JOURNEES PAUL VALERY 2020 Le Cimetière marin, un poème pour renaître

 

Invité à participer aux Journées Paul Valéry 2020 à Sète, j’ai proposé une lecture philosophique du Cimetière marin publié en 1920.

Je vous propose une lecture du Cimetière marin sous l’éclairage de la philosophie. Une lecture, donc, qui peut paraître bizarre, voire aberrante quand on sait l’aversion de Paul Valéry pour la discipline. Je vous invite à revisiter le poème comme une méditation philosophique. Et à partager « mon Valéry » comme il a pu dire lui-même « mon Descartes. »
Cette lecture n’est pas arbitraire. Valéry lui-même lui ouvre la porte. Dans Mémoire du poète, quand il revient sur la genèse du Cimetière marin, il le définit comme une méditation, comme un « monologue de « moi », comme « transportée dans l’univers poétique, la méditation d’un certain moi ».
Une deuxième raison se trouve dans l’orientation générale de la poésie de Valéry. « Je ne pouvais souffrir qu’on opposât l’état de poésie avec l’action complète et soutenue de l’intellect. » La pensée, la relation qu’elle entretient avec elle-même sont au cœur de la création poétique. Un poème de Valéry est un moment de pensée, un moment pensé.
Troisième raison : la fabrication d’un poème pour Valéry relève d’un tissage serré de la forme et du fond. « Il n’existe pas un temps pour le « fond » et un temps pour la « forme » ; la composition ne s’oppose pas au désordre ou à la disproportion mais à la décomposition. » On en a déduit à tort et de façon à la fois hâtive et dogmatique qu’une lecture formaliste est la seule possible.
Mais Valéry n’a jamais affirmé que ses poèmes n’avaient pas de sens. Il n’est ni surréaliste ni partisan de la littérature potentielle. Ainsi occulter le fond du poème, c’est tout autant le condamner à la décomposition que lui en accorder un séparé de la forme ou recouvert par elle. Le résultat est le même dans un excès comme dans l’autre. Il devient de se centrer sur le cheminement de la pensée dans Le Cimetière marin. D’écouter les mouvements et la musique du sens.
Enfin, pour écourter ce trop long préambule, il suffit de se souvenir de cette affirmation valéryenne : « mes vers ont le sens qu’on leur donne ». Elle résonne comme un encouragement à pousser cette interprétation personnelle du poème comme une méditation philosophique, comme le support d’une méditation philosophique que chacun peut reprendre pour soi.

