PHILOSOPHIE EN ITALIE IV (2020)

1/HOMERE EN GRANDE GRECE
Le voyage initiatique d’Ulysse (9 janvier 2020)

2/MONTAIGNE EN ITALIE
Le voyage, art de la curiosité (6 février 2020)

 

HOMERE EN GRANDE GRECE
Le voyage initiatique d’Ulysse

En 2020, nous partons en voyage. Dans un pays dont nous aimons la culture, la langue, les arts, la gastronomie : l’Italie. Ce pays, berceau de la latinité, puis de la Renaissance, siège de la chrétienté, est devenu une destination culturelle, source d’un imaginaire européen. Le voyage en Italie a été longtemps un lieu commun, un exercice obligé pour de nombreux écrivains et penseurs célèbres. Chacun fait le sien, raconte le sien. Et chaque témoignage apporte une réflexion, non seulement sur l’Italie, mais sur le voyage lui-même.
C’est cette réflexion qu’on va susciter à travers quatre voyages en Italie :
– L’Odyssée ou le voyage comme initiation
– Montaigne ou le voyage comme art de la curiosité
– Freud ou le voyage comme découverte culturelle
– Sartre ou le voyage dans l’autre que soi

I/ Homère en Grande Grèce

L’énigme d’Homère

Des rivages de Troie jusqu’à Ithaque, l’Odyssée raconte le long périple d’Ulysse en Méditerranée. Ce voyage de près de dix ans, émaillé de tempêtes terribles et d’épreuves redoutables décrit le cheminement d’un homme, qui après dix ans de guerre, veut retrouver son île natale, son palais, sa famille. Mais ce désir est contrarié par Poséidon, le dieu de la mer, dieu « aux longues colères » qui s’oppose à son accomplissement.
On situe la plupart des épisodes de ce voyage extraordinaire sur les rivages et les îles d’Italie qu’on appelait alors la Grande Grèce. Cet espace désigne des zones d’installation de colons grecs au sud de la péninsule italienne, notamment en Campanie, Calabre et Pouilles et Sicile. Les Grecs s’y implantaient pour ouvrir des comptoirs commerciaux sur les côtes essentiellement. On date cet ancrage au VIII° siècle av. J.-C. C’est la période à laquelle Homère a vécu. Homère serait né en Ionie, l’actuelle Turquie, base d’une colonisation beaucoup plus ancienne. On dit aussi qu’il serait né à Ios, une île des cyclades. On formule à propos d’Homère de nombreuses hypothèses.
Car on ignore à peu près tout d’Homère. Était-il ce poète aveugle qui s’invitait aux banquets des rois ? Venait-il de Perse comme son nom (« otage », « celui qui est obligé de suivre ») pourrait l’indiquer ? Homère est-il un pseudonyme désignant un auteur collectif ? Est-il une poétesse sicilienne ? A-t-il seulement existé ? Homère reste une énigme.
On raconte d’ailleurs qu’il serait mort en cherchant à résoudre une énigme. Une chose est certaine, cet homme venu de l’orient du monde grec semble avoir été fasciné par l’occident de celui-ci. C’est dans un « far West » hellénique que se déroulent la plupart des épisodes de l’Odyssée.

Une Odyssée, trois voyages, le Voyage

Au fil de ses 12.000 vers, l’épopée d’Ulysse raconte non pas un mais trois voyages. Les quatre premiers chants, qu’on appelle la Télémarché, sont consacrés au voyage que Télémaque va effectuer pour retrouver les traces de son père. Près de vingt ans après son départ d’Ithaque, on ignore ce qu’il est devenu, s’il est vivant ou mort, où il se trouve. Ulysse est ici l’homme introuvable. Il est le symbole de la figure humaine toujours absente et qu’on ne cesse de chercher.
Les chants suivants V-XIII sont consacrées à l’errance d’Ulysse. Mais ils sont construits selon une technique littéraire qui fera école : le flashback. Ulysse est arrivé chez les Phéaciens, peuple imaginaire qui vit sur une île proche d’Ithaque. Il est quasiment au terme de son périple. A ce moment-là, il est seul, il a perdu son butin et sa flotte, il accoste nu et épuisé sur le rivage de la Phéacie où la princesse Nausicaa le recueille. Dans le palais le roi donne un banquet somptueux en l’honneur d’Ulysse dont tout le monde ignore l’identité.
Coup de théâtre : Ulysse se dévoile en public et fait lui-même le récit de ses aventures. Il devient un sujet d’énonciation qui se réapproprie une identité et une histoire. « Je suis Ulysse, fils de Laërte ; par mes ruses j’intéresse les hommes et ma gloire atteint le ciel. » Il n’est plus le naufragé dénudé, le mendiant sans nom. Mais dans le même temps Ulysse se fait narrateur, l’homme aux mille ruses endosse le rôle du conteur.
Le troisième voyage est celui qu’Ulysse effectue sur son île. C’est le voyage de retour et de la reconquête qui s’achève par le massacre des prétendants, la récupération de son identité ainsi que de son pouvoir et les retrouvailles avec Pénélope.
Pour la clarté de l’exposé nous suivrons l’itinéraire chronologique de L’Odyssée et non l’itinéraire textuel. Et nous nous focaliserons sur les étapes « italiennes ».
A ce stade, une question préalable se pose. L’Odyssée suit-elle un itinéraire plausible ou totalement fictif ? Des navigateurs hellénistes et des anthropologues marins se sont employés à le reconstituer et parfois à le refaire. L’exercice est difficile : les navires d’Ulysse n’avaient pas de gouvernail et leurs quilles étaient peu profondes. Les cartographies élaborées diffèrent. Certains situent l’épisode des cyclopes dans la baie de Naples, d’autres au large de la Sicile. Ils divergent également sur la localisation de la grotte de Calypso.
Les érudits préfèrent s’en tenir à un voyage imaginaire. Comme le souligne Pierre Vidal Naquet, « Pas plus qu’il n’est un historien, Homère n’est un géographe, même si de considérables efforts sont faits, de nos jours comme dans l’Antiquité pour reconstituer le monde tel qu’il l’imagine. Les indications topographiques sont rares dans L’Odyssée… » (Pierre Vidal Naquet le monde d’Homèrep39 Tempus/Perrin 2002).
L’Odyssée n’est pas un cours de géographie. Elle relève d’un reportage mi-réaliste mi-fictif. La Grande Grèce – notre Italie méridionale-, où se produisent la plupart des épisodes, jouait sans doute comme un Occident fascinant, le grand ailleurs à explorer. « A beaucoup d’informations vraies, Homère mêle une part d’ignorance, une autre d’imagination, et peut-être aussi de contamination d’autres légendes diverse », estime Jacqueline de Romilly. L’Odyssée est un texte et sa géographie est symbolique.
Cela n’empêche pas qu’elle contienne des éléments de réalité. Peuple de cités, les Grecs étaient aussi des maritimes qui exploraient la Méditerranée. L’Odyssée a pour théâtre la mer mais aussi des îles, des baies, des rivages. Ulysse est un îlien lui-même. Si Homère, qu’on dit aveugle, ne pouvait sans doute pas être un cartographe au sens nous l’entendons aujourd’hui, il avait sans nul doute des connaissances transmises oralement sur le décor de son épopée.
L’Odyssée se situe donc aux confins du monde grec. Elle explore un monde lointain, mais tangible. Des espaces mixtes entre terre et mer. De multiples points de passage sont possibles avec cet occident mystérieux et fascinant. A chaque étape quasiment, Ulysse se demande si les habitants sont des « mangeurs de pain », des êtres civilisés.
Pourquoi refuser ainsi l’invitation à imaginer de L’Odyssée ? Et remettre de la réalité là ou précisément elle n’est d’aucun recours : dans le monde entièrement fictif d’une épopée ? Et pourquoi refuserions-nous le cadre symbolique que L’Odyssée nous livre pour nous aider à trouver des repères dans la condition humaine, alors même que nous nous y trouvons toujours perdus ?
L’important est sans doute cet égarement. Dans son itinéraire va de l’orient à l’occident puis revient vers Ithaque, centre géographique et point d’arrivée. Mais le voyage tourne également autour de la Sicile. A moment donné, Ulysse est quasiment raccompagné à Ithaque puis après l’ouverture de l’outre, il est reconduit sur les îles éoliennes. De plus, le récit des aventures d’Ulysse est construit comme un retour en arrière. Tout suggère une intention de perdre le héros et de perdre auditeurs et lecteurs nous perdre avec lui.
Les éléments de réalité de la cartographie ne sont donc à prendre que comme des balises vraisemblables pour mieux explorer le sens donné au voyage d’Ulysse.
Quel pourrait être ce sens ? Le voyage sur lequel nous allons nous focaliser, parce qu’il se déroule dans l’espace italien, est un voyage de type initiatique. Quel en est l’enjeu ? Il s’agit d’initier Ulysse à la condition humaine. De transformer un héros « pilleur de ville » en homme capable d’affronter son destin d’homme. Il s’agit de passer du modèle héroïque qui inspire l’Illiade, celui qui met en scène la « belle mort », la mort au combat, dans la fleur de l’âge, à un nouveau modèle, plus humaniste.
L’Odyssée n’est plus alors le récit d’une simple errance, soumise aux aléas des tempêtes, mais bien celui d’une métamorphose progressive. D’un égarement et d’une réorientation. Dans ce voyage, Ulysse s’éprouve et s’accomplit. Il symbolise l’existence individuelle confrontée au négatif, à l’apprentissage du réel. La mer et ses rivages mystérieux jouent le rôle d’un milieu hostile et la colère de Poséidon, l’autorité punitive, la puissance écrasante. Les épreuves, avec leur enseignement édifiant fournissent au héros un gisement de ressources collectives et personnelles pour affronter sa condition, une fois délesté de ses fantasmes.
Ce voyage n’est pas réel, mais, aussi fantastique soit-il, il n’est pas non plus perdition totale dans l’imaginaire. Il poursuit une finalité. Il a un sens.

