en scène spectaculaire d’un « moi pur », d’un moi « amateur d’abstractions », le moi sans nom ni visage que Valéry n’a cessé de cerner. Pour toutes ces raisons, le Moi y est directement impliqué, comme auteur, instrument et matériau. Avec ce poème, on se trouve dans l’atelier intérieur là où « la source, la contrainte et l’ingénieur » (cahiers ?) se retrouvent et se confondent. La méditation telle qu’on l’a approchée nous offre ce modèle d’une mise en scène intérieur, d’une activité psychologique et éthique dont le sujet est la fois l’acteur, le théâtre et le drame.
3/ Peut-on parler de poème philosophique ?
Valéry détestait les philosophes et la philosophie lui paraissait une activité ennuyeuse. On pourrait avancer qu’une position antiphilosophique reste une philosophie. Mais on peut dépasser cet argument facile. Et se focaliser sur plusieurs équations.
1-La poésie telle que Valéry la conçoit est une activité. Il la désigne comme poïétique, terme dérivé d’un mot grec signifiant faire, fabriquer, créer. La poésie est une activité, un faire. C’est également ainsi que se définit la philosophie antique. « C’est l’exécution du poème qui est le poème » (Première leçon du cours de poétique décembre 1937, Œuvres 1 p1350). C’est le faire qui est l’ouvrage, l’objet à mes yeux –capital- puisque la chose faite n’est plus que l’acte d’autrui. »
2-La création d’un poème relève d’un exercice. Le Cimetière marin est le fruit d’un long travail de près de quatre ans. Et il recoupe l’élaboration de la Jeune parque qui s’étale sur sept ans. Il n’a pas jailli d’une inspiration, c’est le « résidu » d’un long labeur. Ce travail importe d’ailleurs plus que son résultat. C’est un exercice répété, plus qu’une performance. Il implique le sujet méditant : « j’ai vécu longtemps avec mes poèmes, ils m’ont beaucoup appris ». Il en va de même pour la méditation philosophique. Comme la méditation philosophique, le poème valérien inclut une transformation du sujet.
3-Le poème, comme d’ailleurs celui de la Jeune Parque trouve son origine dans le souci de traiter une angoisse de mort, dans le contexte terrible de la guerre 1914-1918 et aussi d’une crise personnelle. Le psychanalyste Didier Anzieu l’a analysé comme une crise du milieu de vie.
On l’a vu, au-dessus de tous les exercices de méditation auxquels la philosophie invite, culmine la méditation de la mort, mélété thanatou. C’est la méditation par excellence, la super méditation, car elle porte au plus point la séparation de l’âme et du corps par laquelle s’opère la purification de l’homme. Platon définit la philosophie comme un exercice de la mort, une pratique spirituelle de séparation de l’âme et du corps. Les exercices de philosophie conduisent au moi pur, à la partie intellectuelle de l’âme, celle où le moi s’identifie au divin. Marc-Aurèle, l’empereur philosophe s’exhorte ainsi à « se séparer de lui-même », de ses passions, de ses pulsions, de ce que les autres disent ou font, pour se concentrer sur le présent.
Plus près de nous Montaigne considère que « philosopher, c’est apprendre à mourir. »
4-La méditation philosophique a pour but de transformer le sujet. Avant la création de la Jeune Parque et du Cimetière marin, Valéry est comme il le dit lui-même « un escargot mental ». Quelques années après, il est académicien. Le poème marque un moment de bascule qui voit Valéry rouvrir le chantier poétique abandonné vingt plus tôt et infléchir son parcours existentiel.
5/ Cette lecture philosophique est légitime pour d’autres raisons encore. Valéry estimait que la forme et le fond d’un poème ne pouvaient se séparer sans que le poème ne se désagrège. « Je ne pouvais souffrir qu’on opposât l’état de poésie avec l’action complète et soutenue de l’intellect. » Poème de la pensée pure ? Méditation poétique ? Les deux sont inextricablement liés, au service d’un même but. « Il n’existe pas un temps pour le « fond » et un temps pour la « forme » ; la composition ne s’oppose pas au désordre ou à la disproportion mais à la décomposition. » (Mémoire du Poète) Le mot est dit. La méditation poétique de Valéry est une machine, une stratégie contre la mort.
On a vu dans ce souci de forme, une invitation expresse à privilégier la forme sur le fond et à laisser le contenu à l’écart. Mais Valéry n’a jamais affirmé que son poème n’avait pas de contenu, il a soutenu que, sitôt qu’on sépare la forme et le fond, le poème se décompose. Mais nier le fond, nier sa séparation d’avec sa forme, ce n’est pas nier le sens. Car croire que le poème n’a aucun sens, serait le condamner tout autant à la décomposition que lui en accorder un. Le risque serait le même dans un excès comme dans l’autre et le résultat similaire. Il devient non seulement possible mais aussi nécessaire de suivre la pensée à l’œuvre dans le Cimetière marin.
Et pour en terminer avec ce long préambule, on rappellera l’affirmation valéryenne : « mes vers ont le sens qu’on leur donne » qui laisse libre cours à notre interprétation personnelle.
La lecture que je propose ne se livrera pas à une explication du poème. On ne cherchera pas à découvrir un sens caché derrière la formulation parfois hermétique de tel ou tel vers. Il n’y aura pas de déchiffrage de telle ou telle image. Ni de recherche d’une intention derrière les mots, un vouloir dire, un vouloir penser.
Notre lecture va tenter de faire entendre la musique philosophique du poème, de mettre en lumière le mouvement de la méditation, sa dynamique, sa dramaturgie. De suivre la fuite infinie de la pensée emportée dans son propre mouvement, ce que Valéry nomme self-variance. « Penser, c’est changer » Et s’il est inutile de chercher sous les vers une intention, un vouloir dire ou un vouloir penser, un autre sens, un super sens.