La philosophie comme une pratique de soi

Qu’appelle-t-on une méditation philosophique ? Quelles sont ses caractéristiques les plus apparentes ? En quoi se distingue-t-elle des autres activités de pensée comme la réflexion ou la pensée opératoire ? Quels sont ses enjeux et ses finalités ? Par méditation philosophique nous entendons ici une pratique particulière qui s’est développée dans l’Antiquité pour se codifier au fil des siècles.
Méditer, c’est à la fois réfléchir, calculer, résoudre une difficulté, imaginer aussi, créer des concepts et des théories, se faire une représentation, donner une signification, mais sous un angle cependant très différent des autres modes de penser. Un grand angle qui les englobe tous, dans le sens où il implique le sujet dans le processus de penser.
Dans la méditation, le moi se trouve comme enroulé dans le mouvement de la pensée, il en est simultanément l’objet et le sujet, le théâtre, l’acteur et le drame. Même quand la méditation porte sur un thème précis – le temps, l’amour, la mort – ce thème n’est pas analysé pour lui-même, évalué en dehors du sujet. Pour un sujet, méditer, c’est d’abord se tourner vers soi, diriger sa pensée vers soi-même. C’est toujours moi et un moi qui médite. Dans la méditation le moi est présent à lui-même, sur-présent, pourrait-on dire. Ce mouvement de l’âme vers elle-même, du moi vers lui-même, Platon le nomme conversion (epistrophé). Il permet au moi de s’éprouver et de s’éprouver avec plus d’intensité qu’il ne le fait d’ordinaire, de s’observer avec plus d’acuité et de se connaître sans médiation ni délai. La conversion met en scène et active le mouvement naturel du moi qui est toujours réflexivité. Une méditation applique l’impératif socratique « connais-toi toi-même ». Elle est une déclinaison magnifiée de la conscience de soi.
Dans ses cours au Collège de France, Michel Foucault a développé une approche intellectualiste de ce retour à soi méditatif. Replaçant la philosophie dans le contexte d’un souci de soi qui, selon lui, caractérise la culture antique, il analyse la méditation comme une « exercice de la pensée sur la pensée » qui va permettre au sujet de se connaître et de s’éprouver lui-même. Pour Foucault, cet exercice a pour but de constituer le sujet méditant comme « un sujet de vérité ».
Pierre Hadot dans Qu’est-ce que la philosophie antique ? a mis en lumière un aspect méconnu de la philosophie. Selon lui, elle relève davantage d’un mode de vie que d’une discipline intellectuelle. Platonisme, stoïcisme, épicurisme, cynisme, toutes les écoles proposaient à leurs disciples, une éthique, une façon de vivre allant jusqu’à des modes d’habillement et d’alimentation.
Ainsi pour Pierre Hadot, la méditation s’apparente aux « pratiques volontaires et personnelles destinées à opérer une transformation du moi », pratiques inhérentes au mode de vie philosophique. C’est essentiellement un exercice spirituel, c’est-à-dire une activité particulière, nécessitant apprentissage et régularité.
Cette transformation s’effectue à travers une analyse et un tri des représentations à partir des critères propres à chaque philosophie. Un stoïcien, par exemple, se demandera si la représentation est conforme à l’ordre des choses. Un épicurien si le désir qui s’exprime porte sur un bien essentiel ou pas.
Pour Hadot, le moi se transforme, pour Foucault, il s’institue en vérité. Mais dans les deux cas, on peut voir dans la méditation la mise en jeu d’un rapport d’identité. Pour autant cette pratique n’a pas pour finalité de mettre en place un circuit intellectuel fermé. Quand je médite, je ne pense seulement à ceci ou à cela. Je ne joue pas non plus avec mes pensées. C’est au contraire la pensée qui joue avec moi. Pour Foucault, « c’est un jeu de la pensée sur le sujet. » C’est différent d’une introspection narcissique.
L’usage philosophique de la réflexion produit une libération et un accomplissement de soi. Cet accomplissement s’atteignait par paliers, au travers d’exercices (ascèses) pratiqués au quotidien. Ces exercices pouvaient prendre une orientation très physique. Diogène le cynique, par exemple, s’exposait de longues heures dans la neige ou au soleil pour s’endurcir. Mais dans la plupart des écoles, les exercices portaient sur l’âme comme lieu de structuration des affects.
Dans la philosophie antique, la méditation se présente donc comme une pratique de purification du sujet (catharsis), elle prend une dimension éthique et spirituelle. C’est une technique de soi qui vise à transformer le sujet méditant. A modifier non seulement sa vision du monde ou de telle situation donnée, mais aussi la conduite qu’il adopte pour s’y engager.
A travers le retour sur soi de la méditation, il s’agit de s’éclairer, de se libérer, de donner un sens à cette liberté. Il s’agit aussi de prendre soin de soi. La méditation console et raffermit l’âme dans la peine. Elle l’affranchit de ses illusions, passions et de ses peurs. Dans la philosophie antique, la méditation est une thérapie de l’âme. C’est le sens premier du mot latin meditatio comme du mot grec mélété. Medeor en latin veut dire soigner, se soigner.
Une méditation enveloppe le sujet dans une réflexion sur ce qui est essentiel pour lui, le temps, la décision, le désir, la relation avec les autres, l’expérience négative du deuil, de la maladie, de l’exil. Elle le recentre sur ces crises et sur ce qui dans ces crises peut venir donner un sens à son existence. C’est pourquoi la plus haute forme de la méditation est la mélété thanatou, la méditation de la mort.
C’est sous angle philosophique particulier que je propose de relire le Cimetière marin. La question n’est donc pas de chercher à savoir si le Cimetière marin est un poème philosophique ou une philosophie décasyllabique. Elle ne consistera pas non plus à expliquer le poème. On ne cherchera pas à découvrir un sens caché derrière la formulation parfois hermétique de tel ou tel vers. Il n’y aura pas de déchiffrage de telle ou telle image. Ni de recherche d’une intention derrière les mots, d’un vouloir dire, d’un vouloir penser. Nous irons de la signification au sens.
Notre lecture vise à mettre en lumière le mouvement de la méditation, sa dynamique, sa dramaturgie. De retrouver des traces d’une méditation « à l’antique », mais aussi de marquer les ruptures, les réinterprétations inédites auxquelles Valéry se livre en mixant les techniques et en brassant les thèmes. Il ne s’agit pas d’enfermer le poème dans un grille de significations, mais de voir comment la subjectivité moderne de Valéry distord ces grilles. Il n’y aura pas de commentaire général, ni de décryptage vers après vers, plutôt des arrêts sur des plans de coupe opérés dans le mouvement du poème.

