CRISES ET CHUCHOTEMENTS PHILOSOPHIQUES

Texte d’une visioconférence pour l’ESRFP (Espace sétois de Recherche et de Formation en Psychanalyse)Novembre 2020

Dans son ouvrage Pour une Crisologie, Edgar Morin constate : « Le mot crise évoque autant le coup d’état que le non-événement. » Crise de nerfs, du milieu de vie, crise de 1929 ou des subprimes, crise gouvernementale, sociale, culturelle, et aujourd’hui sanitaire. Crise de foie et crise de foi…Du plus intime au plus universel, de l’organique au spirituel, du nombril aux civilisations, la notion de crise semble, en première apparence, dotée d’une élasticité sémantique extraordinaire, jusqu’à recouvrir la totalité du champ de l’expérience humaine contemporaine.

En philosophie logique, on dit qu’un concept perd en compréhension ce qu’il gagne en extension. Dès lors, avec un mot aussi pluralisé, peut-on encore parler de la crise ? La penser ? Crise : néant indifférencié ou multiple impensable ? Ou n’a-t-on affaire qu’à un concept-valise, une de ces mots perroquets qu’évoque Paul Valéry ? Mais ce vide, cette répétition, parce qu’ils se manifestent avec autant d’intensité, autant d’instance, n’ont-ils pas encore un sens ? Une valeur de vérité ? Le mot nous penserait-il ? Nous interpréterait-il ? Nous révèlerait-il ?

Comment démêler un tel écheveau ? Commençons par dire ce que cette intervention ne sera pas ou ce qu’elle tentera d’éviter. Elle ne cherchera pas à tout crin une vision unifiante des multiples crises. Elle ne prétendra pas non plus à l’exhaustivité d’un recensement. Pas de visée moralisante non plus, qui rétablirait un bon sens perdu ou activerait un fonctionnariat de la raison à quoi on réduit souvent la philosophie.
Le titre de cette intervention annonce simplement une tentative. Crises au pluriel : ce qui indique que nous devrons aller vers le multiple, et donc perdre la certitude tranquille du concept unifiant. Chuchotements…le terme évoque la folie et ses murmures inaudibles qui disent tant pour qui sait les entendre. Mais aussi la confidence, l’évitement des voix trop fortes et des cris. Cri est proche de crise…Une façon, mezzo voce de se mettre à l’écart, de se décaler, d’échapper à la cacophonie du moment.

Le titre fait une référence très superficielle au film Cris et chuchotements de Bergman, cinéaste des situations-limites et des crises d’identité. Cris et chuchotements : deux façons pour le sujet d’exprimer son effroi et sa perte de raison…
Ces chuchotements « philosophiques » se concentreront sur trois questionnements :
– Que nous dit le mot crise ?
– Quand et comment les philosophes parlent-ils de crise ?
– Comment se situer dans la crise actuelle avec des repères philosophiques ?

1/ Que nous dit le mot crise ?

Balayons les différents sens du mot donnés par Larousse.
-Brusque accès, forte manifestation d’un sentiment : crise de larmes.
-Moment difficile dans la vie de quelqu’un, d’un groupe, d’une activité, période marquée par un trouble profond. Crise d’adolescence.
-Rupture d’équilibre entre la production et la consommation. Pénurie. Crise économique.
-Manifestation violente d’un état morbide survenant en pleine santé (appendicite, colique néphrétique, etc.)
Un clic sur Word nous donne plusieurs séries de synonymes : la plus solide associe dans une tonalité négative l’atteinte (dégât, agression, blessure, congestion) l’alarme (danger, angoisse, détresse, difficulté) une autre semble plus positive, (poussée, impulsion, pression) voire neutre (entrée/sortie).
De façon générale, nous qualifions de crise une phase, un moment de passage en rupture avec l’ordre habituel des choses et qui a des conséquences plutôt négatives dans l’immédiat et dans l’après-coup.

Il est intéressant de consulter l’étymologie du mot et ses usages antérieurs. Crise est un mot d’origine grecque, crisis, qui exprime une séparation, un tri, un choix. Le juge en grec se nomme critès. La crise est initialement le moment de la sentence et, par extension, de l’évaluation. Au départ, on a un terme qui implique l’action, l’intervention d’un sujet, une décision et non un événement subi et traumatisant.
Dès l’Antiquité, le terme s’est rapidement exporté dans le domaine médical. Il s’est lesté d’une charge négative, liée à la maladie, à l’état valétudinaire, qui lui donne son contexte. La crise, c’est le moment où le médecin, en présence de tous les signes manifestes de la maladie, rend son jugement, où il établit un diagnostic et pose un pronostic. Diagnostic est d’ailleurs proche de crise, le mot évoque la connaissance, la distinction, le discernement. Le mal est identifié et, en fonction des signes repérés, peut évoluer dans tel ou tel sens. Cela signifie que la crise en tant que signe médical porte une charge morbide, mais aussi curative.

