FREUD ET ROME (10/02/22)

Après le voyage en Italie comme initiation avec Ulysse et l’Odyssée, celui conçu comme un art de la curiosité avec Montaigne, voici le voyage de Freud. Certains dirons, Freud, n’est pas un philosophe, c’est un neurologue. Mais après tout, Homère non plus. Freud, explorateur de l’Inconscient, fondateur de la psychanalyse, est également un des penseurs les plus importants du siècle dernier. Son approche va bien au-delà de la sphère clinique. Il a modifié en profondeur la réflexion philosophique. Dernier argument : comme nous, Freud est amoureux de l’Italie. On lui devait donc ce petit écart.

      Car le/les voyages de Freud en Italie forment une étonnante synthèse de passion et de création. Autour de la quarantaine, en effet, l’inventeur de la psychanalyse, éprouve un véritable coup de foudre pour l’Italie. Une formule magnifique résume cet amour qui va durer jusqu’ au milieu de années vingt : « Notre cœur tend vers le sud. »

      Freud est né en 1856 à Freiberg, une ville aujourd’hui située en République tchèque qu’il a quitté dans sa petite enfance pour s’établir à Vienne ou il reste jusqu’en 1938, date de l’Anschluss. Il s’exile à Londres où il meurt un an plus tard. D’abord médecin généraliste, il se spécialise peu à peu en neurologie avant d’être à l’origine d’une clinique et d’une discipline nouvelles : la psychanalyse.     Entre 1880 et 1923, Freud se rend une vingtaine de fois en Italie. À Trieste, Orvieto, Venise, Florence, Naples, et, bien entendu, à Rome qui occupe la place majeure dans cette série. Roma, Amor…l’anagramme est tentante. Mais on verra que dans le cas (de) Freud elle n’est pas dépourvue de sens. Rome est la ville du désir freudien. Cette passion pour l’Italie apparaît d’autant plus surprenante que Freud avoue une phobie des trains…Mais rien n’est jamais simple avec Freud, tout est ambivalent, à commencer par le désir lui-même.

L’attraction italienne est manifeste et exprimée clairement. « Venise vous enivre », « Ce qu’il me faut, c’est l’Italie », « la magie fascinante des merveilles de Florence », « Rome, ville incomparable…C’est bien Rome qu’il me fallait. J’ai décidé du lieu où je passerai ma jeunesse. » « Dommage qu’on ne puisse s’établir ici à demeure… »  « L’Italie est la terre de mes rêves » : comme extraites d’un chapelet amoureux, d’une guirlande ardente, ces quelques phrases tirées de la correspondance de Freud, illustrent la force d’un attachement qui ne se démentira jamais.

En dépit – ou peut-être à cause…- de sa peur du train, Freud aime les voyages. Il affirmait « qu’il aimerait gagner suffisamment d’argent pour s’y adonner. » Avant l’Italie, il a visité la Grande-Bretagne et la France. Mais ces destinations n’ont pas suscité son enthousiasme. Avec l’Italie, un véritable coup de foudre se produit.

De quelle teneur ? Freud découvre et apprécie des paysages qu’il n’a pas l’habitude de voir dans une Autriche tapissée de bois et de prairies. Il s’enchante des balcons fleuris, de la végétation méditerranéenne, des splendeurs marines de la côte amalfitaine, des monuments, des musées. Freud apprécie l’art de vivre des Italiens, leur gastronomie et s’initie à la dégustation des bons vins.

Mais l’Italie lui donne également accès à une troisième culture, différente de sa culture juive personnelle ou de la culture nordique qu’il a assimilée. Elle lui ouvre les portes, non seulement de la culture latine, mais aussi de l’art. Au fil des voyages, son cabinet se remplit de statuettes et de sculptures…Signorelli, le Moïse de Michel Ange, Sainte-Anne et la vierge de Léonard de Vinci : les références à l’art italien se multiplient.

Dès le milieu des année 90, le voyage s’inscrit dans la répétition, il se ritualise. Fin août, début septembre, Freud laisse son épouse Martha et leurs six filles et file vers le sud. Martha n’aime pas les voyages, mais, comme si elle pressentait qu’elle est exclue des escapades en Italie, sans difficulté apparente, elle abandonne Freud à son plaisir personnel. Freud compense en lui adressant des centaines de cartes postales et de petits mots…

Pour autant Freud ne part pas seul. Sa belle-sœur Minna, une vestale qui a consacré toute sa vie au grand homme, l’accompagne. Bien entendu, biographes et historiens n’ont pas manqué de s’interroger sur l’étrangeté de ce duo voyageur et sur sa véritable nature…Mais Freud emmène également avec lui son disciple Ferenczi. Et il effectue son dernier voyage avec sa fille Anna. La morale familiale est peut-être sauve.