Le poème comme ascèse

Valéry conçoit la poésie comme une activité. Il la rebaptise du nom de poïétique, terme dérivé d’un mot grec signifiant faire, dans le sens de fabriquer, créer. La poésie est une pratique. « C’est l’exécution du poème qui est le poème » (Première leçon du cours de poétique décembre 1937, Œuvres 1 p1350). C’est le faire qui est l’ouvrage, l’objet à mes yeux –capital- puisque la chose faite n’est plus que l’acte d’autrui. » On trouve là une première équation : car la philosophie antique n’est pas une activité théorique, c’est une pratique quotidienne associant des techniques à assimiler et à répéter parfois sous des formes ritualisées : examen de conscience, lecture, dialogue, tri des représentations. Mais dans l’ensemble cette pratique qui englobe une activité psychique et un mode de vie se pense elle-même, comme un faire.
Pour Valéry la création d’un poème relève d’un exercice. Le Cimetière marin est le fruit d’un long travail de près de quatre ans. Et il recoupe l’élaboration de la Jeune parque qui s’étale sur sept ans. Il n’a pas jailli d’une inspiration subite, c’est le « résidu » d’un long labeur. Ce travail importe d’ailleurs plus que son résultat. C’est un exercice répété, plus qu’une performance. Un entraînement, une ascèse. Le terme grec qui a donné le mot ascèse signifie exercice.

Quel est l’enjeu de cet exercice ? Le Cimetière marin en donne la clé dès l’épigraphe.
Μή, φίλα ψυχά, βίον ἀθάνατον
σπεῦδε, τὰν δ’ ἔμπρακτον ἄντλει μαχανάν

Les vers 61-62 de la troisième Pythique de Pindare placés en exergue du poème condensent sous forme de résumé préalable le contenu méditatif du poème : le fantasme déjoué d’immortalité, le choix d’une vie à échelle humaine mais vécue sans réserve, le dialogue de la pensée avec elle-même, la technique de soi. Ils en annoncent le thème central, les tensions tragiques, tout en fixant un horizon à partir duquel les énoncés sont formulés et pensés, une sorte de fond historique et culturel d’où ils reviennent et résonnent.
La langue grecque non traduite fait signe vers une source, un lieu secret ou mystérieux d’où l’on parle. Lieu d’apparence hermétique ou énigmatique, en tout cas incompréhensible sans la connaissance du grec ancien, en version dorienne de surcroît. Tout se passe comme si Valéry résumait la trajectoire à venir de sa méditation, commencer par ce qui habituellement arrive à la fin, à savoir la morale de l’histoire.
La traduction française communément admise propose : « Ô mon âme, n’aspire pas à la vie éternelle, mais épuise le champ du possible. » On la retrouve en exergue du Mythe de Sisyphe d’Albert Camus. Cette traduction d’Aimé Puech apparaît en 1922, soit deux ans, après la parution du Cimetière marin.
En 1919, Valéry a traduit un fragment de Pindare pour une revue littéraire. Il a recopié sur son carnet de l’époque une traduction des vers tirée d’une vieille édition scolaire : « Ne souhaite pas, ô mon âme, une vie immortelle, et supporte une œuvre possible à exécuter ». Les vers, non traduits, apparaissent pour la première fois en exergue du poème en juillet 1920, peu avant sa publication.
Les Cahiers en témoignent, Valéry a proposé de nombreuses traductions des deux vers de Pindare. Comme tout ce qu’il s’approprie, ils font l’objet de plusieurs reprises à des époques différentes. Au musée Paul Valéry de Sète, un petit ex-libris en papier jauni, présente deux versions de la traduction : la première qui serait écrite par Catherine Pozzi est une variante de la version d’Aimé Puech ; elle réintroduit seulement l’épithète « chère » : « Ô mon âme chère… ». La seconde, de la main de Valéry est barrée, écartée au profit de la précédente : « N’applique pas, ô mon âme, ta recherche à la vie immortelle, mais capte les sources mêmes de l’effort humain. »
Valéry y revient longtemps après la publication du Cimetière marin. Les variantes portent essentiellement sur la fin du second vers et plus encore sur le sens des mots emprakton et makanan. Le premier signifie littéralement ce qu’on fait, ce qu’on exécute, l’activité humaine, l’occupation, le travail, qu’ils soient concrets, intellectuels ou spirituels. Makana est la forme dorienne de Mékané, la machine de guerre ou de théâtre, l’invention ingénieuse, le moyen, la ruse. On trouve ici l’idée d’une relation à soi, d’un rapport d’identité sous forme de tactique ou de stratégie. Valéry évoque « l’efficace organisé », « l’endurance », « le pouvoir réel ».
On pourrait alors traduire ainsi les deux vers de Pindare : « Non, cher moi, ne recherche pas à la-vite la vie immortelle, mais, au contraire, exploite la ressource de ce que tu fais. » Ce qui peut s’entendre comme : cherche à utiliser au mieux ton potentiel d’invention et de création plutôt que te perdre dans le fantasme d’une vie qui n’aurait pas de fin. Agis, travaille, vis, actualise et valorise avec patience ton pouvoir-vivre.
La place des vers 61-62 dans les Pythiques est sans doute éclairante sur ce point. Ils apparaissent, en effet, à la fin du récit d’un mythe auquel ils viennent apporter une conclusion morale. Pindare a raconté la fin d’Asclépios (Esculape), foudroyé par Zeus parce qu’il soignait les humains et parvenait à ressusciter les morts. C’est là la faute – le péché- de démesure, l’hubris, qui appelle un châtiment. Les hommes qui pèchent ainsi par démesure paient cher leur conduite. Le dernier mot reste toujours aux dieux. D’où le conseil de mesure et la mise en garde : « Non, chère âme… »
Le faire humain est sa propre finalité, sa propre récompense, sa propre consolation, il est préférable aux rêves vains et douloureux. Au mirage d’être ce que nous ne sommes pas, d’être des dieux éternels, par exemple, ou des êtres complets, enceints dans une identité close sur elle-même, sans devenir, retranchée du temps qui passe et dispensée d’agir. Vieille tentation…La nymphe Calypso promet l’immortalité à Ulysse s’il demeure auprès d’elle mais le héros de l’Odyssée la refuse, il veut vivre sa vie d’homme, de simple mortel…
L’épigraphe annonce l’enjeu du poème elle résume la trajectoire intime qui le fait naître, l’élaboration patiente, le polissage interminable, la finition obsessionnelle. Elle désigne clairement le poème comme un exercice à la fois littéraire et existentiel.