Nous allons suivre le poème dans sa manifestation littérale :
Le titre
L’exergue
Premier mouvement : le fantasme d’éternité, le moi fasciné.
Deuxième : mobilité de la pensée, le moi qui meurt dans le devenir.
Troisième : constat de la mort
Quatrième : intériorisation du constat/rejet du fantasme
Cinquième mouvement : le choix de vivre.

-I/ Le titre
Valéry n’a jamais fait mystère de son attachement à sa ville natale. Le cimetière marin cristallise, plus encore que la plage ou le port, autres lieux mythiques de l’enfance sétoise, les impressions méditerranéennes, l’amarrage intime à un site originel où la vie et l’œuvre se nouent de manière indissociable. Ce lieu réel du cimetière semble depuis toujours associé à l’idée ou à l’expérience sensible de la beauté. En juillet 1914, alors qu’il traverse une période de sa vie particulièrement difficile, Valéry repasse par Sète, quittée depuis de longues années déjà. Il va se recueillir sur la tombe de son père, au cimetière Saint-Charles, c’est encore son nom, le cimetière « à lauriers-roses et cyprès » qui lui paraît « toujours beau et toujours plus beau. ». Cela fait signe vers un plaisir troublant.
Dès 1890, Valéry confie à Pierre Louÿs dans une lettre qu’il a composé et gardé par devers lui un « cimetière » le jugeant « trop pataud et trop mal engagé » pour être envoyé à Mallarmé. En 1917, quand il se remet à l’ouvrage, il dit s’attarder à deux strophes où lui était revenu le souvenir du cimetière de Sète. A ce souvenir se superpose un autre, celui de la mer aperçue depuis la terrasse du Peyrou à Montpellier, où Valéry a vécu ses années d’université, comme une « étrange et lointaine surface plate. » Le poème naissant s’appelle encore Mare nostrum.
Valéry traverse une période difficile de sa vie. La guerre renforce encore sa dépression et son ennui. Le travail poétique va jouer comme une thérapie. Pour l’heure, Valery est au tombeau. Avant le Cimetière marin, l’Air de Sémiramis (Album de vers anciens) le pointe déjà : « Mes souvenirs bâtissent des tombeaux. »
Le Cimetière marin cristallise est donc également une réminiscence heureuse – d’un passé et d’un lieu- et dynamique sur laquelle va venir s’appuyer la poïétique, c’est-à-dire, un travail particulier sur le langage, matériau de l’œuvre, qui lui aussi fait l’objet d’une interprétation singulière. Dans la filiation de Mallarmé, le poème interroge le langage et ses effets sur l’œuvre, il pousse à l’extrême le double pouvoir du langage de faire mourir la chose – la fleur, l’absente de tout bouquet- et de rendre présent ce qui n’existe pas ou plus.
Le cimetière nomme cet espace d’absence-présence. Il donne corps à l’idée du tombeau que Valéry explore alors qu’il est encore aux prises avec la création de la Jeune Parque : « Je me flattais parfois en essayant de me faire croire qu’il fallait au moins travailler pour notre langue à défaut de combattre pour notre terre ; dresser à cette langue un petit monument, peut-être funéraire, fait de ses mots les plus purs et de ses formes les plus nobles, un petit tombeau sans date sur les bords menaçants de l’océan du charabia. »
Le cimetière marin titre un poème contre l’angoisse de mort et du délire. Mais ce lieu des morts est aussi celui de la beauté se confondent et se condensent dans une seule réalité. C’est le lieu où la négativité du langage et son expressivité créatrice convergent, le lieu où le moi éprouve « la douceur d’être et de n’être pas ».

2/L’épigraphe

Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον
σπεῦδε, τὰν δ’ ἔμπρακτον ἄντλει μαχανάν