Freud prépare minutieusement, obsessionnellement, ses voyages. En 1898, il avoue ne pouvoir s’adonner qu’à une seule activité : étudier inlassablement la topographie de Rome sur une carte. L’Italie lui apporte un dépaysement touristique et culturel. Mais de façon plus intime, le place dans des conditions propices à la création. « Je suis atteint de torpeur intellectuelle. Je ne parviens pas à calmer l’agitation de mes pensées et de mes sentiments. Pour ce faire, ce qu’il me faut, c’est l’Italie. », peut-on lire dans une lettre à son ami Fliess de 1898. Le voyage en Italie améliore ce qu’il appelle « la mécanique » de sa réflexion et de sa créativité. Freud laisse derrière lui son stress et ses angoisses. L’Italie le stimule et le régénère. Mieux encore, Freud le pessimiste, Freud le désabusé, trouve en Italie des parenthèses de plaisirs, d’enthousiasme et peut-être de bonheur. Le voyage en Italie a donc une fonction thérapeutique. C’est une véritable cure psychanalytique.

On peut donc considérer, comme le psychanalyste Gérard Hadad qui a consacré un ouvrage à ce sujet, que c’est un véritable « psychotourisme » auquel se livre Freud. (Freud en Italie : Psychanalyse du voyage (Albin Michel).

   Le pays, le déploiement de l’œuvre, la subjectivité de Freud et son auto-analyse, s’entretissent dans un réseau touffu de correspondances et de connivences. Avec pour fil conducteur le désir, ce désir, son désir que Freud n’a cessé d’explorer dans ses recoins les plus obscurs et de questionner dans sa son étrange logique.

Sans chercher à nouer des liens directs entre les séjours et l’œuvre, on va distinguer trois étapes essentielles qu’on ne pourra ici que résumer.

  • Les premiers voyages et la découverte de l’inconscient
  • Rome et l’exploration de l’inconscient
  • Rome et l’extension de la psychanalyse

 

PERIODES ETAPES THEORIES
1876-1897 Trieste, Venise, Milan, Orvieto Inconscient (rêves, oublis, association libre)

 

1897-1902 Rome Auto-analyse, Complexe d’Œdipe
1902-1923 Rome Application de la psychanalyse à l’art, la culture et la religion.

 

1/ Les premiers voyages et la découverte de l’Inconscient

On peut avancer que Freud découvre l’Inconscient en même temps que l’Italie. Mais qu’est-ce que cette énigmatique réalité que Freud découvre et qu’il appelle l’inconscient ? Comment découvre-t-il ce continent jusqu’alors caché du psychisme ?

L’histoire de la psychanalyse commence au début des années 1880 quand le docteur Breuer fait part à Freud du traitement qu’il, applique à une patiente hystérique, âgée de 21 ans, qu’on a appelé Anna O. Plaçant sa patiente sous hypnose, il lui demande d’exprimer verbalement des idées en rapport avec ses symptômes. Il constate la disparition des symptômes après la séance.

À partir de ces observations, les deux hommes vont développer ce qu’ils appellent la méthode cathartique (du grec catharsis : purification, purge de l’âme). « Le malade hystérique, écrit Freud, souffre d’un accident désagréable qu’il a refoulé totalement…Hypnotisez le malade, rendez-le pleinement conscient du trauma refoulé, en lui faisant éprouver toutes les émotions qu’il a ressenties pendant l’accident, il sera guéri. »

C’est déjà une révolution. Les symptômes des névrosés ne sont pas des manifestations ponctuelles aberrantes, mais des systèmes de signification dont les causes ont été oubliées, refoulées et les manifestations déplacées de leur contexte initial.

Après la rupture de sa collaboration avec Breuer, Freud va développer une technique débarrassée de l’hypnose, la technique d’une expression verbale appelée la méthode des associations libres. L’important c’est que le patient fasse part de tout ce qui lui vient à l’esprit, aussi incohérent, impudique, trivial, cela soit-il, qu’il raconte ce qu’il éprouve. C’est là « la règle psychanalytique fondamentale. »

Dans cet exercice des associations libres, Freud découvre la présence de résistances. Des forces psychiques très puissantes s’opposent à l’émergence de certains contenus (des idées, des impressions, des désirs). Elles les repoussent hors de la mémoire consciente produisant des effets d’oubli et d’occultation. « Ce sont les caractéristiques du donné refoulé qui sont à l’origine de l’oubli, de son exclusion de la conscience. »

Pour quelles raisons ? L’hypothèse que formule Freud, c’est que tout ce qui a été refoulé était douloureux. Freud relie les symptômes névrotiques à des événements de l’enfance ainsi qu’à des « impressions de caractère sexuel. » Il s’intéresse également aux relations affectives qui se nouent avec le patient et qui vont s’appeler transfert et contre-transfert.