 

Le poème comme travail sur les représentations

Travail sur la langue, activité créative, le poème est indissociablement un travail sur les représentations. Dans son orientation générale comme dans son ressassement obsessionnel il s’attache à conjurer l’angoisse liée à la pensée de la mort.
Je propose qu’on se focalise maintenant sur trois mouvements décisifs dans le flux du poème, trois des « parties » communément retenues par les commentateurs : l’extase initiale (De ce toit tranquille…à sonnant dans l’âme un creux toujours futur…, strophes 1à 8), la pensée de la mort (tout va sous terre et rentre dans le jeu…strophes 9-16)), sa réappropriation par la conscience de soi (il vit de vie, il ne me quitte pas…et la conclusion, strophes 17 à 24).

– L’extase initiale.

Le poème commence donc par une extase. Le premier mouvement, récitatif, du poème donne sans médiation ni effort dialectique, la représentation lumineuse et apaisante d’un fantasme. Il s’agit d’une réminiscence, d’un souvenir d’adolescence -Valéry a quitté Sète à l’âge de quatorze ans après le décès de son père. Les psychanalystes parleraient sans doute d’un souvenir écran, rappelant et cachant une vérité inconsciente. Valéry le dit avec élégance : « tant de secrets sous un voile de flamme… »
L’acte de la pensée identifiable est ici celui de la remémoration. Dans la méditation antique, c’est un moment important du retour à soi. Savoir pour Platon c’est se souvenir. Et dans la connaissance consciente l’âme reprend contact avec son être et son pouvoir. La remémoration permet une prise d’appui par le rappel d’une représentation positive. Dans leurs exercices de méditation, les stoïciens et les épicuriens ont recours à cette pratique psychique pour traiter les perceptions et les affects négatifs. C’est une pratique couramment répandue et que chacun connaît : souvent le rappel des jours heureux permet une reprise positive de soi et la conjuration d’une actualité pénible.
On sait de Valéry lui-même qu’il s’agit ici d’une vision engendrée par une sorte d’hallucination auditive, de résonnance : bruit d’une fuite d’eau dans un hôtel, réminiscence de celui des vagues…En rebroussant le cours du temps, la pensée affirme sa capacité à produire une réalité psychique, une vision idéale et idéalisée qui recouvre la perception actuelle. Lumière, commencement perpétuel, calme et apaisement. Les premiers vers apportent la plénitude d’une rêverie où le moi retrouve une unité perdue, une adhésion première à sa vérité imaginaire. L’intensité avec laquelle Valéry investit, sacralise cette rêverie la rapproche d’un état modifié de conscience, d’une extase.
L’apaisement qu’apporte l’extase est donné d’emblée, sans effort aucun, alors que dans une méditation philosophique il s’obtient ou se rapproche au terme de l’activité méditative. Valéry inverse le mouvement de l’exercice philosophique, ce qui marque une première reprise et traduction originale.
Le soleil de Platon, le Bien transcendant, condition inconditionnée de la vie et de l’être s’aperçoit au terme d’une longue et progressive ascension dialectique. Ici, il est donné d’emblée. La vie contemplative d’Aristote terme sommital de la philosophie, pensée du moteur immobile de tous les êtres, s’atteint ici sans effort. Mais contrairement au bien philosophique qui se veut valeur de vérité, ce bien immédiat est un faux, une illusion. La dynamique du poème va s’attacher vers après vers à dissoudre cette illusion.
Le moi moderne a perdu la naïveté de l’âme antique. Il a intégré une part de négatif. Sa croyance, sa confiance dans la raison sont relativisées. L’extase initiale s’estompe rapidement et le moi méditant entre à pas feutrés dans le champ porteur de sa charge négative de réfutation et de non-être : le changement, l’ombre, le vide, la mort. Le moi se saisit, mais c’est dans une vérité paradoxale, que le dialogue intérieur ouvre comme un abîme. Le moi-sujet ne peut se saisir ni se comprendre comme un objet du monde, c’est un non-objet, un vide. L’image s’impose : « Amère sombre et sonore citerne sonnant dans l’âme un creux toujours futur. »