Les vers 61-62 de la troisième Pythique de Pindare placés en exergue du poème condensent sous forme de résumé préalable le contenu méditatif du poème : le fantasme déjoué d’immortalité, le choix d’une vie à échelle humaine mais vécue sans réserve, la conduite de soi selon le principe de raison, le dialogue de la pensée avec elle-même.
Ils en annoncent le thème central, les tensions tragiques, tout en fixant un horizon à partir duquel les énoncés sont formulés et pensés, une sorte de fond historique et culturel d’où ils reviennent et résonnent pour reprendre un terme de Valéry : la sagesse grecque, l’idéal d’équilibre et de mesure, l’esthétique de la vie, etc. La langue grecque non traduite joue comme l’attestation d’une source, d’un lieu secret ou mystérieux d’où l’on parle. Lieu d’apparence hermétique ou énigmatique, en tout cas incompréhensible sans la connaissance de cette langue dite morte. Tout se passe comme si Valéry avait voulu résumer la trajectoire à venir de sa méditation, commencer par ce qui habituellement arrive à la fin, à savoir la morale de l’histoire.
La traduction française la plus communément admise propose : « Ô mon âme chère, n’aspire pas à la vie éternelle, mais épuise le champ du possible. » On la retrouve en exergue du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. Cette traduction d’Aimé Puech apparaît en 1922, soit deux ans, après la parution du Cimetière marin. Les Cahiers notamment en témoignent, Valéry a proposé de nombreuses traductions des deux vers de Pindare. Comme tout ce qu’il s’approprie, ils font l’objet de plusieurs reprises à des époques différentes. Au musée Paul Valéry de Sète, un petit ex-libris en papier jauni, présente deux versions de la traduction : la première est une variante de la traduction proposée par Aimé Puech, où Valéry réintroduit seulement l’épithète « chère » : « Ô mon âme chère… ». La seconde, est barrée mais semble une traduction de Valéry lui-même : « N’applique pas, ô mon âme, ta recherche à la vie immortelle, mais capte les sources mêmes de l’effort humain ».
Valéry y revient à plusieurs reprises longtemps après la publication du Cimetière marin : « Ne te flatte pas, mon âme, d’une vie immortelle, / Mais supporte la réalité de ton labeur » (Bibl. PV, 34) ; puis, en 1925, « Ame, ma mie, ne t’inquiète pas / trop d’une vie immortelle / et endure (…) / (…) / l’efficace organisé » (C I, 274 ter, en 1925) ; et, surtout, en 1929, C, XIII, 727 :
Ne te soucie
Non, chère âme, ne souhaite une vie infinie
n’aspire à quelque éternelle
(mais au contraire) épuise (toi dans) ce que tu
donc
peuχ accomplir de réel !
industrie
Ame, ma mie
mais épuise l’efficace de ton pouvoir réel.
Les variantes portent essentiellement sur la fin du second vers et plus encore sur le sens des mots emprakton et makanan. Le premier signifie littéralement ce qu’on fait, ce qu’on exécute, l’activité humaine, l’occupation, le travail qu’ils soient concrets, intellectuels ou spirituels. Makana est la forme dorienne de Mékané, la machine de guerre ou de théâtre, l’invention ingénieuse, le moyen, la ruse. On trouve ici l’idée d’une relation à soi, d’un rapport d’identité marqué par la tactique ou la stratégie.