C’est une conception révolutionnaire. Avant Freud, des philosophes avaient pressenti l’existence d’un monde psychique inconscient régi par d’autres règles que celles de la raison. Nietzsche l’appelait le corps : « le corps est la grande raison. » Avant lui, Schopenhauer avait décelé, une volonté, qui était comme une « face interne » de la représentation. Spinoza avait insisté sur la détermination de nos actes que nous croyons les plus libres. Et même Descartes avait émis l’hypothèse d’un Malin génie venant s’opposer à la recherche de la vérité.

Freud va aller au-delà des hypothèses et des intuitions, il va se livrer à une exploration systématique de ce continent psychique à travers sa pratique médicale. Les études sur l’hystérie lui permettent de mettre en lumière la façon dont cet inconscient se manifeste. Le désir refoulé sous le rideau de l’inconscience et de l’oubli ne disparaît pas totalement. Il est toujours prêt à se réactiver. Cette réactivation s’effectue de façon camouflée, déformée, à travers le symptôme, l’expression d’un état morbide.

La vie psychique ne se confond plus avec le champ de la conscience claire et distincte. Pour peu qu’on y porte attention, un monde inconscient anime cette vie psychique. Il est possible d’y accéder, de lui trouver un sens. Et d’éclairer les conduites humaines, pathologiques ou pas, à sa lumière retrouvée. De trouver une origine et une signification aux symptômes des affections psychiques.

Les voyages en Italie sont propices à la traversée de cette période préanalytique. Au retour de l’un d’entre eux, Freud, par exemple, abandonne ses premières hypothèses sur les origines de l’hystérie pour s’ouvrir plus franchement à l’interprétation psychanalytique.

En 1898, seule année où il ne part pas en Italie, il rédige une de ses œuvres majeures : L’interprétation des rêves. Le rêve, explique-t-il est « la voie royale pour arriver à la connaissance de l’inconscient ». Comme le symptôme, il véhicule en le travestissant un contenu de désir. Le rêve est une réalisation déguisée de désir inconscients. Le rêve, mais aussi les oublis, les actes manqués, les lapsus sont autant de petites failles dans la muraille de la vie consciente par où passent les contenus inconscients refoulés.

La psychanalyse va se donner comme objectif d’accéder à ses contenus qui apparaissent comme des hiéroglyphes incompréhensibles, des rébus obscurs, des énigmes. De les interpréter, de leur donner un sens. De traduire cette langue souterraine. Car, et c’est ce qui fait son originalité, la psychanalyse est une philosophie du langage, de l’expression, du sujet parlant. L’inconscient est accessible par les voies du langage.  Lacan radicalisera ce parti pris dans une formule célèbre : « l’inconscient est structuré comme un langage. »

L’Italie contribue à sa manière à l’élaboration de cette théorie naissante. Dès 1876, Freud découvre dans le discours d’une patiente un parallélisme étonnant qui ne pas cesser de courir dans son œuvre et dans ses voyages. Celle-ci évoque un voyage vers l’Italie (gen italien, en allemand) que Freud rapproche immanquablement de genitalien (organes génitaux). C’est là un exemple un peu lourd, caricatural sans doute, mais qui rend explicite le travail d’écoute et d’analyse du langage en jeu dans la psychanalyse.

Autre exemple : le voyage à Orvieto en 1895 qui permet à Freud de découvrir dans la cathédrale la fresque du jugement dernier de Luca Signorelli. En 1898 Freud publie un article qui sera repris dans Psychopathologie de la vie quotidienne sur le mécanisme de l’oubli. Il analyse l’oubli personnel qu’il a fait du mot Signorelli. Au cours d’une conversation avec un malade, Freud est incapable de se souvenir du nom de Signorelli et lui substitue celui de Botticelli. L’analyse qu’il fait de cet oubli et de cette déformation, de ce lapsus, lui permet de le mettre en relation avec un sentiment désagréable qu’il voulait oublier. La psychanalyse apparaît comme technique de traduction des symptômes en première apparence « anormaux » ou incompréhensibles.

 

2/ Rome et l’exploration de l’inconscient

 

À partir de 1897, Freud s’engage dans une démarche originale dite d’autoanalyse qui va lui permettre de dégager les concepts fondamentaux de la psychanalyse et notamment la structure œdipienne du désir. La ville de Rome est étroitement liée à cette genèse.