– La réalité de la mort

Le moi sort de son extase initiale. Ce faisant il se perd lui-même. L’imaginaire s’estompe au profit d’un contenu de pensée « réel ». S’ouvre alors le deuxième mouvement du poème, centré sur la méditation de la mort. Parmi tous les exercices de méditation auxquels la philosophie antique invite, culmine la méditation de la mort, mélété thanatou. C’est la méditation par excellence, la super méditation, car elle porte au plus point la séparation de l’âme et du corps par laquelle s’opère la purification de l’homme. Platon définit la philosophie comme un exercice de la mort, une pratique spirituelle de séparation de l’âme et du corps.
Les exercices de philosophie conduisent au moi pur, à la partie intellectuelle de l’âme, celle où le moi accède à sa part divine. Cet accès suppose des renoncements, des séparations. Marc-Aurèle, l’empereur philosophe s’exhorte ainsi à « se séparer de lui-même », de ses passions, de ses pulsions, de sa réputation, de ce que les autres disent ou font, pour se concentrer sur le présent. Plus près de nous, Montaigne considère que « philosopher, c’est apprendre à mourir. »
La pensée, seulement portée par soi, de son propre mouvement, parce qu’elle est changement et disparition incessants introduit dans son champ de visibilité et de possibilité la mort à venir. La pensée porte en elle la connaissance de ce qui périt. Elle est connaissance aussi de la finitude de l’être humain. Cette connaissance est connaissance de soi. L’être vivant qui supporte cette connaissance est mortel. Heidegger, à la même époque que Valéry définit, l’être humain, qu’il appelle le Da sein, l’être-là, comme un existant définit par sa finitude, comme un être-pour-la-mort.
Ainsi s’impose dans la méditation valéryenne la représentation de la mort. C’est une représentation puissante, aspirante. Dans son omnipotence elle vient contrebalancer le fantasme d’éternité. L’éternité ne permet pas d’échapper à la mort, elle est au contraire la mort même « un peuple vague aux racines des arbres a pris déjà ton parti lentement ». Les regrets qu’il inspire sont dits éternels.
On retrouve ici une attitude qui ressemble à l’assentiment stoïcien à l’ordre des choses, l’acceptation totale de la condition humaine, de la réalité crue et nue. Une méditation stoïcienne est un exercice de tri des images qui se forgent dans notre esprit et de mesure de images. Si les images (phantasia) correspondent à l’ordre naturel des choses, alors elles reçoivent l’assentiment du sujet.
Ici la mort est un Charybde terrestre, un gouffre qui aspire tout ce qui vit. C’est la loi, la nécessité. Cette évidence dissout le fantasme d’éternité, elle en révèle l’imposture. « Tout va sous terre et rentre dans le jeu. » C’est là une représentation de ce qu’on appelle en peinture des vanités baroques qui sont des mises en scène du memento mori. Le rappel de la mort à venir recouvre le souvenir de l’enfance heureuse où la vie semble encore sans fin, bloquée dans une latence sécurisante, un devenir neutralisé.
La position de Valéry relève d’un existentialisme radical. La mort est disparition. Tout ce qui fait la vie : la sensibilité et surtout la visibilité, la présence sont abolies. La mort est absence, sortie du champ de l’apparaître. Être mort, c’est être enterré, enfoui, caché. L’Etre-là disparaît, il devient l’être-plus là. C’est une vision athée, païenne, sans perspective de salut ni résurrection. La mort n’a pas d’autre sens que cette absence. Quelqu’un était là, dans toute sa singularité, sa voix unique, ses yeux, son corps. Il n’y est plus. Il est sorti du champ de la présence.
La mort n’a pas d’autre sens que la disparition. En ce sens, elle est l’anti-fantasme. Le réel. A la vision d’une extase solaire initiale a succédé dans le poème celle d’une réalité souterraine et obscure. La lucidité a vidé le fantasme de son pouvoir attractif. L’éternité à laquelle le cimetière donnait une vision solaire grandiose est elle-même enterrée. « L’amertume est douce et l’esprit clair. »