Du héros raté à l’homme en voyage vers lui-même

A quoi, comment et pourquoi Ulysse est-il initié ? Qui est Ulysse ? Que représente-il ? Il faut maintenant éclaircir ces questions.
Simone Weil l’a analysé avec pertinence : l’Iliade est le poème de la force. Il met en scène la figure idéalisée d’un héros qui meurt au combat. Achille est le prototype du héros à la « belle mort ». Hector le suit dans la hiérarchie mais avec une tonalité déjà plus humaine.
Ulysse, lui, n’est pas véritablement un héros. Il a joué un rôle décisif dans la guerre de Troie. Il a su manœuvrer Agamemnon, tenir tête à Achille quand il le fallait. Il a été le grand médiateur, le rassembleur des Achéens dans les moments de crise. Homme intelligent et rusé il a eu l’idée du cheval de bois qui a permis de vaincre Troie. C’est un combattant redoutable, il est courageux, capable de s’introduire la nuit chez l’ennemi. Mais ce n’est pas un héros. Il a survécu. C’est un héros raté.
À travers lui Homère et les aèdes vont raconter une autre histoire. Ils ne vont plus chanter la force, la fureur du combat, les longues hécatombes, les massacres, les viols, les rapines et les sacrilèges. Ils vont transformer ce héros raté en homme accompli. Les souffrances, les épreuves auxquelles il est soumis sont autant de stations initiatiques, de phases d’une métamorphose qui opère une véritable conversion du modèle héroïque vers la réalité humaine. Au poème de la force succède celui de l’humanité éprouvée. Ulysse est l’homme exemplaire et durant des siècles, l’Odyssée va servir de manuel éducatif.
Ulysse donne son nom au poème : Odusseus. Mais ce nom est polysémique, il montre une grande élasticité dans la signification et Homère en joue tout au long de l’épopée. Odussomai, en grec, signifie de mauvaise humeur. C’est le grand-père maternel d’Ulysse qui a choisi ce prénom. Venu le visiter, l’homme se trouvait irrité en arrivant à Ithaque et a décidé qu’on appellerait son petit-fils du nom de son état de contrariété. Le nom d’Ulysse le dit clairement : il est l’homme contrarié. Il veut rentrer à Ithaque et la colère de Poséidon l’en empêche.
Mais une autre contrariété se glisse sous ce premier clivage. Elle pourrait être d’ordre inconscient, relever de la logique du désir latent. Mais elle n’en active pas moins et la tension narrative et le héros lui-même. Ulysse veut rentrer à Ithaque, et pourtant Ulysse, a encore les yeux tournés vers Troie. Il devra perdre toutes les illusions qui s’accrochent à la figure du combattant, les acquis de la guerre (butin, prestige, rayonnement) et la conversion à son humanité ne se fera pas sans mal.
Odusseus est aussi proche de outis (personne). Ulysse joue de cette proximité pour sortir de la grotte du cyclope. On verra dans cette séparation nominale un embryon peut-être du sujet divisé moderne qui se saisit et se perd dans son être parlant.
Odusseus enfin peut être rapproché du verbe oduromai (se plaindre, se lamenter) et de oduné (la douleur). Avec l’Odyssée, nous quittons le monde du combat, du salut possible dans la mort glorieuse pour entrer dans celui de la condition humaine tissée d’épreuves et ponctuée de souffrances.

II/ Voyage au cœur de la civilisation

Pour éduquer Ulysse, une première série de voyages est nécessaire. Elle va permettre de donner au héros les repères indispensables à sa métamorphose. Elle lui rappelle les fondamentaux de la civilisation hellénique. Ce rappel s’effectue en creux, par des expériences négatives.

1/ Perdre fait partie de la condition humaine

La flottille d’Ulysse met le cap vers Ithaque. Mais elle fait une halte sur la côte, près d’une ville nommée Ismaros et habitée par les Cicones, alliés des Troyens. Aujourd’hui Maronée. « Là je mis à mal la cité, j’en massacrai les hommes et puis on prit dans la ville les femmes, les richesses de toute sorte et on fit le partage. » Rien de surprenant, une sorte de mise à sac sur la lancée du pillage de Troie. Mais c’est aussi le combat de trop. Les Ithaquiens sont vaincus. Ulysse apprend la défaite.

2/ L’homme est mémoire

Après une tempête terrible de neuf jours, la flottille aborde la côte des lotophages sans doute pour se ravitailler. On la situe en Tunisie, peut-être à Djerba. Sur place, les Ithaquiens trouvent un peuple accueillant, pacifique et partageur. Les indigènes qui vivent dans une sorte de communauté hippie avant l’heure, reçoivent les éclaireurs d’Ulysse et leur font goûter leur nourriture exclusive : des fruits ou des fleurs de lotus ou de lotos. Le lotus a un double effet : il fait perdre la mémoire et la dépendance qu’il crée est immédiate. Ulysse vient chercher les intoxiqués et les ramène de force tout en larmes. Il les attache à fond de cale et reprend la mer sans tarder.
Pourquoi ce détour par la communauté de l’oubli ? C’est que la mémoire est essentielle, d’abord pour Ulysse qui redoute de tomber dans « l’oubli du retour ». Mais elle est essentielle aussi pour la culture grecque, qui est encore aux temps d’Homère et des aèdes une culture orale, où la conservation des données et leur transmission doit tout à la mémoire. L’Iliade notamment avec ses impressionnantes séries de noms de guerriers à réciter illustre le pouvoir donné à la mémoire.
Mais la mémoire a une autre fonction. Ulysse explique que celui qui consomme du lotus « ne veut plus rapporter les nouvelles ni s’en revenir. » La drogue plonge dans une indifférence heureuse, une jouissance complète. Mais elle brise la communication, le sens, la reconnaissance. « Tu te souviendras » : tel est sans doute le commandement de l’épisode des Lotophages. Pas d’humanité civilisée sans mémoire.

3/ L’homme est hospitalier

Dans la caverne de Polyphème, le monstre à l’œil circulaire, Ulysse est confronté à un géant primaire qui ignore un des traits constitutifs de la vie civilisée grecque : la loi sacrée de l’hospitalité.
Qui sont les Cyclopes ? Ils vivraient selon les interprétations soit sur les îles Egades soit dans le golfe de Naples. La mythologie distingue plusieurs familles de ces géants doté d’un œil unique au milieu du front. Celui qu’Ulysse et ses compagnons rencontrent appartient au groupe, sans doute le moins glorieux, des Cyclopes bergers. Le Cyclope fait partie d’une tribu mais qui ne forme pas une communauté. Pas d’assemblée délibérante, pas de loi partagée, pas de culte religieux. « Chacun fait la loi, à ses enfants et à ses femmes sans souci l’un de l’autre. » Le Cyclope est un être sans foi ni loi. C’est un pasteur paisible qui sait aussi se transformer, si l’on ose dire, en un clin d’œil, en un redoutable anthropophage.
Celui qu’Ulysse va affronter, personnifie l’asocialité la plus extrême. Il vit en solitaire dans son antre. Replié sur lui-même et sur des activités d’autoconservation – il traie ses bêtes, les range soigneusement par classes d’âge et stocke ses productions- il incarne une sorte d’égoïsme archaïque dont l’œil unique dont il est pourvu symbolise la singularité exclusive. Le Cyclope donne un anti-modèle de l’homme grec inséré dans une famille et une cité.
Après de brèves présentations, le Cyclope se jette tel un lion affamé, sur deux de ses visiteurs. Il en dévore six au total au cours du séjour. C’est là qu’intervient un marché de dupes sur le thème de l’identité. Ulysse amadoue le géant à l’œil unique en l’enivrant. L’autre, avant de sombrer dans le sommeil, lui demande son nom. Réponse d’Ulysse : « Personne, voilà mon nom, c’est ainsi que m’appellent ma mère, mon père et tous mes compagnons. »
C’est grâce à ce subterfuge qu’Ulysse et les survivants pourront s’échapper. Et quand ses congénères alertés par ses cris viennent aider Polyphème et lui demandent qui l’a agressé, le cyclope répond : « Personne ».
Tout irait bien, mais Ulysse le rusé n’est qu’un homme, il a des défauts et des limites. Depuis son bateau, il pique une grosse colère et provoque le cyclope en déclinant son identité. C’est une erreur qui va lui coûter cher. Polyphème est un rejeton de Poséidon, il implore son père de punir Ulysse. A partir de ce moment-là, Posé
idon va se déchaîner contre le héros.