Quelques mois après le décès de son père, Freud traverse une période difficile. La mort de son père qu’il tient en haute estime l’affecte profondément et le laisse « complètement désemparé ». « Tout le passé se réveilla et resurgit ». Il va chercher à comprendre l’origine de son mal-être, de cette dépression diffuse, en explorant lui-même les recoins de sa mémoire et les silences troublants de ses affects.

Une longue introspection commence, avec des phases de résistance et de sidération. « Certains jours, j’erre, accablé parce que je ne connais rien aux rêves aux fantasmes, aux états d’âme de la journée. D’autres, je vois comment les faits passés ont préparé la vision du présent. »

Cette investigation de soi par soi le conduit à ce constat décisif pour la théorie psychanalytique : « En moi aussi se vérifie l’amour pour la mère et la jalousie envers le père, au point que je les considère comme un phénomène général de la petite enfance…S’il en est ainsi on comprend l’effet saisissant d’Œdipe-Roi. »

Les traces de cette longue auto-analyse se retrouvent dans la relation à l’Italie et plus encore avec Rome qu’il aborde seulement après 25 ans de voyage en Italie…Tout se passe comme si la relation à la ville exprimait une relation à l’aventure psychanalytique.

Freud a longtemps a retardé sa visite de la ville éternelle, de la Roma/amor…En 1898, il confie se livrer à une activité compulsionnelle et exclusive : l’étude la topographie de Rome, sans oser pouvoir s’y rendre.

Il redoute les voyages en train. Mais il ne cesse de repousser les limites de sa phobie. Il cherche à traverser le rideau de son inhibition. Il a lui-même interprété les rêves de gare. Les gares sont des lieux de liaisons et de commerce. Dans les rêves elles sont identifiées à des appareils génitaux…C’est au cours d’un voyage en train que Freud prend clairement conscience de son attirance infantile pour sa mère. Et il l’exprime dans la langue latine, parlant d’une attirance ad matrem.

Le voyage vers Rome, la ville où Freud n’osait pas aller, la cité interdite, est un voyage métaphorique vers la mère et c’est en même temps un voyage vers la matrice de la psychanalyse. Voyage aussi à travers lequel s’exprime la relation au père, dans une ambivalence faite d’admiration et d’agressivité. Dans cette ambivalence Freud élucide le trouble dans lequel l’avait jeté le décès de son père.

On ne s’étonnera plus de trouver dans Hannibal la figure historique à laquelle Freud se réfère pour relater sa relation ambivalente à Rome.  Les rêves de Rome sont traités dans l’Interprétation de rêves, ouvrage écrit une année sans voyage à Rome. Freud les identifie comme des rêves d’ambition, de restauration du père. Mais Hannibal, héros favori de Freud dans l’adolescence, est aussi le prince carthaginois qui s’est arrêté aux portes de Rome, qui n’a pas osé la conquérir et qui a été vaincu.

Toujours est-il que le voyage à Rome produit des effets salutaires. Il correspond avec le dénouement de l’auto-analyse. Freud a levé l’énigme des affects névrotiques survenus après le décès de son père. Leur explication se trouve dans les désirs incestueux de l’enfance et la rivalité collatérale au père. Le voyage à Rome signifie pour Freud le point final du complexe d’Œdipe.

À partir de 1901, année de bascule, Freud retournera de nombreuses fois à Rome avec le même enthousiasme. En 1902, il pousse son voyage jusqu’à Naples et Pompéi. La ville ensevelie va devenir un symbole pour représenter l’Inconscient. L’amour incestueux pour la mère a volé en éclat sous la menace paternelle. Le désir s’est refoulé sous les cendres de la conscience. Mais le souvenir en demeure à jamais.

En 1936, dans une lettre à l’écrivain Romain Rolland, Freud évoquera une autre manifestation de l’inconscient à travers « un trouble de mémoire sur l’Acropole. » Il revient sur un voyage fait en 1904 avec son frère. Les ruines d’Athènes loin de déclencher un sentiment d’admiration ou d’étonnement font affleurer un sentiment de culpabilité qui le saisit. Freud l’analyse en le mettant en relation avec sa réussite professionnelle eu égard à la carrière modeste de son père. « Tout se passe comme si le principal, dans le succès, était d’aller plus loin que le père, et comme s’il était toujours interdit que le père fût surpassé. »

Des ruines de Pompéi à celle d’Athènes, la psychanalyse se dévoile et se construit comme une technique de déplacement, de voyage, mais aussi de remontée dans le temps, un chantier de fouille de la mémoire, une archéologie du psychisme. En 1937, Freud écrit encore. « De même que l’archéologue, d’après des pans de murs restés debout, reconstruit les parois de l’édifice, d’après les cavités du sol, détermine le nombre et la place des colonnes et, d’après des vestiges retrouvés dans des débris, reconstitue les décorations et les peintures qui ont jadis orné les murs, de même l’analyste tire ses conclusions des bribes de souvenirs, des associations et des déclarations actives de l’analysé ».