On pourrait alors traduire ainsi les deux vers de Pindare : « Non, chère âme, ne cherche pas à la va-vite une vie immortelle, mais au contraire, exploite la ressource de ce que tu fais. » Ce qui doit s’entendre comme : la sphère de l’humain est celle de l’intelligence pratique -qui peut tout à fait porter sur des idées, des concepts, des œuvres d’art ou sur soi-même-. Cherche à en épuiser le potentiel d’invention et de ruse plutôt que te perdre dans le fantasme d’une vie immortelle -qui est l’apanage des dieux-. Prends le temps d’épuiser toutes les ressources de ton inventivité. Le faire humain est sa propre finalité, sa propre récompense, il nous dispense ses rêves vains et douloureux d’être ce que nous ne sommes pas, d’être des dieux éternels, par exemple. Cela semble à la fois conforme aux principes de la sagesse grecque et à ceux de la théorie esthétique de Valéry.

Premier mouvement (strophes 1-4) : l’extase solaire

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir.

Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit !

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin ;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Le premier mouvement, un récitatif, donne sans médiation ni effort dialectique, la représentation lumineuse et apaisante d’un fantasme d’éternité. Il s’agit d’une réminiscence, d’un souvenir d’adolescence -Valéry a quitté Sète à l’âge de quatorze ans après le décès de son père. Comme dans les pensées de Marc-Aurèle ou les exercices de méditation, il s’agit de revenir à soi, de réactiver des représentations positives.
Le problème ici qu’il s’agit d’une vision engendrée par une sorte d’hallucination auditive, de résonnance : bruit d’une fuite d’eau dans un hôtel, réminiscence de celui des vagues…En retroussant le cours du temps, la pensée affirme sa capacité à produire une réalité psychique, une vision idéale et idéalisée qui recouvre la perception de la réalité actuelle. Lumière, commencement perpétuel, calme et apaisement. Les premiers vers apportent la plénitude d’une rêverie où le moi retrouve une unité perdue.
Il est intéressant de noter que le bien qu’apporte l’extase est donné d’emblée sans effort aucun alors que dans une méditation philosophique il s’obtient ou se rapproche au terme de l’activité méditante. Valéry inverse le mouvement de l’exercice philosophique et ce qui marque une première originalité.
A la vision de l’être, adhésion totale, sans recul de l’esprit à son objet avec mise immobilisation du temps, c’est-à-dire du devenir, de la mécanique du périssable et de la mort.
Ce tableau solaire immobilisé ne dure que deux strophes. Une première invocation (Toi/toit) vient rompre l’unité trouvée dans la rêverie. La conscience émerge et s’insère dans la vision ou plutôt s’en extrait. Elle se pose dans et de ce recul, elle s’affirme comme capacité de s’opposer à l’être, de le nier. Car la conscience, l’esprit, la pensée, l’âme, le moi ne sont pas de l’ordre de l’être, ils appartiennent au changement, à ce qui varie et ce se transforme sans cesse.
Ce premier mouvement démarre par deux strophes de récitatif suivie d’une invocation à la mer. Il s’achève au point le plus élevé : « à ce point pur je monte et m’accoutume », « jette sur l’altitude un dédain souverain. »