Le vivant mortel, le mortel vivant

Le troisième mouvement du poème, qui commence à « Et vous grande âme… », met en scène les contradictions et torsions d’un sujet qui dans la réflexivité de sa conscience a accès à la vérité tragique de son destin. La mort est une détermination biologique, existentielle, mais aussi personnelle, que chacun assume pour lui selon les modalités de son désir. « Le vrai rongeur, le ver irréfutable N’est point pour vous qui dormez sous la table, Il vit de vie, il ne me quitte pas ! »
« Toute vie est bien entendu un processus de démolition. » C’est ainsi que Fitzgerald résume pour sa part la situation…Et Le Clézio : « Celle qui m’a mis au monde m’a tué. » La vie est habitée par cette contradiction insoluble. La vie n’est pensable que sous cette terrible coupure au sein du sujet vivant et pensant : je vis, je pense et un jour je meurs. Et chaque pensée, chaque sensation, chaque état de conscience se charge de me le rappeler, car je change, je me nie, je meurs sans cesse à moi-même. La séparation s’active depuis le premier jour dans ma vie biologique, mon existence, ma pensée.
Il faudrait ajouter : et j’y prends plaisir, puisque ma première vérité est d’être en mouvement, de changer. Le moi vivant est amour de soi, un amour nécessaire, inévitable. Le moi adhère donc spontanément à sa disparition dans le devenir. Le fragment du Narcisse nous met sur la piste de ce qui se joue là. : « Mon âme se perd dans sa propre forêt/Où la puissance échappe à ses formes suprêmes… / L’âme, aux yeux noirs, touche aux ténèbres mêmes/ Elle se fait immense et ne rencontre rien… /Entre la mort et soi, quel regard est le sien »
L’âme, la conscience, le sujet, ne sont que des variations temporaires sur ce thème : être un moi qui jouit de sa disparition, parce que son être-même est de disparaître. A la même époque, Freud s’intéresse aux relations entre le narcissisme et l’instinct de mort. Il décèle une étroite connivence entre le moi et la mort. Le monologue d’un certain moi met en scène cette collaboration secrète. Le poème laisse affleurer ce désir, « ce lieu me plaît dominé de flambeaux ». Valéry se rend et nous rend la mort désirable…Plus encore que le fantasme d’immortalité qui prétend nous en détourner, nous en protéger. C’est pourquoi nous aimons ce poème, il sollicite un mécanisme psychique complexe où, jubilation et consolation, amour de soi et désir de mort coïncident et se confondent d’une façon troublante.
C’est sans doute cette intranquillité qui conduit à la digression cocasse sur Zénon d’Elée. « Le vers où paraissent les arguments fameux de Zénon d’Elée – (mais animés, brouillés, entraînés dans l’emportement de toute dialectique, comme tout un gréement par un coup brusque de bourrasque) -, ont pour rôle de compenser, par une tonalité métaphysique, le sensuel et le « trop humain des strophes précédentes ; ils déterminent précisément la personne qui parle. »
Pour saisir l’enjeu de cette strophe saugrenue rappelons quelques données sur les arguments de Zénon. C’est un disciple de Parménide, fondateur de l’école d’Elée, près de Naples, qui a posé cette réalité logique de l’être : l’être est le non-être n’est pas. Zénon donne une déclinaison du principe de son maître à travers des arguments tendant à démontrer que le mouvement – figure du non-être- n’existe pas. Achille ne rattrape jamais la tortue qu’il poursuit. La flèche n’atteint jamais sa cible, parce que l’espace qu’ils traversent est divisible à l’infini. Les arguments de Zénon ont fait l’objet d’innombrables analyses et critiques de la part des plus grands logiciens et physiciens.
La strophe de Valéry met l’accent sur cette contradiction entre l’être et le connaître : penser le mouvement, c’est l’arrêter. La pensée n’est pas sur le même registre que l’être. Dès qu’elle veut penser le mouvement, elle l’immobilise, elle le dément et le détruit. La pensée vit de stabilité, de mots, de concepts, de précédés répétitifs, de méthodes. Dans le non-être, elle introduit de l’être.