Le dernier voyage à Rome, en 1923, est sans doute le plus émouvant. Freud, alors âge de 67 ans, a tenu à le faire alors qu’il vient d’être opéré d’un cancer de la mâchoire. Dès le lendemain de son arrivée, il survit à une terrible hémorragie. Il est accompagné de sa fille Anna et joue le rôle du guide. Jones le biographe officiel relate : « il prit un énorme plaisir aux réactions enthousiastes de sa fille devant ce qu’il lui montrait. »  Et Freud lui-même écrit : « Anna a été merveilleuse. Elle comprit tout, prit plaisir à tout et j’étais très fier d’elle. »

Il n’en faut pas plus pour comprendre que Freud revient à Rome, non plus comme un éternel petit enfant mais bien comme un père fondateur soucieux de transmettre son héritage intellectuel à sa propre fille et non à un quelconque de ses disciples ou concurrents.

 

3/ L’extension de la psychanalyse

Parenthèse dépaysante favorable à la création, champ métaphorique de l’autoanalyse, de l’exploration de l’inconscient et de la découverte de la psychanalyse, l’Italie et Rome vont jouer également comme un espace d’ouverture culturelle. Freud s’y ouvre à une dimension que ne lui avait pas apporté sa double culture d’origine, juive et nordique : l’esthétique et le monde de l’art. Cette découverte personnelle va se métaboliser. L’interprétation psychanalytique va quitter le divan et l’espace du transfert pour s’élargir aux productions littéraires et artistiques.

On a vu déjà le rôle joué par le jugement dernier de Signorelli dans l’interprétation de l’oubli. Mais quand la théorie s’est affermie, après 1903, l’extension va prendre une autre dimension, hissant la psychanalyse à un niveau plus ambitieux, une méthode de lecture, non seulement des névroses et de la vie quotidienne, mais aussi des grands phénomènes humains que sont l’art ou la religion.

Trois exemples peuvent être rappelés ici car ils sont en étroite relation avec les voyages de Freud en Italie : la Gradiva de Jansen, le Moïse de Michel Ange et un tableau de Léonard de Vinci. Un livre, une sculpture, un tableau. Freud fait son miel psychanalytique de tout ce qu’il découvre en Italie ou en lien avec l’Italie.

 

La Gradiva

Il s’agit d’une nouvelle d’un écrivain allemand, Wilhem Jensen, paru en 1903. La lecture que Freud en fait donne lieu à un ouvrage écrit en 1906. « Le délire et les rêves dans la Gradiva de W Jensen ». Ce texte présente le premier « cas littéraire ou artistique » traité par Freud.

La nouvelle raconte l’histoire d’un jeune archéologue, Norbert Harold, qui s’est procuré un moulage en plâtre d’un bas-relief qu’il a admiré dans un musée du Vatican. Il est fasciné par l’image de la femme représentée qu’il surnomme Gradiva (en latin, celle qui marche en avant). Il obsédé par la marche et par le pied de la marcheuse. Une nuit il rêve qu’il se trouve à Pompéi lors de l’éruption du Vésuve. Il aperçoit Gradiva mais il ne peut l’avertir de la catastrophe qui s’annonce.

Profondément troublé par ce rêve, Harold se rend alors à Rome puis à Pompéi où il fait une rencontre inattendue d’une jeune femme qui ressemble de façon frappante à Gradiva. Il croit d’abord à un fantôme. Mais elle lui affirme qu’elle s’appelle Zoé et ne parle qu’allemand. Progressivement elle lui fait comprendre qu’elle est son amie d’enfance et qu’il l’a oubliée, absorbé par ses travaux scientifiques. Pour dissiper son délire, elle l’appelle par son nom. « Je vois bien que tu es fou, Norbert Harold ». La nouvelle se conclut sur un happy end. Grâce à Zoé, l’archéologue sort de son délire et épouse son amie d’enfance.