Deuxième mouvement (strophes 4 à 8) : le moi vide

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change !
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié !
Je te rends pure à ta place première,
Regarde-toi !… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !

Le sujet méditant s’immisce dans la méditation mais en même temps, il s’en démarque. La forme du poème change avec trois invocations successives : au ciel, à la lumière et à soi-même.
Au lieu de se remplir de son contenu extatique, qui devrait constituer le point d’aboutissement de la méditation, le moi s’en détache, par sa seule présence. Le moi simplement en se positionnant dans l’histoire qu’il décrit et écrit, ne saisit plus alors que son propre vide. L’auteur se désigne comme sa propre absence, et le moi vivant se perçoit comme un négatif du spectacle. Le moi qui se saisit ne peut que se saisir que comme négativité. Il sombre en lui-même, comme précipité dans une citerne obscure. Le premier mouvement de la méditation aboutit à une crise. Celle de la pensée aux prises avec elle-même et vide de tout contenu. Elle est pure opposition au contenu du fantasme d’éternité. Elle se divise entre contenu et contenant, fantasme et sujet.

Troisième mouvement (9-16) : La meditatio mori

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front m’attire à cette terre osseuse ?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres ;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux !

Chienne splendide, écarte l’idolâtre !
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux !

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse ;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient les pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu !

La méditation se poursuit avec son alternance de récitatifs et d’invocation. Elle introduit un troisième terme, un troisième thème entre l’être immobile et la mobilité de la pensé : la mort.
La pensée dans son propre mouvement, parce qu’elle est changement et disparition introduit dans son champ de visibilité et de possibilité la mort à venir. La pensée porte en elle la connaissance de ce qui périt. Elle est connaissance aussi de la finitude de l’être humain. Cette connaissance est connaissance de soi. L’être vivant qui supporte cette connaissance est mortel. Heidegger, à la même époque que Valéry définit, l’être humain, qu’il appelle le Da sein l’être-là, comme un existant définit par sa mortalité, comme un être-pour-la-mort.
Ainsi s’impose dans la méditation valéryenne la représentation de la mort. C’est une représentation puissante, aspirante. Dans son omnipotence elle vient contrebalancer le fantasme d’éternité. Celui-ci est assimilé au le premier mobile d’Aristote, le moteur immobile, comme représentation possible de l’être fermé sur soi, autosuffisant condition de tout ce qui est. A cette représentation s’en oppose une autre : l’éternité ne permet pas d’échapper à la mort, elle est la mort même « un peuple vague aux racines des arbres a pris déjà ton parti lentement ».
Le fantasme se désagrège non pas d’être combattu mais au contraire d’être accepté sans analyse par la pensée. Il n’y a pas d’effort, pas de résistance. C’est une différence sensible avec les exercices de pensée de Marc-Aurèle ou de Boèce.
La mort emporte les vivants, les sujets vivants et jouissant. C’est la loi, la nécessité. Cette évidence dissout le fantasme d’éternité, elle en révèle l’imposture. « Tout va sous terre et rentre dans le jeu. » C’est là un tableau proche des vanités baroques qui sont des mises en scène du memento mori.