On trouve l’idée d’un moment décisif, crucial qu’on peut rapprocher de celle de catastrophe. Dans la tragédie grecque la crise, c’est la phase tourmentée, pathologique de l’intrigue. Dans l’analyse qu’il consacre aux tragédies, Aristote identifie une partie constitutive qu’il nomme catastrophe (retournement) Ce n’est pas le dénouement, c’est l’événement pathétique qui provoque destruction, douleur, blessure. Exemple : la scène où Œdipe se crève les yeux. La catastrophe unit l’action du héros et l’émotion des spectateurs.

L’étymologie donne donc l’idée d’un événement, d’un temps fort, dramatique et dramatisé. Une remarque : Nous avons gardé et survalorisé ce sens et en même temps dégonflé le premier. Par un retournement dont l’évolution des langues est coutumière, l’indécidable a pris le dessus sur la décision et la confusion sur la raison. On perçoit ici l’effet de voile, de recouvrement que vient opérer le mot crise.
Mais on ne peut cerner la notion de crise si l’on ne prend pas en compte sa forme adjective : critique. On parle évidemment d’un malade dans un état critique. Mais critique a un autre sens. La critique est une partie de la logique qui traite du jugement. Dans un sens restreint, tel que nous l’utilisons, critique signifie jugement plutôt défavorable. Mais au sens large, critique signifie analyse, jugement. On reste relié là au sens originel du mot.
Le suivi diachronique du mot dans l’histoire nous montre un tressage des différents usages. De l’usage juridico-politique, on passe pendant de longs siècles à l’usage médical, puis le terme s’étend à l’économie et au politique en conservant à la fois son lest médical et son lest logico-critique. Les différents sens ne sont pas abandonnés, ils se superposent et s’enroulent.
La notion, quelle que soit ses applications, associe donc étroitement trois éléments : le temps, le jugement, la maladie. Le chronologique, la critique, le pathologique. Nous allons suivre ces trois fils et voir comment ils se séparent et s’enroulent dans l’usage philosophique du terme.

2/ Quand et comment les philosophes parlent-ils de crise ?

Une application épistémologique

La philosophie des sciences utilise la notion de crise dans une approche positive et positiviste. Ainsi, Gaston Bachelard nous a-t-il éclairé sur le fonctionnement de ce qu’il appelle le nouvel esprit scientifique, un esprit non-cartésien, calé non pas sur la permanence granitique d’un sujet, mais sur le changement incessant du champ de son expérience. L’épistémologie non-cartésienne est « par essence et non par accident en état de crise. » Fondée sur l’expérience, la remise en cause toujours reprise de ses conditions et de l’expérimentateur lui-même, elle est vouée à l’impermanence et à la rupture.
Dans le prolongement de Bachelard, Michel Serres a défini la crise comme un moment de déséquilibre sensible entre deux situations, « un état de transition entre deux phases repérables où une transformation va se décider, si elle n’est pas encore décidée. » La crise, ce n’est pas la perte de sens, c’est la phase où le sens se transforme. On retrouve là le sens médical originel du mot crise, mais connoté par le contexte de la science du XXe siècle.
Morin peut synthétiser et remixer : « Aggravant les incertitudes, et favorisant les interrogations, les crises peuvent stimuler la recherche de solution nouvelles comme provoquer des réactions pathologiques. »
Mais le temps des hommes n’est jamais un temps neutre, objectif. Le découpage qu’on en fait est subjectif. Le temps c’est l’histoire, la mémoire, la recomposition et la reprise du temps dans une conscience individuelle et collective. Le temps, c’est un sens donné au temps. À une époque où la révolution reste encore arrimée à l’astronomie Diderot affirme : « Les révolutions sont nécessaires, il y en a toujours eu et il y en aura toujours ».
Dans Le Temps des crises, Michel Serres a attiré l’attention sur notre vision tronquée des grands changements. Des événements essentiels dans l’évolution humaine – il cite l’exemple de la disparition du monde agricole- sont passés sous silence, on ne s’en aperçoit même pas. Nous survalorisons des traumatismes mineurs et méconnaissons des changements inscrits dans la durée longue.
Mais la question du temps ouvre aussi sur l’identité. Le temps est ce qui fait bouger l’identité, passer d’un état à un autre. L’un devient plusieurs, le même devient autre. A se fait non-A. En ce sens, on peut avancer avec Paul Ricœur que « toute crise est une crise d’identité ». La notion cerne un moment, à la fois inquiétant de passage dans l’autre, de perte. Et un moment aussi qu’on peut positiver. Le passage est normal et il est nécessaire.