Rêve, refoulement, confusion imaginaire/réalité, dérivation de la libido vers l’activité intellectuelle : la nouvelle de Jensen apporte un gisement de phénomènes psychiques proches de ceux auxquels Freud s’intéresse. La psychanalyse et la littérature puisent aux mêmes sources. Et comme la Gradiva la psychanalyse est en marche…Et Freud n’est-il pas une sorte d’archéologue de l’Inconscient ?

Les psychanalystes n’ont bien entendu pas manqué de revenir sur la lecture de Freud et sur son interprétation. Et sur l’investissement que Freud lui-même, dans un comportement mimétique va placer dans cette nouvelle et dans l’image idéale de la femme qu’elle met en action. En 1907, Freud se rend à Rome pour voir le bas-relief. Il s’en procure une copie qui restera suspendue au-dessus de son divan…

Femme fascinante, figure de pierre de la beauté, à la fois fictive et charnelle, la Gradiva représente peut-être cet obscur objet de désir que Freud n’a cessé de cerner et de saisir.

 

Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci

Deuxième exemple des investigations de Freud hors du champ des névroses : l’interprétation du tableau de Léonard de Vinci, la Vierge, l’enfant Jésus, Sainte-Anne. Le tableau se trouvait et se trouve encore au Louvre où Freud a pu le contempler lors d’un de ses voyages à Paris. Mais l’étude qu’il publie en 1910 montre le lien solide entre le déploiement, l’exportation de la psychanalyse et la passion freudienne pour l’Italie.

Dans cette étude, à laquelle il apporte à plusieurs reprises des corrections, ceci à des années différentes, Freud met en application sa méthode d’investigation et les hypothèses qu’il a formulées concernant les névroses ou la vie psychique dans la vie quotidienne.

Freud commence par souligner l’opposition chez Léonard de Vinci de deux inclinations : la recherche scientifique et la création artistique. Il la met en relation avec les situations qu’il a identifiées dans l’investigation sexuelle infantile : l’inhibition, l’obsession et la sublimation.

Il analyse l’homosexualité passive de Léonard et sa conversion en une pulsion de savoir. Il s’appuie sur un souvenir d’enfance de Léonard qu’il a retrouvé dans les carnets de celui-ci. Léonard l’associe à son intérêt pour le vol des oiseaux.

   « Il semble qu’il m’était déjà assigné auparavant de m’intéresser aussi fondamentalement au vautour, car il me vient à l’esprit comme tout premier souvenir qu’étant encore au berceau, un vautour est descendu jusqu’à moi, m’a ouvert la bouche de sa queue et, à plusieurs reprises, a heurté mes lèvres de cette même queue. »

Pour Freud, ce souvenir d’enfance renvoie à la situation où Léonard, fils illégitime d’un notaire et d’une paysanne, a pu se trouver dans sa petite enfance. Le vautour selon Freud serait une substitution de l’image de la mère, à l’image de l’allaitement. « La substitution donne à entendre que le père manqua à l’enfant et qu’il se sentit seul avec la mère. »

De là Freud entreprend d’analyser la structure de l’homosexualité de Léonard à travers la grille du complexe d’Œdipe. Le souvenir d’enfance renvoie « à un type particulier d’homosexualité où le sujet s’identifie à sa mère pour s’aimer lui-même dans les jeunes gens, objet de son choix homosexuel. » Freud estime que le tableau la Vierge, l’enfant Jésus et Sainte-Anne exprime cette structure.

On sait que Léonard fut récupéré par son père et éduqué dans sa famille paternelle à l’âge de cinq ans. Comme tout petit garçon, il a connu cette phase d’imitation/opposition qui marque le complexe d’Œdipe. Freud y voit l’origine du goût de la contestation qui anime l’esprit et l’œuvre de Léonard. « Qui s’appuie dans la controverse sur l’autorité ne travaille pas avec l’esprit mais avec la mémoire. » Léonard était un homme de la Renaissance. Il a fait preuve d’indépendance et de courage intellectuel ; il a contesté l’autorité religieuse et s’est livré à des investigations approfondies sur la nature, renouant avec la tradition antique.

On s’en doute, cette interprétation a suscité et suscite encore des critiques enflammées. D’autant plus que l’interprétation freudienne repose sur une erreur de traduction repérée en 1923 par un spécialiste de la Renaissance. L’oiseau dont Léonard de Vinci parlait n’était pas un vautour mais un milan (nibbio en italien).

 

Moïse de Michel-Ange

En 1914, Freud publie un article sur le Moïse de Michel-Ange. Cette étude est intéressante parce qu’elle rompt avec la méthode psychanalytique. Il ne s’agira pas de faire émerger un contenu latent, un désir inconscient que la réalisation de la statue viendrait à la fois cacher et exprimer, mais de s’attacher à ce que les interprétations ont omis ou laissé de côté. On n’est pas non plus sur le registre des associations d’idées mais sur une approche rationaliste très argumentée.