Une méditation philosophique n’est pas forcément une méditation sur la mort. Epicure qui conçoit sa philosophie comme une thérapie contre l’angoisse de mort estime traite la mort comme un non-événement. La mort n’est rien, quand elle est je ne suis pas, quand je suis elle n’est pas. Personne ne vit sa mort comme il vit sa vie. Donc philosopher, c’est encourager à vivre. Spinoza reprend cette idée, la philosophie est une méditation de la vie et non de la mort.
Mais ce sont là des cas isolés. La méditation de la mort s’enracine dans le platonisme qui fait de la mort une séparation de l’âme et du corps, entendue comme une libération puisque l’âme est durant sa vie humaine enfermée dans le corps. Philosopher, c’est amorcer cette séparation, rendre l’âme à sa vérité à son essence. Le christianisme a intégré la vision platonicienne, la mort est séparation de l’âme et du corps et un jour résurrection. La vie ici-bas prépare une seconde vie.
La position de Valéry relève d’un existentialisme radical avant l’heure. La mort est disparition. Tout ce qui fait la vie : la sensibilité et surtout la visibilité, la présence sont abolies. La mort est absence, sortie du champ de l’apparaître. Être mort pour un mortel, c’est être enterré, enfoui, caché. C’est une vision athée, païenne, sans perspective de salut ni résurrection. La mort n’a pas d’autre sens que cette absence. Elle est un événement vide de toute pensée et de toute vie. Mais déjà cette disparition crée du manque et donc du désir…
La mort n’a pas d’autre sens que la disparition. Elle est l’anti-fantasme. Le réel. A la vision d’une extase solaire initiale a succédé celle d’une réalité souterraine et obscure. La lucidité a délavé le fantasme. Elle l’a vidé de sa substance et de sa vérité attractive. L’éternité à laquelle le cimetière donnait une vision grandiose est passé au crible de l’analyse et de la critique. Elle est réalisée.

Quatrième mouvement (17-20)

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici ?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse ?
Allez ! Tout fuit ! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi !

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse !
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel !

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
Êtes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas !

Amour, peut-être, ou de moi-même haine ?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir !
Qu’importe ! Il voit, il veut, il songe, il touche !
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir !

Le mouvement précédent conduit à une conversion, une réorientation. La pensée de la mort n’est plus recouverte par un voile de lumière et de miroitements fallacieux, aussi porteurs de charge de jouissance soient-ils. Elle reflue vers le sujet lui-même. Elle l’institue non seulement comme un sujet mortel mais comme un sujet pensant la mort.
La mort est un destin biologique, existentiel, mais aussi personnel, que chacun assume pour lui selon les modalités de son désir. « Le vrai rongeur, le ver irréfutable N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas ! »
La méditation opère une réappropriation par le sujet méditant du contenu de sa méditation. Cela conduit à un rejet du fantasme de la fausse représentation que constituait la vie éternelle, mensonge désormais rejeté, perçu dans sa vérité de mensonge. Le sujet se retrouve alors dans sa vérité première, nue, de sujet mortel, mais porteur d’une connaissance et d’une parole sur son propre statut de mortel.
« Celle qui m’a mis au monde m’a tué » : Dans L’extase matérielle, Le Clézio le résume plus brutalement que Valéry, la vie est mortelle, la vie est animée par cette contradiction insoluble. La vie n’est pensable que sous cette terrible coupure au sein du sujet vivant et pensant : je vis, je pense et je meurs un jour. Et chaque pensée, chaque état de conscience et de sensation se charge de me rappeler, je change, je meurs à moi-même. La séparation ne cesse de s’activer depuis le premier jour dans ma vie biologique, mon existence, mon psychisme.
D’ailleurs, j’y prends plaisir puisque ma première vérité est d’être en mouvement, de changer. Le moi adhère spontanément à sa disparition dans le devenir. Le fragment du Narcisse nous met sur la pisite de ce qui se joue là. : « Mon âme se perd dans sa propre forêt/Où la puissance échappe à ses formes suprêmes… / L’âme, aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes/ Elle se fait immense et ne rencontre rien… /Entre la mort et soi, quel regard est le sien » Fragments du Narcisse Œuvre 1 130
L’âme, la conscience, le sujet, ne sont que des variations temporaires sur ce thème : être un moi qui jouit de sa disparition, parce son être-même est de disparaître. A la même époque, Freud s’intéresse aux relations entre le narcissisme et l’instinct de mort. Il décèle une étroite connivence entre le moi et la mort. Le monologue d’un certain moi met en scène cette collaboration secrète. Le poème laisse affleurer ce désir, « ce lieu me plaît dominé de flambeaux ». La rêverie où le moi retrouve sa texture de fiction permet d’y accéder. L’expression poétique permet d’en dire quelque chose. Valéry se rend et nous rend la mort désirable…Plus encore que le fantasme qui prétend nous en détourner, nous en protéger. C’est pourquoi nous aimons ce poème, il sollicite un mécanisme psychique complexe où amour de soi et désir de mort coïncident d’une façon troublante. Rien n’est dit clairement, tout se fait à notre insu, le poème fait diversion.