L’économie, elle aussi, quand elle utilise le terme de crise, met en jeu la temporalité. Crise de 29, choc pétrolier de 74, 2008 : crise des subprimes… Les crises sont datées. Mais elles sont aussi immergées dans le temps, avec une double approche. La première est impatiente, stressante, elle insiste sur les aspects et les effets dramatiques d’une crise. La seconde est objectivante et appuie sur les conséquences dynamiques. Catastrophe comptable d’un côté. Réassurance scientiste d’un autre. L’économiste repère des régularités et dégage des règles. La crise se pense comme phase dans un cycle, chaînant essor/crise/dépression/reprise. Une sorte de malheur transitoire, indispensable et bénéfique.
Dans cette approche épistémologique, la temporalité est l’élément-clé. Mais l’épistémologue fait confiance au temps. Il relativise l’aspect dramatique d’une crise, prend du recul, l’inscrit dans le temps long. Il s’abstrait des convulsions, des ravages, des morts.

Un usage critique

Le deuxième usage philosophique important nous amène au terme de critique. En philosophie, la critique est à l’origine une partie de la logique qui traite du jugement. La philosophie des Lumières lui a donné un sens très large avec des extensions du domaine de la connaissance à celui de la politique. On y retrouve le sens originel du mot crisis.
Ainsi, La critique de la raison pure de Kant examine le champ d’application de la raison et les questions liées à la connaissance et à la faculté de juger. Lorsque Kant se livre à une critique de la raison pure, il effectue une analyse de la connaissance (Qu’est-ce que la vérité ? Que puis-je connaître ? Quelle sont les conditions de possibilités de la connaissance ?) De la même façon, La critique de la raison pratique examine les conditions de l’action morale.

Mais, très vite, l’activité critique va se porter sur le pouvoir, ses procédures de discours et de légitimation. Déjà Rousseau le prophétise dans Emile : « Vous vous fiez à l’ordre actuel de la société sans songer que cet ordre est sujet à des révolutions inévitables, et qu’il vous est impossible de prévoir ni de prévenir celle qui peut regarder vos enfants ». Et encore cette phrase célèbre : « Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions. »

Marx développe une critique de l’économie politique. Les concepts de l’économie, explique-il, ne sont pas des idées éternelles, des représentations figées. Ils expriment des rapports réels. L’individu, le travail, ne sont pas des points de départ mais des aboutissements de processus historiques. La critique met à jour les conditions de possibilité des phénomènes et des situations.
Mais elle n’est plus seulement un outil d’arpentage du champ de la raison, y compris dans ses régions éthique et politique, mais un levier de contestation de la légitimité du savoir et du pouvoir. On retrouve cette application jusque dans les rayons des librairies qui classent sous l’étiquette « pensée critique » des ouvrages de philosophie politique qui ont leur place sur les étagères philo.

Depuis, le courant critique n’a cessé de grossir. Dans Qu’est-ce que la critique ? Michel Foucault peut alors définir la critique comme « le mouvement par lequel un sujet se donne le droit d’interroger la vérité sur ses effets de pouvoir et le pouvoir sur ses discours de vérité. » Elle a pour but un « désassujetissement », « c’est l’art de n’être pas tellement gouverné », c’est-à-dire de refuser, de résister.
Le temps n’est pas exclu de l’approche critique. Chez Marx, il finalise le processus dialectique de l’histoire, perçu comme lutte des classes. Le capitalisme n’est pas éternel, la révolution annonce la naissance d’une société nouvelle. Marx, à une époque où la notion de crise est encore fortement médicalisée, parle de « maladie » et de « convulsions aiguës », mais la société malade trouve sa guérison dans l’abolition des classes.
On opposera la lecture fine de Gramsci. La crise, selon lui, ne conduit pas systématiquement à un mieux ni inexorablement à une fin. « La crise consiste dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître ; pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés. » Toute ressemblance avec les crises actuelles de la société libérale n’est pas ici fortuite…Cette définition est intéressante, elle intègre le blocage de temps, l’intervalle.