4/ L’homme respecte des règles

Après l’épreuve de l’oubli et de l’inhospitalité, L’Odyssée soumet Ulysse à ces compagnons à celle de la convoitise. L’épisode se déroule dans un aller-retour chez Eole, le maître des vents. Sur la mer Tyrrhénienne, la flottille a navigué vers le sud et s’approche peut-être de ce que nous appelons aujourd’hui l’île volcanique de Stromboli, au nord de la Sicile. Dans la description qu’il en fait, Ulysse parle d’une île flottante, sans doute parce qu’on voyait souvent dans ses parages des coulées de lave à la surface de la mer.
Mais l’île éolienne a d’autres caractéristiques, plus extraordinaires encore. Elle est enclose d’un mur de bronze. Derrière cette haute enceinte indestructible, s’anime un petit monde tout entier voué au plaisir. La famille – une épouse et douze enfants- vit entre soi. Eole a donné chacune de ses six filles en épouse à chacun de ses six fils. On mange, on festoie. On respecte ici parfaitement les lois de l’hospitalité. Dans sa forteresse de l’inceste, Eole accueille les navigateurs perdus avec bienveillance, les nourrit, les garde un mois, s’entretient avec Ulysse. Il se montre curieux de connaître ce qui fait l’actualité des mortels.
Au terme d’un séjour réconfortant, Eole fait un cadeau inestimable à Ulysse : une outre, à l’intérieur de laquelle, il a enfermé les vents mauvais. Il l’attache lui-même au fond de la cale. Ulysse n’a rien à craindre il va pouvoir rentrer chez lui.
C’est sans compter sans la concupiscence de son équipage. « Car nos propres folies allaient nous perdre… », annonce Ulysse. Depuis neuf jours et neuf nuits de navigation, il est à la manœuvre. C’est lui qui active l’amarre de la voile. Epuisé, sentant l’arrivée proche, il sombre dans le sommeil.
Pendant ce temps, les hommes complotent. Ils s’imaginent qu’Ulysse a caché un trésor dans l’outre. Mais surtout ils envient son propriétaire endormi : « Ah ! comme celui-là est aimé et estimé des hommes, en quelque ville et terre qu’il arrive, lance l’un d’entre eux. De Troie, il emporte quantité de belles parts de butin ; et nous, qui avons fait un aussi long chemin, nous revenons chez nous les mains vides… »
Les guerriers ont sans doute des raisons de se perdre dans l’envie et la jalousie. Ils endurent sans rechigner de terribles épreuves. Et le bilan comptable est lourd : outre les morts de Troie, le groupe a perdu les hommes tués par les Cicones et ceux dévorés par le Cyclope, soit près de quatre-vingts guerriers depuis le début du voyage retour. On comprend aisément que le ressentiment se fasse jour.
Les hommes ouvrent l’outre déclenchant une terrible tempête qui les renvoient à leur point de départ. Mais cette fois-ci Eole ne veut rien entendre et abandonne Ulysse à son triste sort. L’envie est un vent mauvais, c’est le message de l’épisode. La vie d’un homme est faite d’échange et de don et non de rapine et de butin.

5 /L’homme est citoyen

Être un homme grec, c’est être un citoyen, originaire d’une ville et obéissant à ses lois. L’individu, au sens où l’entendons aujourd’hui, n’existe pas dans la cuture grecque, a fortiori aux temps archaïques de L’Odyssée. A l’époque des philosophes, quelques siècles plus tard, Platon tentera de concevoir une cité idéale fondée sur la justice. Aristote laissera une définition célèbre qui résume une civilisation : l’homme est un animal politique.
La nouvelle escale, sur l’île des Lestrygons, va le rappeler à Ulysse. Où se trouve-t-elle ? Quel est ce peuple au nom étrange qui l’habite ? On situe généralement cette nouvelle escale au nord-ouest de la Sardaigne. Le texte désigne une fontaine de l’Ours qui pourrait correspondre à ce qu’on nomme encore aujourd’hui le Cap d’Orso. Les Lestrygons sont des géants. On les met aujourd’hui en relation avec les menhirs de l’âge néolithique présents sur l’île et qui font une destination touristique appréciée.
La cité des Lestrygons ressemble en tout point à une cité grecque. Les habitants cultivent la terre et pêchent, ils ont construit des routes et ont aménagé une agora pour commercer et se retrouver. Mais c’est une anti-cité, un simulacre de cité. La civilisation et l’état sauvage y sont indiscernables. Télépyle est la cité du simulacre. Car au-delà des apparences paisibles et engageantes, ses habitants sont en réalité des géants anthropophages.
Dès que le roi rencontre les éclaireurs d’Ulysse, il en dévore un de façon fulgurante. Les deux autres parviennent à s’enfuir. Mais le roi a donné l’alerte, des géants innombrables convergent vers les falaises. Avec des rochers de la taille d’un homme, ils bombardent la flotte d’Ulysse. A l’aide des harpons qui leur servent pour pêcher le thon, ils crochètent les marins et les emportent pour les manger. Onze vaisseaux volent en éclats et leurs équipages sont dévorés. Seul, celui d’Ulysse parvient à s’échapper.

6/ L’homme a une place entre les bêtes et les dieux

Après le massacre subi chez les Lestrygons, Ulysse et ses hommes atteignent AEa, l’île de Circé. « L’île où elle habite doit être en réalité la presqu’île du Monte Circeo, située entre la baie de Naples et l’embouchure du Tibre », estime Catherine Salles dans son ouvrage La mythologie grecque et romaine. La localisation est plausible mais cette nouvelle escale n’en reste pas moins dans cet ailleurs imaginaire et culturel que parcourt L’Odyssée.
Les rescapés abordent AEa dans les conditions propices à l’éclosion de tous les fantasmes. « Nous ne savons plus où est le couchant, ni où l’aurore, où le soleil qui éclaire les mortels s’en va sous terre, ni où il se lève… » Une seule issue pour sortir de la désorientation générale : Explorer l’île. Ulysse décide de diviser la troupe en deux. Il confie à son beau-frère Euryloque le commandement de vingt-deux hommes en pleurs et l’envoie en reconnaissance.
En réalité les Ithaquiens ont pris pied sur l’île de Circé, déesse magicienne. Son nom signifie oiseau de proie. Elle transforme les éclaireurs en porcs. Et Ulysse doit se porter à leur secours. Le dieu Hermès vient l’aider dans son entreprise. Il lui conseille de demander à Circé le grand serment des immortels dont aucun dieu ne peut se défaire dès lors qu’il l’a prêté. Circé retransforme les porcs en hommes et entraîne ensuite Ulysse dans sa couche.
Aea est l’île des prodiges : les humains s’y transforment en animaux, une déesse s’accouple avec un mortel, les poisons deviennent des antidotes. C’est que dans la mythologie, les dieux ressemblent aux hommes. Ils sont agressifs ou amoureux ; colériques ou apathiques ; superbes ou disgracieux. Ils se dotent d’animaux fétiches comme la chouette d’Athénée, le loup d’Apollon ou le bouc de Dionysos. Entre eux et les mortels, fourmille une myriade d’être hybrides mi-hommes mi-animaux : centaure, sphynx, sirènes…
Et l’homme vit en voisin des autres espèces. L’animal d’élevage nourrit l’homme, mais l’animal sauvage l’agresse ou le menace. Dans les sacrifices, l’animal tend un fil spirituel, un lien sacré entre les hommes et les dieux. Jusque dans son ambivalence, l’animal reste étroitement lié à l’homme, il s’intègre dans un seul et même monde, celui de la vie. Platon, qui des siècles après Homère, le prive de raison, reconnaît que « tout être vivant quel qu’il soit participe à la vie. » La vie, bios, réunit ceux que le logos sépare.
Humanité, animalité et divinité : Ulysse circule entre ces trois espaces poreux et les relie dans sa circulation. Mais il poursuit aussi sa propre mutation, sa propre libération. Et c’est Circé, séductrice dominante qui va l’orchestrer devenant par la même occasion une sorte de mère protectrice et initiatrice.
Car après cet épisode un second cycle commence. Homère a fait revisiter à Ulysse les fondamentaux de la civilisation. Il va maintenant l’entraîner dans une véritable initiation personnelle. C’est Circé qui est à la manœuvre. Elle déroule le programme des épreuves à venir et donne à Ulysse la marche qu’il devra suivre dans chacune d’elle.

III L’initiation à la vie humaine

Six étapes ponctuent cette initiation, elles apportent six messages essentiels

1/ La vie : le bien véritable

Première étape : le contact avec les Enfers. Après les monstres et les dieux, les morts. L’Enfer pour les Grecs n’est pas un lieu de punition, c’est une sorte de parking où son rassemblées les ombres des défunts « des ombres qui volent », « des têtes vides » ou « sans forces. ». C’est un lieu de tristesse et de désolation. Ulysse à la différence d’Hercule, Orphée ou Jason, ne pénètrera pas dans l’Hadès. Les morts viendront à lui au cours d’un rituel étrange. Il s’agit d’une technique mystérieuse de nécromancie, la nekyia (du grec nekus : le mort, le cadavre), pratique qui consiste à convoquer les défunts à l’aide de libations de sang animal.
Où se déroule la cérémonie ? Circé indique que la demeure d’Hadès s’ouvre au bout de l’océan, sur un rivage toujours sous la brume, boisé de peupliers noirs et de saules qui perdent leurs fruits. Une fois sur place, Ulysse devra se tenir à la confluence de deux fleuves venus du Styx et se jetant dans l’Achéron, au point où ils s’abîment dans une chute.
Les Enfers se trouveraient dans le pays des Cimmériens, peuple légendaire qui ne voit jamais le soleil et qu’Ulysse d’ailleurs ne connaîtra jamais. Les spécialistes ont situé ce monde sombre et angoissant près du Vésuve. Le territoire des Enfers n’est pas géolocalisable. En réalité, les Enfers ne se trouvent nulle part.
Ulysse fait quatre rencontres édifiantes. Il voit venir Tirésias qui lui révèle son avenir. Mais il a ensuite trois face-à-face décisifs. Avec l’ombre de sa mère, puis avec celle d’Achille et enfin avec celle d’Ajax. La première est bouleversante. Ulysse ignorait la mort de sa mère. De plus, celle-ci lui apprend qu’elle est morte à cause de l’angoisse causé par son départ. Achille, lui, révèle qu’il préfèrerait être esclave d’un porcher que chef du peuple des morts. Quant à Ajax, qui s’est suicidé après une dispute avec Ulysse, il refuse le pardon qu’Ulysse lui demande.
Trois leçons qui condamnent la guerre et la culture de l’agon. Le seul bien ici-bas, c’est la vie. La vie donnée par une mère. La paix. L’amitié. Et il n’y aura pas de seconde chance…Ainsi, les âmes mortes n’ont qu’un seul message pour Ulysse et aussi pour nous qui, avec lui, avons pu les approcher un instant par le prodige d’un texte : la vie vaut plus que la mort ! Ne te détourne pas de vivre ! Vis le plus intensément possible !