Même s’il formule tout de même une hypothèse très freudienne à la fin l’analyse, le texte travaille davantage sur le démenti des interprétations avancées et sur le déni qui les soutient. Il cherche à faire voir, ce qui n’a pas été vu jusque-là  par les interprètes.

En introduction, Freud insiste sur l’émotion qu’il ressent devant cette statue contemplée à dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens. « Car jamais aucune statue ne m’a fait impression plus puissante. Combien de fois n’ai-je point grimpé l’escalier raide qui mène du disgracieux Corso Cavour à la place solitaire où se trouve l’église délaissée… Toujours j’ai essayé de tenir bon sous le regard courroucé et méprisant du héros. »

Il prend soin de préciser qu’il n’est qu’un amateur d’art et qu’il ne peut jouir d’une œuvre que s’il comprend le pourquoi de cette jouissance. Ce n’est pas tant l’énigme de la statue, œuvre reconnue comme une des plus énigmatiques et grandioses, qui l’intéresse que l’effet puissant qu’elle produit sur lui.

Ce qui frappe Freud et qu’il ne va cesser d’élucider, c’est la position étrange de Moïse. Selon le texte biblique, en descendant du Sinaï, tables de la Loi en mains, Moïse aperçoit son peuple en adoration devant le veau d’Or, et dans un moment de colère brise les tables de la loi. Il n’en est rien ici, Moïse est assis. Il tourne son regard vers quelque chose qui l’inquiète, ses gestes selon Freud, traduisent l’esquisse d’un mouvement. Moïse est saisi au moment où sa colère monte.

Il note une tension, une contradiction entre la position du corps et l’affect que le spectacle provoque, d’autant plus que Moïse est connu pour être un homme irascible. Il voit aussi un véritable « sacrilège », que les commentateurs avaient à la fois perçu et occulté, entre le texte biblique et l’œuvre de Michel-Ange.

Pour Freud, il ne fait pas de doute que Michel-Ange, en artiste de la Renaissance a introduit dans le personnage de Moïse quelque chose de surhumain, un « exploit psychique » que la musculature du prophète exprime au plus haut point. En quoi consiste cet « exploit le plus formidable dont un homme soit capable ? :  vaincre sa propre passion au nom d’une mission à laquelle il s’est voué. »

Pourquoi ce choix pour le tombeau du Pape Jules II ? Pour Freud, Michel-Ange a voulu lancer un avertissement à son commanditaire engagé dans une action politique d’envergure mais avec des moyens brutaux : l’unification de l’Italie. L’un et l’autre étaient ambitieux et colériques. Pour Freud, Michel-Ange aurait voulu avertir et s’avertir lui-même de l’insuccès auxquels ils étaient voués.

Certains se sont intéressés à l’intérêt de Freud pour cette statue. On y a vu une identification de Freud au personnage de Moïse. Lui-même s’était détourné de la religion, préférant la recherche psychanalytique au détriment de la lecture de la Bible que lui avait offert son père.

Mais avec son interprétation du Moïse, Freud a fait œuvre de création. Sur deux plans intéressants qui ont bouleversé le sens de l’interprétation. Interpréter, c’est mettre en lumière ce que les autres n’ont pas vu. Mais interpréter, ce n’est pas seulement retrouver un passé refoulé et le mettre en relation avec un affect. L’interprétation devient une activité créatrice. L’émotion devant l’œuvre d’art s’élucide, dans le sens qu’elle se vit et se prolonge dans l’interprétation qu’on en fait.

À travers ces trois exemples, nous pointons seulement les sources et les motivations « italiennes » de Freud. L’Italie a ouvert à Freud les portes d’une autre culture que la sienne. Il n’en demeure pas moins que Freud n’était pas un grand critique d’art ni même un passionné de création artistique. Il s’avouait fermé à la musique. Il a raté son rendez-vous avec le surréalisme et avec les grandes formes d’expression esthétique de son époque. Il n’a d’ailleurs jamais cherché à élaborer une théorie de l’art. L’Italie, de toute évidence, joue comme un jardin personnel où il expérimente les extensions de sa vision psychanalytique en même temps qu’il tente d’élucider se propres émotions.

Après l’art, la réflexion de Freud s’étend aux origines de la société avec Totem et tabou (1912), à la religion avec L’avenir d’une illusion (1927) ou encore à la condition sociale avec Malaise dans la civilisation (1930). Dans le même temps, elle ne cesse de remanier et d’approfondir les acquis de la théorie ainsi que les méthodes de la pratique psychanalytique. Elle s’installe comme véritable science humaine.