La critique prend en compte la temporalité mais sous un mode parfois euphorique, dans la perspective de l’histoire et d’une finalité positive. Mais, à l’inverse de l’épistémologie, elle réintroduit le sujet comme acteur contestataire ou résistant.

Un usage médical

Il remonte jusqu’aux origines de la philosophie. Socrate est un contemporain d’Hippocrate. L’inventeur de la philosophie est un médecin des âmes, un accoucheur des esprits, comme il se définit lui-même. Il inaugure une thérapie philosophique qui se déploiera pendant près de six cents ans.
Platon, dont il est à la fois le maître et le porte-voix, pose cette équation philosophie/médecine, notamment dans La République où il est établi que l’individu et la cité souffrent d’une seule et unique maladie : l’injustice, à savoir la division. Les citoyens luttent entre eux comme les parties de l’âme s’opposent – le désir et l’énergie, l’appétit et le cœur-. L’harmonisation par la raison est nécessaire.
Rappelons que l’utopie de La République est conçue dans une période de crise de la cité. Depuis quelques décennies, Athènes est entrée dans une phase de déclin. Elle a subi une épidémie de peste, les guerres du Péloponnèse, un régime tyrannique puis un régime démocratique corrompu. Elle va bientôt sortir de l’histoire.

Mais le philosophe de la crise par excellence reste Nietzsche, bien entendu. La question de la santé et de la maladie constitue un thème central et constant de sa pensée. « J’en suis encore à attendre la venue d’un philosophe médecin, au sens exceptionnel de ce terme – et dont la tâche consistera à étudier le problème de la santé globale d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité – qui un jour aura le courage d’oser avancer la thèse : en toute activité philosophique il ne s’agissait jusqu’alors absolument pas de trouver la «vérité», mais de quelque chose de tout à fait autre, disons de santé, d’avenir, de croissance, de puissance, de vie… ».
La crise, c’est une crise vécue, intériorisée. Celle que Nietzsche porte et endure. Crise psychique, chronique, évolutive, quasiment permanente, due à la syphilis, et qui le conduit à la démence. C’est un champ d’expérience et d’exploration. Pour lui, la santé a besoin de la maladie pour s’affirmer, s’intensifier, se renforcer. La maladie est une « grande santé », le salut passe par la situation limite, l’état critique. « Je connais mon sort. Un jour on rattachera à mon nom le souvenir de quelque chose de formidable – une crise comme il n’y en eut jamais sur terre, la plus profonde collision des consciences, un arrêt rendu contre tout ce qu’on avait jusqu’à maintenant cru, exigé, sanctifié jusqu’alors. Je ne suis pas un être humain, je suis de la dynamite. »

Crise du sujet pensant, de l’identité, du je débordé et soumis à un Autre impérieux qui anticipe sur la mise en place de l’Inconscient freudien. Crise des valeurs aussi, que Nietzsche identifie à la mort de Dieu. Ainsi la maladie de la culture provient de la prolifération des jugements négatifs, du pessimisme, de la faiblesse, de l’épuisement à créer de nouvelles valeurs après le traumatisme de la mort de Dieu. Mais ce pessimisme, ce tarissement, cette décadence sont des obstacles à surmonter. La doctrine de l’éternel retour entend répondre à ce défi. « En tant que conséquence nécessaire des idéaux prévalents jusqu’alors : absence absolue de valeur. La doctrine de l’éternel retour : en tant que nihilisme accompli, en tant que crise ».

La santé passe donc par la maladie, par la crise, et par la maladie surmontée dans un retournement de la crise. Une contre-catastrophe. Un contre-investissement. La maladie et sa manifestation extrême sont des opérateurs de vérité et de vitalité. De rédemption et de salut. En même temps, Nietzsche renoue avec la catastrophe tragique. Pathologique, critique et tragique se retrouvent et se synthétisent dans le moment nietzschéen.

Cette approche d’une critique radicale, aux antipodes de celle, positive et relativiste, avancée par la philosophie des sciences, on en voit des manifestations dans d’autres grandes philosophies ou pensées du XXe siècle.
Ainsi quand, au sortir de la terrible Grande guerre, Valéry tente de penser la situation, il parle d’une « crise de l’esprit européen ». Ses mots traduisent la sidération, l’hallucination, mais le diagnostic, à la fin des textes qu’il consacre à ce moment de l’histoire, reste assez dénotatif. Avec cette guerre l’Europe a perdu le fil de son histoire, elle est devenue démente.