2/ Résister aux Sirènes

L’épreuve suivante consiste à résister au chant des Sirènes. Etrange épisode anticipé par Circé qui donne à Ulysse toutes les ficelles pour le traverser. Une sorte de non-épreuve. Circé présente les Sirènes comme des créatures mystérieuses « dont la voix charme tout homme qui vient vers elles. » Ce sont de redoutables chanteuses. Aucun marin n’a survécu à leur appel. Les Sirènes arrêtent la navigation. Elles attirent à elles et fascinent leurs malheureux auditeurs au point que ceux-ci ne peuvent se détacher de leurs voix mélodieuses. Comme hypnotisés, ils jettent l’ancre et se laissent dépérir sur la plage ou les rochers. « Tout autour d’elles, précise Circé, le rivage est rempli d’ossements de corps qui se décomposent. »
La scène a été située à l’extrême sud de la Campanie, sur le cap Palinuro. Il y a là une grotte où l’on a retrouvé des ossements fossilisés. Jusqu’à l’époque romaine l’endroit portait le nom de grottes sirénuses… L’épreuve des sirènes est devenue un lieu commun. Il faut résister aux séductions des autres, aux beaux discours, à la flatterie, aux illusions. Ulysse bouche les oreilles de ses compagnons avec de la cire et s’attache au mât de sa nef. Mais si l’on y regarde plus près, il s’agit surtout de lutter contre soi-même.
« Allez, viens ici, Ulysse… » : ainsi commencent les voix des cantatrices sans visage. Ce n’est pas seulement une mélodie envoûtante qu’Ulysse peur écouter. C’est une grossière flatterie : « Ulysse tant vanté, gloire illustre des Achéens arrête ton vaisseau pour écouter. » Dès le départ, le chant des sopranos de la mer rappelle à Ulysse son identité antérieure. Il est le héros de L’Iliade, dont la renommée est venue jusqu’ici, sur cette plage de la désolation. Et il doit se libérer de ce moi idéal auquel il reste attaché.
Comment ? Il s’agit seulement de « passer », de laisser les fantasmes mourir par eux-mêmes. La liberté se conquiert en résistant à la fois à l’emprise des autres et aux pièges du narcissisme.

3/ Scylla : savoir perdre pour survivre

On a pris l’habitude situer le monstre Scylla et le remous engloutissant Charybde dans le Détroit de Messine qui serpente entre la péninsule italienne et la Sicile. De violent courants marins agitent, en effet, cette passe de plus de trois kilomètres reliant mer Tyrrhénienne au Nord et mer Ionienne au Sud. Au temps d’Ulysse, où les vaisseaux ne disposaient pas de gouvernails, la navigation y était périlleuse, les deux écueils dressaient un théâtre de naufrages, d’où sans doute les légendes horribles qu’évoque L’Odyssée.
Sur le conseil de Circé, Ulysse se fixera pour priorité d’éviter Charybde. Il devra en réalité zigzaguer, s’approcher dans un premier temps du rocher de Scylla, se déporter ensuite vers celui, plus plat, de Charybde où trois fois par jour l’eau se trouve aspirée et rejetée par un puissant remous. Il ramènera ensuite son navire vers Scylla mais ne pourra empêcher qu’elle emporte six de ses hommes. Pourquoi alors ce louvoiement ? Réponse terrible de Circé : « Car il sans doute bien préférable d’avoir à regretter six hommes de ton équipage que de les perdre tous ensemble. »
Ulysse suit les consignes de Circé. Il se trouve confronté à ce qu’on appelle « un choix de Sophie ». Une alternative cruelle dictée par le sort. Ici dévoration ou engloutissement. Ulysse se plie aux données de la nécessité. Pour survivre, il accepte de perdre six membres de l’équipage. La seule marge de liberté qu’il se réserve est négative : il ne dit rien à ses hommes de l’épreuve qui les attend.

4 /Surmonter les trahisons

Une fois sortis du double piège de Charybde et Scylla, Ulysse et ses compagnons abordent l’île du Soleil pour une nouvelle épreuve du cycle initiatique. Comme dans le bouquet d’un feu d’artifice d’été où les figures lumineuses se cumulent dans l’embrasement final, plusieurs composantes dramatiques contrariantes se retrouvent : le jeu des vents, le sommeil, la tentation, la mort, le dépassement des limites. S’y ajoute un élément particulier qui donne à l’épreuve sa tonalité propre : le parjure.
La Sicile fournirait le paysage de cette nouvelle étape. Le texte lui-même évoque l’île du Trident, la Thrinacie ou Trinacrie – île aux trois promontoires où les Anciens voyaient la Sicile. Mais cette localisation géographique est rapidement recouverte par des considérations mythologiques. La Sicile est décrite comme l’île où le dieu Hélios fait paître de fantastiques troupeaux de bœufs et de brebis fantastiques. Outre leur opulence, ces mammifères ont la particularité de ne jamais ni procréer ni mourir. Des nymphes aux belles boucles font office de bergères. Le dieu Hélios y tient comme à la prunelle de ses yeux.
Les bœufs sont tabous et Ulysse fait jurer ses hommes de n’y point toucher quand ils accostent. Mais, un jour qu’il s’isole pour prier et faire un somme, ses hommes, menés par les plus fidèles, massacrent les troupeaux.
Il est question ici de la transgression. Les hommes emportés par le principe de plaisir et la satisfaction du besoin immédiat ne respectent pas leurs engagements. Le serment vaut ici comme respect de la loi. Les Immortels eux-mêmes sont soumis à la règle de l’engagement oral solennel. Pas de communauté, de société, sans pacte, contrat, adhésion à un système de règles.
Ulysse glisse sur l’événement, il n’accuse pas ses hommes. En réalité, il vient de perdre son pouvoir.

5 /Assumer la solitude

L’aventure se poursuit par un nouveau passage entre et Scylla. Le navire et l’équipage sont engloutis. Seul Ulysse survit grâce aux conseils de Circé qui lui a indiqué la présence d’un figuier sur un rocher proche du remous aspirant et auquel il pourra s’agripper
Le retour vers Charybde apporte une nouvelle leçon de vie et de vérité. Trahi, Ulysse doit dire adieu à une aventure collective. Il lui faut gérer son exclusion de la communauté guerrière au sein de la laquelle il puisait son identité sociale et trouvait le sens de sa vie. Son itinéraire passe désormais par la porte de la solitude. Charybde la lui ouvre en même temps que l’abîme où l’homme est englouti quand il ne parvient pas à assumer sa capacité à être seul.
A l’approche du tourbillon, Ulysse n’a pas oublié l’avertissement. Entre deux reflux, il grimpe sur le rocher et se suspend à ses branches. Ainsi, il s’accroche à sa vie. Mieux encore, informé sur le fonctionnement du remous, il attend l’heure propice pour agir, se sauver de la noyade ou de la tétanisation, de la folie et du désespoir. L’Odyssée nous dit qu’Ulysse demeure la tête à l’envers, comme une chauve-souris affolée. Saisissante image de la condition humaine.
6/Accepter d’être mortel
L’escale suivante la plus longue du voyage se situerait à l’extrémité occidentale du monde connu des Grecs, près de Ceuta au Maroc. Ulysse y vit une longue idylle avec la nymphe Calypso. Celle-ci lui propose de devenir immortel. Mais Ulysse refuse. Il se morfond. Zeus décide de lever la malédiction. Il pourra rentrer à Ithaque.

7/Raconter son histoire

Ultime escale avant Ithaque, l’île des Phéaciens, qui serait Corfou. Là, Ulysse reprend contact la civilisation. Accueil chaleureux, bienveillance, banquets somptueux, l’île de Nausicaa est un condensé de cité idéale, un havre d’utopie avant le retour mouvementé sur le sol natal. Dans ce sas bienheureux, Ulysse s’affirme comme sujet parlant, capable de raconter son histoire, de dire « je ». Il reprend possession d’un imaginaire laissé jusque là à la fantaisie de l’aède.
D’où cette double question : est-il vraiment Ulysse ? Dit-il la vérité ? Retour en arrière et substitution à l’aède sont les deux tours de force littéraires de ces neuf chants. Ces deux procédés narratifs ont pour fonction de nous égarer, de nous rendre finalement aussi proches d’Ulysse dans son errance. Et c’est pourquoi la question de la géographier et celle de l’histoire réelles sont secondaires.