Mais à l’inverse, penser l’être, c’est mettre en œuvre une dynamique. L’activité de penser est mouvement, changement. Le psychisme pour Valéry est self-variance il n’a pas d’essence, on ne peut l’enfermer dans une définition. Un moi qui cherche à connaître son être, à se saisir par la connaissance, se rate. Au mieux, il s’approche comme un étranger, se reconstruit comme différent de ce qu’il est, de ce qu’il était.
Le système symbolique auquel la pensée se réfère possède sa propre structure. Ce système dans lequel s’insère l’être parlant, la personne qui parle, ne peut fonctionner et s’exprimer que sur fond de disparition : la fleur dont je parle n’est pas la fleur réelle, elle en est l’absence. Le langage rend présent ce qui ne l’est pas mais rend absent de qui est présent…Cette difficulté redouble quand le moi parlant essaie de se connaître lui-même. Il ne peut se saisir que comme changement. Douloureuse, obsédante et irréductible dualité…Ainsi « L’âme naïvement veut épuiser l’infini de l’Eléate. »
La méditation de l’homme adulte, a retracé le circuit mental de l’adolescent pris au piège de la logique binaire de la métaphysique. Le poème porte trace de cet attachement à des moments perdus que porte toute réminiscence. A l’angoisse de la mort à venir s’oppose la possibilité de revenir en arrière, par le jeu de la rêverie, à des temps de lumière, d’unité, de paix intérieure.
Mais l’être et le non-être ne sont que des catégories logiques. Et nous avons à vivre. L’homme adulte a d’autres urgences. La fin du troisième mouvement effectue le retour en force de la vie, non pas comme un concept, mais comme une puissance invasive, un désir.
La fin de la méditation va faire appel à d’autres leviers. La méditation de la mort, le memento mori, s’est transformée en memento vivere. On a là un parti pris mixte à la fois stoïcien « il faut » et épicurien « tenter de vivre ». Le platonisme et le christianisme encouragent à méditer la mort mais pour aller vers autre vie, plus riche plus intense, dans l’au-delà. L’épicurisme nous dit au contraire que le bonheur est possible ici-bas. Le « tenter » est proche aussi de Montaigne et de ses « essais » pour exercer le métier de vivre. On entend aussi résonner le conseil de Goethe : « n’oublie pas de vivre ».
La fin de la méditation s’organise comme une phase illocutoire, un moment performatif qui la raconte en même temps qu’il l’effectue. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre ! » les impératifs s’enchaînent et les points d’exclamation : brisez, buvez, courons. Le texte exprime la volonté d’en finir, le passage à l’acte. La méditation amorce un mouvement de désublimation proche d’un geste zen ou cynique.
Diogène le cynique privilégiait l’acte exemplaire sur le discours. Ses exercices de méditation étaient essentiellement physiques. Un jour que Platon au terme d’une envolée dialectique avait défini l’homme comme un bipède sans plume, Diogène lui avait jeté un poulet plumé en plein cours…
Pour vivre, il faut sortir de soi et affronter la loi de l’autre. Il faut des gestes, des actes, des relations et des ruptures. Celle qu’opère l’éditeur Jacques Rivière à qui Valéry fait lire son poème et qui l’emporte pour publication. C’est ce que Valéry a décrit comme « la section d’un travail intérieur par un événement fortuit. » Fable forgée dans l’après-coup ? Témoignage d’un renoncement obligé ? Il faut en tout cas des événements, des surprises et des épreuves pour qu’un sujet puisse se réaliser. Il faut de l’altérité et il faut la présence d’autrui. L’événement, l’autre : autant de facteurs qui brise l’unité de la présence à soi.