A peu près à la même époque, Husserl repère une ligne de fracture entre les sciences modernes et les hommes. La vérité scientifique, objective, est exclusivement une constatation de faits. « La simple science des corps manifestement n’a rien à nous dire, puisqu’elle fait abstraction de tout ce qui est subjectif », écrit-il dans La crise des sciences européennes.
La thèse centrale de Husserl, c’est que la science s’est séparée, décrochée du corps subjectif et de la vie vécue. Nous savons aujourd’hui qu’elle peut même venir à jouer contre, avec la mise au point des armes chimiques, de l’arsenal nucléaire et les possibilités offertes par les manipulations génétiques. L’important ici, c’est que la critique faite à la science ne porte pas sur un dysfonctionnement interne, mais sur ses fondements, son intention.

La même théorie s’approfondit et se précise avec Heidegger qui voit dans la technique moderne la plus haute manifestation de l’oubli de l’être, de la soumission à l’ordre des faits et des mécanismes opératoires de la raison. Sous le règne de la technique, l’homme est déjeté dans la sphère des étants, il est aliéné.

Dans leur filiation, Hannah Arendt désigne la crise comme « la perte d’un monde commun ». La crise brise les cadres de pensées, les paradigmes, les valeurs à partir desquels l’homme se représentent le monde. Un effondrement se produit, des torsions, des effets de pivot et de renversement. Le monde, la relation de l’homme à son environnement et à lui-même, perdent leur sens. L’esprit n’a plus de règle pour sa direction. Sous la poussée d’un événement, le monde s’altère, il devient autre et le sujet qui le pense également.
Avec ces différentes approches, le mot crise ne signifie plus seulement mise cause d’une identité ou d’une idée, ni critique, contestation d’une autorité, mais ébranlement des fondements. La crise prend la dimension d’une secousse sismique dont l’intensité affecte et agresse le corps social, l’identité d’une communauté, la légitimité du pouvoir, les fondements du savoir et le système économique. Ce chaînage est d’ailleurs réversible et pourrait se parcourir en sens inverse.

Moment dramatique de rupture, perte de sens, pathologie du savoir et de la culture, on retrouve ces différents éléments dans la conception moderne de la crise. Mais cette vision médicale un rien fascinante ne doit pas anesthésier notre esprit critique. Qui décide qu’une société est malade ? Sur quel critère ? Qui peut se prétendre grand médecin ? Nous sommes avertis sur les ravages d’une société saine, pure, d’un individu supérieur ou nouveau…

Comment se repérer dans la crise actuelle ?

La crise sanitaire actuelle brasse toutes ces cartes, et même si nous ne pouvons l’identifier dans un concept unifiant, elle mixe et condense les différents aspects que nous avons envisagés. C’est une crise sanitaire (pathologie létale, épidémie, crise du savoir médical, de ses instances, du système de santé), une crise économique (paralysie de l’activité, chômage, faillite) et politique (état d’urgence, couvre-feu, confinement, menaces sur les libertés, concurrence des représentations, mensonges officiel et théories du complot, crise de communication), c’est une crise qui agresse la collectivité (école, pratiques religieuses, sport, fêtes, mode de vie) et la vie individuelle (masque, distanciation, isolement, et les troubles psychologiques, etc.). Moment étrange, dramatique, un suspens qui dure, et qui révèle aussi une pathologie de la temporalisation à moins que ce soit une temporalisation de la maladie (première et seconde vague, attente du vaccin, mutation possible)

Faut-il y repérer avant l’heure un bénéfice ? Y trouver un éclair d’hyperlucidité où le monde nous apparaît tel qu’il est ou s’annonce ? Monde du confinement des masses et des individus, du traçage médical ? Relisons Dostoïevski qui, dans L’Idiot , décrit l’étrange ressenti de la crise épileptique, mal dont lui-même souffrait « En pleine crise d’angoisse, d’hébétement, d’oppression, il lui semblait soudain que son cerveau s’embrasait et que ses forces vitales reprenaient un prodigieux élan…toutes ses émotions, tous ses doutes, toutes ses inquiétudes se calmaient à la fois, pour se convertir en une souveraine sérénité, faite de joie lumineuse, d’harmonie et d’espérance , à la faveur de laquelle sa raison se haussait jusqu’à la compréhension des causes finales. »