Cinquième mouvement (21-24)

Zénon ! Cruel Zénon ! Zénon d’Élée !
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas !
Le son m’enfante et la flèche me tue !
Ah ! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas !

Non, non !… Debout ! Dans l’ère successive !
Brisez, mon corps, cette forme pensive !
Buvez, mon sein, la naissance du vent !
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !

Oui ! Grande mer de délires douée,
Peau de panthère et chlamyde trouée,
De mille et mille idoles du soleil,
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !

C’est pour cette raison sans doute que Valéry fait une digression sur Zénon d’Elée. « Le vers où paraissent les arguments fameux de Zénon d’Elée – (mais animés, brouillés, entraînés dans l’emportement de toute dialectique, comme tout un gréement par un coup brusque de bourrasque) -, ont pour rôle de compenser, par une tonalité métaphysique, le sensuel et le « top humain des strophes précédentes ; ils déterminent précisément la personne qui parle. »
Pour saisir l’enjeu de cette strophe saugrenue rappelons quelques données sur les arguments de Zénon. C’est un disciple de Parménide, fondateur de l’école d’Elée, près de Naples, qui a posé cette réalité logique de l’être : l’être est le non-être n’est pas. Zénon donne une déclinaison du principe de son maître à travers des arguments tendant à démontrer que le mouvement (figure du non-être) n’existe pas. L’écart entre Achille et la tortue demeure infini. Ces arguments ont fait l’objet d’innombrables analyses et critiques de la part des plus grands ; logiciens et physiciens.
La strophe de Valéry met l’accent dans le cours de la méditation sur cette contradiction entre l’être et le connaître : penser le mouvement, c’est l’arrêter. La pensée n’est pas sur le même registre que le réel. Dès qu’elle veut penser le mouvement, elle l’immobilise, elle le dément et le détruit. La pensée est une force négatrice, elle glisse du néant dans l’être. D’abord parce que le système symbolique auquel elle se réfère possède sa propre structure. Et ensuite parce qu’il ne peut s’exercer et s’exprimer que sur fond de disparition : la fleur dont je parle n’est pas la fleur réelle, elle en est l’absence. Cette difficulté redouble quand le moi essaie de se connaître lui-même. Il ne peut se saisir que comme changement.
Mais à l’inverse, penser l’être, c’est mettre en œuvre une dynamique. L’activité de penser est mouvement, changement. Le psychisme pour Valéry est self-variance il n’a pas d’essence, on ne peut l’enfermer dans une définition. Un moi qui cherche à connaître son être, à se saisir par la connaissance, se rate. Au mieux, il s’approche comme un étranger, se reconstruit comme différent. « L’âme naïvement veut épuiser l’infini de l’Eléate. »
La méditation de l’homme adulte, emboite celle de l’adolescent pris au piège de la logique binaire de la métaphysique. Le poème porte trace de cet attachement à des moments perdus que porte toute réminiscence. A l’angoisse de la mort à venir s’oppose la possibilité de revenir en arrière, par le jeu de la rêverie, à des temps de lumière, d’unité, de paix intérieure. Bienfaisant plaisir de la régression.