Le poème comme transformation de soi

La méditation philosophique a pour but de transformer le sujet. Avant la création de la Jeune Parque et du Cimetière marin, Valéry est, selon ses propres termes, « un escargot mental ». Composé entre 1917 et 1920, le poème reflète et condense les tensions d’un période de basculement qu’il contribue à effectuer. En novembre 1917, quand il commence ou plutôt se remet à l’écriture du Cimetière marin, Valéry approche de la cinquantaine. Il s’ennuie, il déprime. Il travaille seulement à mi-temps comme secrétaire d’un administrateur de l’agence Havas. Le « patron » comme il l’appelle est malade, Valéry a peur de perdre son emploi qui lui permet tout juste de faire vivre une famille de trois enfants. Sa bibliographie est mince : plus rien depuis L’introduction à la méthode de Léonard de Vinci et La soirée chez Monsieur Teste.
Pourtant s’il a renoncé longtemps à faire des vers, il n’a pas totalement cessé d’écrire. Tous les matins, il se lève avant l’aube. Un café, une cigarette, puis il se plonge dans l’écriture derrière un rideau tendu en travers d’une pièce de son appartement parisien. Cette pratique matinale et intime sans finalité officielle, lui sert à fabriquer la coquille du mollusque littéraire qu’il est encore. A quarante-six, Valéry n’a pas encore commencé à vivre alors qu’il atteint le sommet de sa vie. Dans un chapitre magistral de son livre Le corps à l’œuvre » le psychanalyste Didier Anzieu identifie cette période comme une « crise du milieu de vie ».
En novembre 1917, la Grande guerre fait rage. Valéry aurait souhaité y participer, mais il a dépassé l’âge limite. Il doit rester chez lui. Un an avant le déclenchement de la guerre, sous la pression d’André Gide, il a rouvert son chantier poétique avec La Jeune Parque. L’écriture de ce poème subit en même temps qu’il l’exprime la pression anxiogène de la tragédie qui dévaste l’Europe.
C’est là un moyen d’échapper à l’obsession de la guerre. Poétiser en temps de guerre, quand d’autres meurent au front, découpés par les obus et la mitraille : la vacuité et l’indécence de la situation n’échappent pas à Valéry. Juillet 1915 : « Je me trouve énorme de fabriquer péniblement de médiocres vers en ce temps. A la fin du monde, il y aura toujours quelqu’un qui ne voudra rien savoir avant d’avoir fini sa partie de dominos…Mais comme il existe un million de manières de démontrer que fabriquer ces durs alexandrins a précisément la même importance qu’une vague bataille de vingt corps d’armée…Alors… » Le climat intérieur est désabusé, pessimiste.
La Jeune Parque a inauguré cette période décisive que le Cimetière marin parachève, avec ce poème déjà, ce qui est en jeu va plus loin que la simple reprise d’un chantier littéraire abandonné, c’est le sens même que Valéry doit trouver à son existence, la transformation de soi qu’il doit opérer à un moment critique de sa vie :« Je me flattais parfois en essayant de me faire croire qu’il fallait au moins travailler pour notre langue à défaut de combattre pour notre terre ; dresser à cette langue un petit monument, peut-être funéraire, fait de ses mots les plus purs et de ses formes les plus nobles, un petit tombeau sans date sur les bords menaçants de l’océan du charabia. »
Le chantier littéraire construit un tombeau pour conjurer le délire ambiant et l’angoisse de mort générale. Un rempart aussi, car le Cimetière marin, dans sa texture comme dans son intention inavouée, dispositif de lutte et de défense contre « la décomposition », contre l’angoisse de mort et contre la mort. Une mécanique nous a dit l’épigraphe.
Il se double d’un travail sur soi qui poursuit les mêmes objectifs : mourir et renaître autre. La méditation du Cimetière marin raconte, modélise en même temps qu’elle l’organise cette période décisive, d’une durée indéterminée, flottante, où Valéry travaille intensément à devenir qui il est. « J’ai vécu longtemps avec mes poèmes, j’ai beaucoup appris d’eux. » Ce travail est donc indissociablement création littéraire et création de soi. En ce sens il fixe une position éthique voisine de la pratique philosophique.
Le vouloir-vivre s’est exprimé. Durant l’été 1920, quand le Cimetière marin est publié, Valéry rencontre Catherine Pozzi et entame avec elle une liaison amoureuse. Eros est revenu saisir cet « Orphée » qui fuyait les femmes pour reprendre le qualificatif de Michel Jarrety. Le désir mais aussi l’accomplissement littéraire. Cinq ans seulement après la parution du poème, Valéry fait son entrée à l’Académie française. La poïétique a produit ses puissants effets de transformation existentielle.
Ecriture poétique, reconnaissance littéraire, amantes, et, avec l’entrée à l’Académie française, un petit bout d’immortalité… : tout s’est changé dans la trajectoire de Valéry. Le cimetière marin n’est pas seulement un chef d’œuvre poétique, une méditation délicate sur la mort, c’était aussi un espace de transformation de soi.
Ce patient exercice de rumination obsessionnelle mais aussi de création obstinée grâce à la plus grande force psychique disponible, ouvre une matrice où Valéry se fait revivre. D’une existence plus vraie et plus intense que celle du donné contingent, de la chair, de l’histoire personnelle, et peut-être même de l’œuvre réalisée. Le Cimetière marin devient ainsi un poème pour renaître. Un site natal, un berceau symbolique. Pour son auteur et pour ses lecteurs.