Avec l’Odyssée, Homère et les aèdes nous laissent un mythe qui est aussi un cadre fondateur, le premier miroir de l’homme occidental en quête de son identité. L’existence s’y définit comme voyage, dérive, découverte et égarements. Perte des rêves et des illusions. Projet contrarié. Ulysse sépare le bon grain de l’ivraie. L’ivraie se serait cet idéal héroïque d’une belle mort qui laisse son désir figé sur les plages de Troie. Que serait le bon grain ? Le retour chez soi ? L’épouse et le trône retrouvé ? Pas sûr. La reconquête d’Ithaque voit revenir un Ulysse haineux et massacreur, incapable de pardon et d’intelligence pacifique. Pour lui d’ailleurs, Ithaque n’est pas le terme et il lui faudra poursuivre son voyage initiatique, en Grèce, au centre des terres. Le voyage de l’existence n’a peut-être pas de fin, l’initiation à la vie est interminable.

 

MONTAIGNE EN ITALIE

 

  Après Homère et Ulysse, Montaigne. Après L’Odyssée qui transformait l’exploration de la Grande Grèce en voyage initiatique, nous allons suivre un penseur de la Renaissance dans un long et étonnant séjour en Italie.

De juin 1580 à novembre 1581, durant très exactement 17 mois et huit jours, Montaigne fait un long voyage. Il s’arrache à son château de Guyenne et de sa librairie où il a fait retraite et rédigé les deux premiers livres de ses Essais. Il remonte au nord de la France, passe en Suisse, en Allemagne, en Autriche, puis fait une longue boucle en Italie visitant les grandes villes du nord et pousse jusqu’à Rome où le Pape le reçoit. Ce périple s’arrête quand Montaigne, élu maire Bordeaux, doit rentrer en France.

Le voyage en Italie va nous servir de porte d’entrée dans la pensée vagabonde de l’auteur des Essais, pour tenter à notre tour d’en cerner les enjeux et les invitations. Pour satisfaire en sa compagnie notre double passion pour la philosophie et pour l’Italie.

 

1/Voyage et journal de voyage

         En 1770, soit près de deux siècle après la mort de Montaigne (1533-1592), un abbé féru d’histoire retrouve par hasard, au cours d’une visite du château de Montaigne, un manuscrit de près trois cents pages dans un coffre oublié. 112 pages portant sur la première partie du voyage sont rédigées par un secrétaire et le reste est de la main même de Montaigne, dont les deux tiers en italien ou presque…Déposé à la Bibliothèque royale, ce manuscrit a depuis disparu après copie et traduction. Il est publié pour la première fois en 1774.

Il s’agit d’un vrai journal de voyage, agençant des notes prises sur le vif, au gré des étapes et des événements qui émaillent le voyage. Il fournit de précieux renseignements sur le voyage lui-même et sur le voyageur.

         C’est une expédition terrestre avec des voitures de louage et aussi à cheval. Montaigne se plaît beaucoup à cheval. Il dit dans les Essais qu’il n’est jamais mieux « que le cul sur la selle », où il trouve également un moyen de traiter ses calculs rénaux. C’est aussi un voyage en groupe. Montaigne est accompagné par son frère, son beau-frère et un jeune gentilhomme ami de la famille. Mais c’est lui qui décide de l’itinéraire.  Si l’on ajoute, les valets, laquais, secrétaire et muletier, la troupe en déplacement compte un équipage d’une douzaine de personnes.

On ne pourra pas parler non plus d’un voyage formateur. Montaigne est âgé de 47 ans, il est comme il dit « marié et vieux ». Son caractère est forgé et d’ailleurs difficilement malléable. Le journal ne relate pas l’histoire d’une découverte de soi ni même d’un coup de passion pour un pays ou une région. Ce journal, à la différence des écrits de voyage de l’époque ne propose pas un guide de l’Italie. Montaigne n’est pas le Routard du XVIe siècle, bien que le journal abonde en détails très concrets. Ce n’est pas un manuel de géographie, ni même un itinéraire raisonné.

A cette époque, Montaigne a rédigé et fait publier les deux premiers livres de ses Essais. Les données recueillies au cours du voyage serviront de matériaux pour les éditions enrichies suivantes. Pour le Livre III mais aussi pour les correctifs et additifs, les « allongeais », auxquels il n’a cessé de se livrer.

Mais ce n’est pas le but du périple. Montaigne ne voyage pas pour écrire un livre. Le Journal n’est pas destiné au public. A la différence des Essais, Montaigne ne s’y met pas en scène, même s’il lui arrive d’évoquer ses sentiments ou ses états d’âme. Ses impressions sont directes, non traitées. Et le texte met en guirlande une série de butinements sans lien.

Montaigne a longtemps préparé son expédition. Mais il ne s’attarde pas à décrire le lieux visités – hormis Rome peut-être – ni les monuments. Il renvoie aux livres qu’il a lus et qui traite du sujet. C’est le voyage d’un gentilhomme de son temps, dont il épouse parfois les préjugés. Montaigne rencontre des personnages de haut rang, ducs, cardinaux, ambassadeur. Il va jusqu’à être reçu par le Pape Grégoire XIII dont il baise la pantoufle. Ceci ne l’empêche pas de s’entretenir avec des prostituées romaines ou d’assister à des fêtes populaires.

 

 2 / Un voyage, cent raisons…

         Pourquoi un tel voyage ? Quand on écarte l’hypothèse improbable d’une mission diplomatique menée pour le roi de France, on  trouve à ce voyage, non pas une raison, mais un bouquet de raisons.

Une raison thérapeutique, d’abord : Montaigne souffre de la gravelle, de calculs rénaux et de lombalgies. Le périple est ponctué par des haltes dans des stations thermales de France et de Suisse. En Italie, l’étape des Bains de la Villa, près de Lucques dure ainsi trois mois. Montaigne se soigne ou profite de son voyage pour se soigner. Le cavalier se double d’un curiste. Montaigne prend des bains et boit beaucoup d’eau durant le voyage.

Un besoin de dépaysement ensuite. Petit rappel biographique. Montaigne est né en 1533 au château du même nom. Il est le fils d’un gentilhomme bordelais, Pierre Eyquem, qui a été maire de Bordeaux, et d’une riche toulousaine issue de la communauté marrane. Magistrat, conseiller au Parlement de Bordeaux, Montaigne abandonne ses charges et, en 1571, se retire dans le domaine dont il a hérité. Il rédige ses Essais dont les premiers livres paraissent en 1580.

C’est une entreprise « farouche et extravagante », une grande première éditoriale. L’auteur envisage de parle de lui. Seul précédent dans ce domaine, les Confessions de Saint Augustin. Mais Augustin, s’il rend problématique la relation à soi qui fonde le sujet, s’adresse à Dieu. Montaigne, lui, n’a pas cette ambition. Il s’adresse à nous. Sa réflexion est à hauteur d’homme, sincère et attentive.

Montaigne ne donne aucun enseignement de philosophie ni leçon de sagesse. Il fait seulement de lui-même « la matière de son livre ». Il tente de se saisir et de se comprendre. Il s’essaie à lui-même, sans a priori ni certitudes. Sans complaisance ni évitement. Les Essais marquent une rupture. Ils consacrent l’apparition d’un sujet moderne, immergé dans une relation à soi structurée par le langage et l’écriture.

Après neuf ans de retraite dans son château, Montaigne éprouve le besoin de prendre l’air. Et de prendre aussi quelque distance avec sa vie familiale. Il s’en explique dans le chapitre des Essais intitulé de la Vanité où il avoue son peu de goût pour la gouvernance d’une maison et les « servitudes domestiques » et sa tiédeur pour les « devoirs de l’amitié maritale ». « Nous n’avons pas fait marché en nous mariant de nous tenir attachés l’un à l’autre, comme je ne sais quels petits animaux… »

Bref, et c’est la troisième raison à son voyage, Montaigne s’ennuie chez lui, lassé par la banalité d’une vie ordinaire. Depuis la mort de son ami Etienne de La Boétie en 1563, il ne trouve plus de stimulation intellectuelle. Il se pourrait même qu’il soit déprimé, comme on dit aujourd’hui. Montaigne avait aussi ses périodes sans. « Quand je suis en mauvais état, je m’acharne au mal. Je m’abandonne par désespoir et me laisse aller vers la chute…Je m’obstine à l’empirement. » Les Essais n’ont rien d’une cantate à la joie de vivre.

         Mais il y a sans doute d’autre raisons, plus intimes encore. Son père qu’il admirait, Pierre Eyquem, avait participé à la guerre d’Italie. Il avait rédigé des « papiers d’Italie » qu’il avait donné à lire à son fils. La Boétie, l’autre grand deuil important, dans la vie de Montaigne, après celui de son père, était fasciné par Venise. Il se pourrait que Montaigne cherche à mettre ses pas et ses pensées dans l’ombre de ses défunts pour exorciser ce qu’il appelle ses « monstres ». Ses obsessions, sa mélancolie.

D’autant plus que, deux ans avant le voyage, la gravelle, qui a tué son père en 1568, a investi son propre corps. Le Journal, avec ses comptes-rendus minutieux des crises de coliques néphrétiques, des pierres produites et de la miction témoignent d’une inquiétude obsessionnelle. La maladie et la mort jouent en filigrane. Le voyage en Italie semble à moment donné se refuser. Selon le secrétaire, Montaigne aurait été tenté de pousser jusqu’à Cracovie…Une hésitation ? Une résistance ?