Dans la fièvre de la crise sanitaire, nous distinguons le monde qui pourrait être le monde demain : un monde orwellien, qui se construit dans notre grand atelier chinois avec son contrôle facial et son crédit social appliqué aux masses. Mais qui s’infiltre depuis la Californie dans le labyrinthe numérique sous la forme du télétravail, de la commande en ligne et de la livraison à domicile, restez confinés nous ferons le reste. Nous apercevons la possibilité d’un autre monde, assaini, plus juste, plus fraternel. L’utopie heureuse s’oppose à l’utopie angoissante.
La philosophie, on l’a vu, est la spécialité de la crise, elle ne vit que de crises et se vit comme crise. Elle n’hésite pas à se livrer à la critique incessante de ses formulations et des ses fondements. Elle nous apprend à nous méfier de nos certitudes et de nos croyances. L’état modifié de conscience, aussi fascinant soit-il, n’y échappe pas.

A l’hyper-lucidité de l’épileptique vient ainsi répondre le délire de la fièvre obsidionale (obsidio : siège). De quoi s’agit-il ? D’une forme de psychose collective qui touchait les populations assiégées. Dans Tristes tropiques, l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, en présente un cas, par lui-même observé avec le regard éloigné qui était le sien, lors de son arrivée à Fort-de-France alors qu’il fuyait la France, frappé par les lois dites juives. C’était en1941.

« La plupart des Français, raconte-t-il, avaient vécu une « drôle de guerre » ; celle des officiers en garnison à la Martinique ne relève d’aucun superlatif pour être exactement qualifiée. Leur unique mission qui était de garder l’or de la Banque de France s’était dissoute dans une sorte de cauchemar dont l’abus de punch n’était que partiellement responsable, un rôle plus insidieux, mais non moins essentiel, étant dévolu à la situation insulaire, l’éloignement de la métropole et une tradition historique riche en souvenirs de pirates. »
A cette tradition, s’ajoutait la surveillance américaine, la menace des sous-marins allemands. « C’est ainsi, poursuit-il, que s’était développé une fièvre obsidionale, qui, sans qu’aucun engagement se fût produit, et pour cause, et sans qu’aucun ennemi ait jamais été aperçu, n’en avait pas moins engendré un sentiment d’affolement. »
Sous quelle forme pour la soldatesque de la malheureuse garnison ? « Leur esprit malade retrouvait une sorte de sécurité à remplacer un ennemi réel, mais si éloigné qu’il en était devenu invisible et comme abstrait – les Allemands- par un ennemi imaginaire mais qui avait l’avantage d’être proche et palpable : les Américains. »

Le scénario de sortie de crise s’écrit souvent avec un bouc-émissaire. C’était déjà le message de la tragédie antique. Il faut qu’Œdipe sache, qu’il s’auto-mutile et quitte Thèbes pour que la peste qui ravage la cité disparaisse.
Dans cette attente, nous pouvons continuer à chuchoter et à nous questionner, un peu paf, à l’image de Michel Jonasz, à la sortie de sa boite de jazz. Au moins s’est-il réchauffé, soulé aussi de musique et de plaisir. Nous pouvons poursuivre ce chemin d’étonnement, d’ignorance reconnue et de critique ouvert par Socrate et qu’on appelle philosophie. Philosophie : liberté de penser et dialogue à la recherche d’un bien commun.

C’est dans le plus ancien et le plus inactuel que nous pouvons encore trouver quelques repères. Car, si l’on en croit Nietzsche, s’accrocher à l’actualité, c’est contribuer à renforcer sa situation pathogène. Cela n’a rien de passéiste ni de nostalgique. C’est se créer un autre espace-temps, aussi fragile et ténu soit-il, comme nous le faisons ce matin.
Ouvrir une initiative qui échappe au contrôle et qui n’y participe pas. Qui récupère tout ce on nous dépossède. Et nous pouvons encore de ce point éloigné nous interroger : en quoi croyons-nous encore ? A notre liberté ? A notre santé ? A notre démocratie ? A notre économie ? A notre humanité ? Nous pouvons croire à la vie. Comme le suggère Gilles Deleuze, nous pouvons et nous devons encore du fond de notre univers dématérialisé et virtualisé, « croire au monde »

ici le texte présenté en visioconférence, le 21 novembre 2020, pour l’ESRFP (Espace sétois de Recherche et Formation en psychanalyse)