Le poème parvient là à un palier décisif. Il marque la limite du logos, du jeu paralysant et fécond à la fois des opposés et des contraires. Immortalité/mort, lumière/ténèbres, immobilité/mouvement, être/non-être. Un troisième terme se glisse, introduit du vide entre les couples de notions, s’impose : vivre, tenter de vivre. La pensée s’estompe au profit de la vie. Or vivre, c’est suivre l’alternance du vide et du plein, du manque et de la satisfaction, « le travail du vivant est d’aller en sens contraire des états qu’il éprouve », nous dit Platon. La méditation a dilué, absorbé son contenu initial.
L’homme adulte a d’autres urgences. La fin de la méditation va faire appel à d’autres leviers. Le travail sur soi-même est infini, certes, mais le poème peut avoir une fin et porter témoignage de l’activité souterraine qui l’a animé au cours de nombreuses années. Activité qui porte sur la langue et l’art poétique mais aussi sur soi.
La méditation de la mort, le memento mori, s’est transformé en memento vivere. On a là un parti pris mixte à la fois stoïcien « il faut » et épicurien « tenter de vivre ». Le platonisme et le christianisme encouragent à méditer la mort mais pour aller vers autre vie, plus riche plus intense, dans l’au-delà. L’épicurisme nous dit au contraire que le bonheur est possible ici-bas. Le tenter est proche aussi de Montaigne et de ses « essais » pour exercer le métier de vivre. On entend résonner Goethe : « n’oublie pas de vivre ».
La fin de la méditation se produit dans un énoncé performatif qui la raconte en même temps qu’il l’effectue. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ! » et la chaîne des impératifs : brisez, buvez, courons. Le texte exprime la volonté d’en finir, le passage à l’acte. La méditation amorce un mouvement de désublimation proche d’un acte de zen ou cynique.
Diogène le cynique privilégiait l’acte exemplaire sur le discours. Ses exercices de méditation étaient essentiellement physiques. Un jour que Platon au terme d’une envolée dialectique avait défini l’homme comme un bipède sans plume, Diogène avait jeté un poulet plumé au milieu du cours…
Le poème ne peut tout dire de ses enjeux sous-jacents et inconscient. Il faut sortir de l’univers des mots pour vivre. Il faut un geste, un acte, une coupure. Celle de l’éditeur Jacques Rivière à qui Valéry fait lire son poème et qui l’emporte pour l’éditer. C’est ce que Valéry a décrit comme « la section d’un travail intérieur par un événement fortuit. » Il n’y a peut-être là qu’une fable forgée dans l’après-coup. Mais la rupture dans le flux du travail intérieur comme dans celui de la poïétique, les vers du poème en portent la trace.

Mais la poïétique conçue comme activité créatrice et travail de soi sur soi n’a pas été inutile. Dès leur parution, les deux poèmes écrits dans la même période, La jeune Parque et le Cimetière marin consacrent Valéry comme un des plus grands poètes de la littérature française. La vie s’infléchit, quelques années après seulement être sorti de sa coquille d’escargot mental, Valéry entre à l’Académie. Reconnaissance, gloire universelle, amantes : tout s’est changé, infléchi. Le cimetière marin n’était une méditation inversée qu’en apparence. Comme toute méditation philosophique il a ouvert l’espace d’un mourir et d’un jouir qui n’était que symbolique. Le Cimetière de Valéry était en réalité un lieu pour renaître.