Il y a de toute évidence une part italienne dans Montaigne. La découverte du manuscrit l’a mise plus fortement en lumière. Un part à deux étages. Latine d’abord : on sait l’admiration de Montaigne pour Plutarque, Cicéron, et ses Essais, souvent saturés de citations grecques et latines, témoignent d’une immense culture livresque vouée à l’Antiquité. Une part plus moderne aussi. Montaigne a lu Pétrarque, l’Arioste, Machiavel. On pourrait percevoir ce voyage comme le retour aux sources d’un humaniste de la Renaissance, aux sources latines de son éducation et de sa pensée.

Les relations entre la France et l’Italie sont fortes à cette époque. Les Médicis, la guerre d’Italie, le siège de la papauté alors que la chrétienté est cruellement divisée par un schisme, ces différents facteurs génèrent une attraction italienne. Le voyage en Italie commence à s’installer comme un incontournable dans la vie des gentilhommes français.

C’est un voyage qui aménage un sas existentiel dans la vie de Montaigne, entre la période de la retraire littéraire et le retour aux affaires publiques. Un voyage au plus près de soi, du bien-être physique et psychologique mais aussi ouvert à l’étrangeté, à la curiosité ethnologique. Un voyage aux entrées multiples, à l’image du voyageur lui-même qui se définissait son identité exprimée par « cent visages divers ».

 

   3/ Le voyage comme art de la curiosité

Avant ce long périple, Montaigne avait voyagé, mais exclusivement en France. Il connaissait bien Paris où il s’était rendu plusieurs fois. Il a évoqué clairement son intérêt pour le voyage et son plaisir de voyager.

Ainsi dans De l’Institution des enfants, il affirme que le voyage ouvre l’esprit et forme le jugement. Le voyage est un vecteur de communication et celle-ci est essentielle au développement individuel, elle permet de « frotter et de limer notre cervelle contre celle d’autrui. » Le voyage est découverte, étonnement. Il favorise l’exercitation de l’esprit. « L’âme y a une continuelle exercitation, à remarquer des choses inconnues et nouvelles.  Et je ne sache point meilleure école, comme je dis souvent à former la vie que de lui proposer incessamment la diversité de tant d’autres vies. »

Autre intérêt, le voyage fait découvrir les lumières des autres nations : Les usages en cours, des langues étrangères. Pendant son voyage, Montaigne met ses idées en application. Il rencontre des protestants en Allemagne. Lui, dont la mère était marrane, suit et décrit dans le détail la circoncision d’un enfant juif à Rome, Une autre fois, c’est une séance d’exorcisme. Le journal recueille toutes ces expériences vécues au jour le jour, ces événements qui surviennent parfois par surprise. Montaigne constate, mesure, évalue. Le voyage est une école d’ethnologie comparée.

Troisième avantage du voyage : il met le voyageur en accord avec lui-même. D’abord tout simplement parce qu’il lui procure du plaisir, plaisir d’être en mouvement, de changer de lieu, de s’ouvrir à la variété du monde et des hommes. Mais aussi parce qu’il autorise une connivence plus profonde et plus secrète. Le voyage, reconnaît-il « porte témoignage d’inquiétude et d’irrésolution. Mais ce sont nos qualités maîtresses et prédominantes. » Il offre un décor propice, un milieu accueillant à l’intranquillité. C’est un chemin vers soi, vers le plus intime de soi, y compris sur les versants brumeux ou négatifs.

Le voyage selon Montaigne sert à se trouver soi-même en se jetant dans le monde. Si l’on entre dans le détail du récit, on observe que Montaigne ne suit pas un itinéraire. Certes, il s’est largement documenté sur les pays et les villes qu’il traverse. Mais il manque quelques sites et monuments importants, ainsi la place du Dôme de Milan. Ses descriptions, comme celle de la Villa d’Este à Tivoli restent parfois superficielles : « j’y considérai toutes choses fort partiellement ; j’essaierai de les peindre ici mais il y a des livres et des peintures publiques de ce sujet. »

         Montaigne ne refait pas le voyage qu’il aurait lu avant de partir. En réalité il voyage comme il écrit et comme il pense. Il fait deux passages à Rome, par exemple, il n’hésite pas à rebrousser chemin à prendre des tangentes imprévues. Rome était sans doute sa destination initiale mais en Allemagne, il envisage un moment de pousser jusqu’à Cracovie, à la surprise et au désappointement de ses compagnons. Comme il l’écrit lui-même il n’a pas « d’autre project que de se promener par des lieux incongrus. » « Ai-je laissé quelque chose derrière moi ? j’y retourne, c’est toujours mon chemin, je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe. » Pas de finalité, pas d’itinéraire balisé, dans le voyage de Montaigne.

« Quand on se plaignoit à luy de ce qu’il conduisoit souvent la troupe par chemins divers et contrées, revenant souvent bien près d’où il estoit parti (ce qu’il faisoit ou recevant l’avertissement de quelque chose digne de voir, ou changeant d’avis selon les occasions), il respondoit qu’il n’alloit, quant à lui, en nul lieu que là où il se trouvoit, et qu’il ne pouvoit faillir ny tordre sa voye, n’ayant nul project que de se proumener par des lieux incognus…. »

C’est le voyage pour le voyage, le mouvement pour le mouvement : « J’entreprends seulement de me branler pendant que le branle me plaît. Et me promène pour me promener. »  Tout état intérieur relève d’une logique et d’une pente naturelle auxquelles il faut se livrer sans retenue. Pour Montaigne il n’est pas d’autre chemin pour être soi.

Cette promenade aléatoire, ce vagabondage intègre la recherche de l’étrangeté personnelle, l’étrangeté du rapport à soi, l’étrangeté comme constitutive du rapport à soi. La moitié du Journal rédigé de sa main est donc en Italien. « Assagiamo di parlar un poco questa altra lingua… » Un Italien à la Montaigne…

Un texte des Essais commente sa curieuse façon de manier l’Italien : « Je conseillois, en Italie, à quelqu’un qui estoit en peine de parler Italien, que pourveu qu’il ne cerchast qu’à se faire entendre, sans y vouloir autrement exceller, qu’il employast seulement les premiers mots qui luy viendroyent à la bouche, Latins, François, Espaignols ou Gascons […] en y adjoustant la terminaison Italienne. » L’italien de Montaigne, c’est un peu une tranche napolitaine…

Mais il est vrai que la langue pour Montaigne n’est qu’un moyen d’expression et de communication. Il reconnaît dans les Essais qu’il ne maîtrise aucunement la langue de Dante. Ce n’était pas son but. Sans doute voulait-il s’italianiser, devenir étranger par la musique des mots, et l’immersion dans la langue. D’ailleurs sur le chemin du retour, sitôt franchi le col du Mont Cenis, Montaigne reprend sa rédaction en français.

 

4/ A Venise et Florence

On peut s’arrêter sur quelques étapes qui paraissent à tout un chacun importantes dans un voyage en Italie. Le traitement que Montaigne leur réserve sera sans doute révélateur sur son mode de voyager.

Venise : l’étape est courte. Une semaine environ. « Au demeurant les raretés de cete ville sont assez connuës. Il (Montaigne) disoit l’avoir trouvée autre qu’il ne l’avoit imaginée, & un peu moins admirable. Il la reconnut, & toutes ses particularités, avec extrème dilijance. La police, la situation, l’arsenal, la place de S. Marc, & la presse des peuples etrangiers, lui samblarent les choses plus remerquables. »

Il suit la messe et dîne avec l’ambassadeur. Il loue une gondole. Se trouve déçu par la petite beauté des femmes et le nombre des prostituées environ 150…Il a une colique qui dure deux à trois heures et rend deux grosses pierres « l’une après l’autre ».

Le compte-rendu est beaucoup plus concis que celui sur la visite de Vérone. On s’étonnera que Montaigne n’évoque pas son ami, Etienne de La Boétie, qui avait vu dans la République de Venise l’idéal des libertés politiques . Le Discours de la servitude volontaire était éloquent à ce sujet : « Le plus meschant d’entr’eulx ne voudroit pas estre le Roy de tous […]. Ils ne reconnoissent point d’autre ambition sinon à qui mieulx advisera et plus soigneusement prendra garde à entretenir la liberté. »

A son retour en France il ajoutera dans la nouvelle édition que son ami avait raison d’affirmer qu’il aurait préféré naître à Venise qu’à Sarlat. Pourtant, on va le voir, c’est à Lucques qu’il aura une pensée émue pour son ami.

Florence. Sitôt arrivé, Montaigne fait « deux pierres & force sable, sans en avoir eu autre resantimant que d’une legiere dolur au bas du vantre », note le secrétaire. Il visite l’écurie du grand Duc, et une sorte de ménagerie : « Nous vismes là un mouton de forte étrange forme ; aussi un chameau, des lions, des ours, & un animal de la grandeur d’un fort grand mâtin de la forme d’un chat, tout martelé de blanc & noir qu’ils nomment un tigre. »

Il visite de l’église St Laurent où il note la présence de « belles statues excellentes » de Michel Ange. La visite du dôme arrache un commentaire positif : « c’est l’une des beles choses du monde & plus sumptueuses » mais immédiatement suivi d’une nouvelle déception au sujet de la rareté de belles italiennes.