 

Freud l’Italien

Il a donc bien existé un étonnant Freud italien. Un voyageur qui trouvait en Italie l’occasion de se dépayser et d’ouvrir des parenthèses fécondes pour ses recherches. Un espace de désir et de passion loin de sa famille et de ses patients. Un espace où son désir pouvait à la fois se montrer, s’expliciter et se sublimer. Une alma mater, une mère nourricière, où la psychanalyse pouvait s’allaiter et croître.

Freud a vécu avec l’Italie et plus encore avec Rome, une passion exclusive, intense, de longue durée. Elle a révélé sa structure secrète, l’amour pour la mère. Elle s’est ritualisée, fétichisée à travers des comportements obsessionnels, étude de plans, statuettes. Elle s’est sublimée aussi dans la création théorique et l’ouverture au monde de l’art. Roma amor l’anagramme cristallise les mille éclats de cette passion vertigineuse.

La psychanalyse elle aussi y trouve les métaphores de sa définition. Elle y devient une science ou une philosophie des signes, une archéologie de la mémoire et une technique d’interprétation. Avec la Gradiva elle y trouve le symbole de sa marche en avant.

Hannibal, Harold, Moïse…Freud lui-même y découvre les figures de ses inhibitions et de ses tendances. Il dépasse sa peur des trains, il affronte les spécificités de son histoire personnelle et de son conflit parental…Des nœuds de son roman familial se révèlent et se défont en Italie.

Ses relations avec ses amis, rivaux et disciples n’échappent pas au passage obligé par l’Italie. C’est en revenant d’Italie que Freud reformule sa théorie de l’hystérie, qui conduit à sa séparation avec Breuer. C’est pour rivaliser avec Fliess, dont il envie l’immense culture, qu’il s’ouvre au monde l’art. C’est avec Ferenczi, qu’il considère comme son fils spirituel, qu’il part longtemps en voyage avant leur rupture. C’est Jung qui l’encourage à écrire sur Moïse.

Et c’est en Italie qu’il transmet symboliquement le flambeau de la psychanalyse à sa fille. Beaucoup de la vie et de l’œuvre de Freud s’est joué en Italie.

 

L’héritage

Aujourd’hui, l’heure est aux technosciences et aux à l’intelligence artificielle. L’homme neuronal ou augmenté ne soucie plus de sa conscience et encore moins de son inconscient. Tout est question d’adaptation à des comportements normés, quantifiés, calibrés par ders algorithmes et rentables. C’est à peine s’il reste la place dans l’idéologie dominante pour le développement personnel et la méditation en pleine conscience, la psychologie positive et la redécouverte du chamanisme…

La psychanalyse est rejetée comme une discipline obscure et inutile produit d’un ancien monde… Une époque chasse l’autre. Pourtant il est indéniable que la psychanalyse a irrigué pendant un siècle l’ensemble du savoir occidental. Elle a modifié l’approche de la psychiatrie et de la psychologie. La vision de l’enfant et la pédagogie ont changé. La philosophie, la critique littéraire, l’esthétique, l’histoire, la compréhension des acteurs sociaux et politique ont intégré ses concepts et ses méthodes. La littérature et le cinéma ont puisé et puisent encore dans ses gisements.

Inconscient, sexualité infantile, complexe d’Œdipe, ambivalence du désir, sentiment de culpabilité, libido, ça, surmoi, refoulement, résistance, sublimation, lutte d’Eros et de Thanatos, principe de plaisir : la plupart des concepts freudiens, pour ne citer que les plus connus, sont passés dans les pratiques et jusque dans le vocabulaire quotidien.

Longtemps, le monde que Freud a exploré, a fait peur. En dépit de ses erreurs et des errement de ses successeurs, Freud a été un novateur, il heurtait la morale, sapait les croyances, défaisait les illusions. Mais toutes ces raisons en sont d’autant pour reconnaître sa contribution à une œuvre de libération et d’éclairage de la condition humaine, de ses souffrances et de ses ratages. On peut les redouter, les refuser. Mais que reste-t-il ?

Aujourd’hui la psychanalyse doit résister à la poussée des thérapies de confort qui visent à adopter l’individu à la norme sociale. Elle doit résister à ceux que Lacan déjà appelait les maîtres-nageurs, et que nous appelons les coachs, coachs d’existence, de désir, de solitude etc.

C’est pourquoi il nous faut encore, vent debout contre le courant comportementaliste dominant, recevoir le message de la psychanalyse. Si précieux. Indispensable.