Lors de son second séjour à Florence sur le chemin du retour. Montaigne assiste à des processions et des courses de chevaux, il visite le palais Pitti et le quartier des prostituées. « Ce jour je fus, seulement pour m’amuser, voir les Dames qui se laissent voir à qui veut. Je vis les plus fameuses, mais rien de rare. Elles sont séquestrées dans un quartier particulier de la ville & leurs logemens vilains, misérables, n’ont rien qui ressemble à ceux des courtisannes Romaines ou Vénitiennes, non plus qu’elles mêmes ne leur ressemblent pour la beauté, les agrémens, le maintien. »

         Ce commentaire côtoie l’éjection d’une petite pierre rousse et la lecture du testament de Boccace chez un libraire…

 

5/ Rome : le Pape et les ruines

 

         Il fait deux séjours dans la ville éternelle dont le premier dure près de cinq mois. Il voit dans Rome une sorte de capitale internationale, où paradoxalement les étrangers sont si nombreux qu’elle en perd son étrangeté. « C’est la plus commune Ville du monde, & où l’étrangeté & différance de Nations se considere le moins : car de sa nature, c’est une Ville rapiécée d’Etrangiers ; chacun y est comme chez soi. ». C’est une étrangeté qui n’a rien de bizarre ni d’exotique. Elle est concrète, visible, produite par la présence des hommes.

         Le séjour a un temps fort. Montaigne est reçu en audience par le Pape Grégoire XIII. Il va jusqu’à baiser la pantoufle du Souverain Pontife. La scène est décrite avec le plus grand sérieux. Le Saint Père exhorte nommément Montaigne de continuer « à la dévotion qu’il avoit toujours portée à l’Eglise & service du Roi très-Chrétien. »  Le Pape, au nom prédestiné de Ugo Buoncompagno, aura même droit à un portrait très élogieux.

Montaigne rencontre également le Maître du sacré Palais qui lui remet ses Essais « châtiés » selon l’opinion des Docteurs Moines. Celui-ci lui conseille du bout des lèvres de revoir de lui-même quelques broutilles. Montaigne reçoit avant de partir des Lettres de Citoyen Romain octroyées par le Pape, qui viennent flatter son amour-propre.

Mais le temps le plus marquant du séjour à Rome est sans aucun doute la visite des ruines, le 26 janvier, qui donne lieu à un texte célèbre dont Montaigne intègrera les aspects essentiels dans le Livre III au chapitre De la vanité.  La visite du forum est précédée d’une séance de documentation. Montaigne lit des livres et consulte des plans. Il écarte un guide qu’il avait un temps sollicité.

Le récit du secrétaire rend compte d’une vision très iinstructive, quasiment funèbre des ruines de la Rome antique. « Il disoit, qu’on ne voïoit rien de Rome que le Ciel sous lequel elle avoit esté assise, & le plant de son gite ; que cete science qu’il en avoit estoit une science abstraite & contemplative, de laquelle il n’y avoit rien qui tumbat sous les sens ; que ceus qui disoint qu’on y voyoit au moins les ruines de Rome, en disoint trop ; car les ruines d’une si espouvantable machine rapporteroint plus d’honneur & de reverence à sa mémoire ; ce n’estoit rien que son sepulcre. Le monde ennemi de sa longue domination, avoit premieremant brisé & fracassé toutes les piecces de ce corps admirable, & parce qu’encore tout mort, ranversé, & desfiguré, il lui faisoit horreur, il en avoit enseveli la ruine mesme. »

Le texte du Livre III reprend et approfondit ce moment romain si particulier. Les ruines évoquent immanquablement le temps qui passe et les destructions qu’il inflige. Rome est peut-être le miroir de Montaigne, atteint par une maladie qui l’inquiète parce qu’elle emporté son père. Dans les Essais, le texte sur les ruines est l’occasion, comme par association d’idées d’évoquer l’ombre paternelle. Et au-delà, les liens avec les défunts et les générations disparues. « J’ai été nourri avec ceux-ci… »

Face aux ruines de la Rome antique, c’est toute une éducation et une enfance qui affleurent. Mais le texte des Essais effectue une reformulation plus distanciée avec cette nuance : « mais ce sont des hommes » La Rome moderne superpose une vision positive et ouverte à celle, nostalgique ou décevante de la première vision.

Tel est Montaigne, un héritier, un homme porteur d’une éducation qui plonge ses racines dans l’Antiquité, un transmetteur, mais aussi déjà un sujet moderne qui fait l’inventaire de son patrimoine pour le réinscrire dans l’actualité. La Rome moderne avec ses mille attraits reprend le dessus. Et Montaigne dans ce geste thérapeutique peut reprendre son chemin. Il est allé au point critique où l’affect mélancolique se résorbe.

Les Bains della Villa. Le Journal consacre de très longues descriptions à un nombre considérable de stations thermales. Le déroulement des bains, la qualité des eaux, les prescriptions, le nombre de douches et celui des verres bus occupent une large place. « C’est une sotte coutume de conter ce qu’on pisse », trouve-t-on dans son journal. Et pourtant aucun détail n’est oublié, des résultats de la cure sur la miction, trouble, rousse ou sanguinolente. L’intense production des calculs n’est pas en reste, en forme de pommes, de noix de pin, de fève ou, plus stupéfiant encore, de membre d’homme.

Les selles, les sueurs, les flatulences et les borborygmes font l’objet de comptes-rendus minutieux et exhaustifs. Mais il est vrai que le texte du Journal n’avait pas vocation à être publié. Ces descriptions obsessionnelles, jetées à la va-vite, sont incrustées d’anecdotes dont le voisinage produit des effet cocasses, comme celles touchant à ce marchand de Crémone, curiste d’humeur joviale, mais très perturbé voué à la récitation en boucle du Notre Père.

Le contraste est parfois dramatique. Entre deux phrases consacrées à l’urine le texte glisse un souvenir mélancolique de l’ami disparu, le 11 mai 1581. « Je tombais dans un pensement si pénible de Monsieur de La Boétie et y fus si longtemps, sans me raviser, que cela me fit grand mal. » Le refoulé du voyage, affleure aussi dans l’évocation de ce moment de crise.

La maladie est omniprésente, la mort rôde avec les ombres du père et de l’ami. Les rituels thermaux, les notes détaillées servent à les conjurer. Mais Montaigne fait face selon ses propres habitudes et tendances notamment avec cette remarque d’allure stoïcienne :

« Or, le seul remède, la seule règle & l’unique science, pour éviter tous les maux qui assiègent l’homme de toutes parts & à toute heure, quels qu’ils soient, c’est de se résoudre à les souffrir humainement ou à les terminer courageusement & promptement. »

Le périple italien et son journal fourre-tout nous offrent ainsi un tableau brut, direct, de la personnalité de Montaigne et de sa philosophie sans l’altération ou la distanciation que le travail d’écriture et de réécriture apporte aux Essais.

 

6/ Philosophie et voyage 

Cette philosophie puise aux sources des grandes écoles de l’Antiquité : stoïcisme, épicurisme et scepticisme dont il a été nourri dans son éducation. Montaigne mixe ses trois sources avec un gonflement progressif du scepticisme au fil du temps. En ce sens, il est de plain-pied dans son époque, qui marque un retour culturel vers Rome et la Grèce après des siècles de domination idéologique chrétienne.

Ce retour vers le passé, ce ré-ancrage dans l’Antiquité est constant jusque dans l’écriture des Essais où les réflexions sont ponctuées de citations latines, d’exempla. La pensée n’est pas l’expression d’un individu, elle se forme et se forge en référence à contexte, elle inscrit dans une compagnie culturelle. Pour les stoïciens déjà, méditer consistait à se remettre à l’esprit les règles fondamentales du stoïcisme.

Dans le Journal de voyage, l’inspiration sceptique est très présente. Il faut rappeler succinctement les grands principes de cette philosophie. L’initiateur en est Pyrrhon un philosophe qui a voyagé lui aussi. Il a participé à l’expédition d’Alexandre. Il a rencontré des sages hindouistes. Il a introduit les thèmes de l’impermanence des choses et de la relativité des coutumes. Sextus Empiricus, deuxième siècle après J.-C. en est le plus éminent représentant de l’école sceptique.

Le mot scepticisme est extrait d’un verbe grec qui signifie observer, analyser. C’est une école qui s’oppose à tous les dogmatismes. La vérité n’est pas localisable. Elle n’est ni dans la raison, comme pour les stoïciens, ni dans le plaisir, comme pour Epicure. Mais elle n’est pas insaisissable non comme chez les Platoniciens. Le monde n’est qu’apparence, c’est la seule certitude sceptique.

La vérité est emportée dans le flux des phénomènes, dans la diversité et le changement. Le seul point fixe, relatif, pourrait être l’arrêt sur image momentané qu’on peut effectuer sur ce grand écoulement. Des expressions comme « la vie est un songe » de Calderon résume cette approche. On retrouve ce thème dans le Macbeth de Shakespeare « la vie n’est qu’une ombre qui passe »

Cette approche débouche sur une série d’attitudes pratiques : le doute et la suspension de jugement en toute situation. L’indifférence aux phénomènes y compris à ceux qui affectent directement la personne. Cela peut conduire à une position-limite : comme celle qui consiste à dire que l’être n’a aucune consistance ou celle qui prétend qu’on ne peut rien en dire. La suspension de jugement est la voie royale de l’ataraxie, de l’absence de trouble, en laquelle le sceptique trouve son bonheur. On en voit les bornes : si tout est si indifférent, objecte Aristote, si la bonne vie et se jeter dans un puits s’égalisent, on ne comprend pas pourquoi les sceptiques ne s’y précipitent pas…

La filiation sceptique court dans le texte des Essais et s’amplifie au cours du temps avec des formules mémorables : « Que sais-je ? », « je ne peins pas l’être, je peins le passage », « je n’ai pas de communication avec l’être », « il n’est aucune qualité si universelle en cette image des choses, que la diversité et la variété. »

Ce qu’introduit le scepticisme, c’est la mise en doute, l’examen critique des dogmes et des idées reçues. Montaigne s’interroge et interroge. Dans son texte sur les cannibales, il réhabilite l’indien du nouveau monde, dans une approche humaniste. Il dénonce la sauvagerie des conquistadors. « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. » La controverse de Valladolid (1550) n’est pas si loin dans le temps. Montaigne anticipe sur le relativisme culturel que les ethnographes du XXe siècle prôneront sur la base de leurs observations.

Les guerres de religion ont ébranlé les certitudes, fait naître un  cortège de cruautés et de massacres (Saint Barthélémy, 1572). L’époque est à la crise, au chaos. Le scepticisme permet le recul, la pesée, la compréhension et la tolérance.

Le parti pris d’une relativité des coutumes, ne conduit ni à un repli nihiliste ni au ressentiment de la crainte de l’étranger. Tout au contraire, il incite à la curiosité, stimule l’ouverture à l’autre et à l’étrangeté. Le voyage est pour Montaigne l’occasion de satisfaire une véritable boulimie d’étrangeté, de différence, d’altérité. De faire des comparaisons. Montaigne est un des ancêtres de l’ethnologie moderne qui compare les cultures et les égalise en valeur. On est loin, quasiment à l’opposé de la figure du nobliau narcissique replié dans sa librairie derrière les remparts d’une culture morte et des rentes assurées.

La vérité, si elle existe, se trouve dans l’expérience du monde tel qu’il est. Elle n’est pas nulle part, elle se trouve dans l’aspiration qui nous jette vers elle, dans la tentative, l’essai. Sextus Empiricus le disait déjà « il faut continuer la recherche. » Montaigne en écho écrit dans les Essais : « Nous sommes nés à quêter la vérité. »

Tolérance, critique des préjugés et des dogmes…Pourquoi alors pourrait-on objecter, cette messe de Noël à Rome, cette audience papale, ce pèlerinage à Notre Dame de Lorette où Montaigne se fait confectionner des ex-voto ? Serait-il resté prisonnier des préjugés de sa classe ? Sans doute. Mais l’humaniste sceptique n’est ni un libertin ni un anarchiste. Sur le plan religieux il se range sur la coutume de son pays. Montaigne était chrétien et catholique. Pyrrhon dit-on, ne croyait pas aux dieux et officiait comme prêtre…

Le sceptique ne croit pas plus aux lendemains politiques qui chantent. C’est un pragmatique. Un homme de la relation, des médiations et des pourparlers. Montaigne n’a jamais fui ses responsabilités. Avant sa retraite éditoriale il a exercé des charges de magistrat et de diplomate. Et après son voyage, il dirigera la mairie de Bordeaux dans une période difficile de troubles religieux.

Une subjectivité en mouvement

Ce scepticisme qui problématise sans sombrer dans le négatif, Montaigne et c’est sans doute un de ses apports essentiels, l’applique aussi à la subjectivité.  « C’est moi que je peins » avertit la préface des Essais. Montaigne s’inscrit dans la filiation du « connais-toi toi-même » socratique. Mais il en donne une version radicalisée. « Dernierement que je me retiray chez moy, délibéré autant que je pourroy, ne me mesler d’autre chose que de passer en repos, et à part, ce peu qui me reste de vie : il me sembloit ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s’entretenir soy mesmes, et s’arrester et rasseoir en soy » (I, 8).

Ce retour à la méditation à l’antique a son originalité. Montaigne comme dans les exercices stoïciens, ressasse les citations et les exemples, mais ce n’est jamais pour s’y conformer. Au contraire, il cherche à se frayer un passage entre la tradition qu’il transmet et l’actualité d’un moi moderne. Dans toutes les situations, il cherche à évaluer son jugement à approfondir ses inclinations. Montaigne se teste, s’éprouve, s’essaie à être lui-même.

Ce n’est pas non plus un repli narcissique. Les Essais n’ont rien des confessions de Rousseau. Le projet ne vise pas la reconnaissance ni le rétablissement d’une identité. « Ce ne sont mes gestes que j’écris, c’est moi, c’est mon essence » Pour autant ces gestes, cette description ne flèchent pas vers un sujet transcendant, un ego souverain comme chez Descartes. Ils demeurent sur un plan d’immanence. A travers l’analyse de soi, Montaigne cherche à atteindre « l’humaine condition. »

Le moi y est moins affirmé dogmatiquement que mis en cause. Il y est affirmé comme crise. Il n’échappe à pas l’impermanence et à l’évanescence des phénomènes du monde. Il vit de changement et de variété. Il est moins une identité stable ou fixe que « cent visages divers », dont les opinions varient dans le temps, l’espace, le contexte.

Le moi lui aussi relève de l’illusion, de l’apparence. « Nous sommes tous des lopins, et d’une contexture si informe et diverse, que chaque pièce, chaque moment, fait son jeu ». « Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux. » L’écriture des Essais recueille cette poursuite infinie d’un moi insaisissable, divisé par la conscience qu’il a de lui-même, qui ne se saisit que dans sa disparition, son à-venir. D’où les digressions, les reprises, les coupures. « Je peins principalement mes cogitations, sujet informe, qui ne peut tomber en production ouvragère. »

         Ecriture de l’imaginaire au sens où nous l’entendons. Montaigne dans sa librairie, livré à son oisiveté convoque dans ses rêveries ce qu’il appelle ses « chimères et ses monstres fantasques ». Lesquels ? Sans doute ceux que produit le deuil, le double deuil de l’ami et du père dont nous avons vu les ombres revenir dans le Journal du voyage. Les Essais, écrit par un sujet s’échappe et sans véritable destinataire sont aussi une thérapie de la mélancolie. Montaigne reconnaît lui-même avoir été poussé à écrire par « une humeur mélancolique […] produite par le chagrin de la solitude » 

   La philosophie comme thérapie

         Pourtant, il ne s’agit pas avec cette entreprise littéraire inédite de rédiger une chronique des états d’âme. Il s’agit de tenir son rang, d’accomplir son « métier d’homme », d’affronter la condition humaine avec ses données générales, de maladie, de souffrances, d’épreuves et de mort. De le faire selon sa propre nature, Montaigne s’avoue nonchalant et paresseux, fragile et mélancolique.

Les Essais traduisent la volonté de se constituer en sujet. La culture, l’exercitation philosophique, n’ont pour finalité que « d’apprendre à vivre », en faisant face à l’épreuve en cherchant ce qui dans la misère de la condition humaine, n’est pas la misère. Le rayon de soleil, l’éclaircie. Le plaisir, l’humour, mais aussi la bienveillance envers l’autre, la curiosité pour le monde et son infinie variété sont quelques pistes que Montaigne défriche.

Si la philosophie a un sens, c’est celui de nous apprendre à vivre et à bien vivre. « Ou la raison se moque ou elle ne doit viser qu’à notre contentement nous et tout son travail tendre à nous faire bien vivre et à notre aise. » Mais quel chemin suivre pour bien vivre ? Pour Montaigne il ne s’agit que de suivre sa nature. Montaigne abandonne les stoïciens et leur morale contraignante. La raison ne pilote pas, c’est la nature. Il tendrait davantage à l’épicurisme, au dosage des plaisirs à la mesure en toute chose. Le voyage en Italie le montre peu attiré par la gastronomie et petit consommateur d’alcool.

L’homme doit suivre sa nature, il ne doit se forcer à rien. Rester libre, jouir de la vie, de l’instant, des bonheurs éphémères. Penser et croire que tout est bien dans cette existence. Refuser les passions négatives. La vie est un apprentissage de la vie. Un apprentissage de soi par soi. La sagesse et le bonheur dépendent de soi. Il suppose donc de se connaître, de connaître sa nature et de « vivre en amitié » avec soi-même.

         On n’en finirait pas de relever les contradictions de Montaigne, ses options incompatibles, ses cercles et ses errements. Montaigne est tout à la fois dans ce cri de joie : « Pour moi donc j’aime la vie » que dans les souffrances de sa terrible maladie, ses retraites d’ermite et sa mélancolie diffuse. Mais Montaigne est celui qui se transforme et se régénère, se donne et donne du bonheur en écrivant ses Essais. On peut laisser à Nietzsche le mot de la fin : « Du fait qu’un tel homme a écrit on a plus de plaisir à vivre sur la terre. »

       Dès les premiers chapitres des Essais, le je, en tant qu’expression d’un jugement, résulte donc de l’articulation des anecdotes impersonnelles qui se complètent ou s’opposent. À ce sujet, Montaigne reprend le lieu commun de la création littéraire comme butinage : Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n’est plus thin, ny marjolaine : Ainsi les pieces empruntées d’autruy, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à sçavoir  son jugement, son institution, son travail et estude ne vise qu’à le former. (I, 25, p.157) Mais la spécificité du travail de l’essayiste est qu’il s’agit d’une « appropriation négative »4 des connaissances et des structures héritées de l’Antiquité. Le jugement naît de la mise en contradiction des savoirs livresques et de la subversion du modèle scolaire, et c’est un jugement essentiellement « douteux », puisqu’il s’interroge sur la valeur édifiante des exempla et sur la pertinence des formes prescrites par la rhétorique.

« Faire des voyages me semble un exercice profitable. L’esprit y a une activité continuelle pour remarquer les choses inconnues et nouvelles, et je ne connais pas de meilleure école pour former la vie que de mettre sans cesse devant nos yeux la diversité de tant d’autres vies, opinions et usages46. »