Valéry, Paysages de Sète, paysages de l’esprit

« Il me semble que toute mon œuvre se ressent de mon origine » P.Valéry.

            « Une rampe près du port, une rue, un musée, un lycée, un rond-point près du môle, un cimetière, un phare, une « signature de ville » indépassable – «l’île singulière » : le nom de Valéry et quelques-uns de ses mots, modulent le paysage actuel de Sète. C’est là un juste retour des choses. Le poète penseur vouait un véritable culte à sa ville natale, elle est restée toute sa vie une source d’inspiration poétique aussi bien qu’une matrice de réflexion. Dans une lettre à Jean Dupuy, Valéry précise le rôle que tiennent pour lui le port et la mer : ils lui ont imposé pour toute sa vie «les décors spirituels de ses (mes) idées. »

            C’est ce décor de l’esprit valéryen que nous proposons de recomposer ici dans ses lignes de force et ses pans principaux. La description restera superficielle, comme un schéma sommaire, une esquisse, une invitation. Elle s’organise autour de quelques sites que Valéry a sacralisés et qui constituent aujourd’hui des sortes de stations sur un itinéraire esthétique et spirituel.

 

Le port

            Le point de départ de cette promenade littéraire et philosophique commence par un vide, une page blanche. La maison natale de Paul Valéry, en effet, n’existe plus. A sa place, se trouve désormais, une trouée, dite rampe Paul Valéry, qui débouche sur l’inévitable quai de la Marine. L’immeuble a disparu après la guerre et avec lui, le balcon donnant sur le canal qui relie la mer à l’étang de Thau. Les Inspirations méditerranéennes décrivent ce balcon comme un véritable poste d’observation que Valéry a occupé durant les toutes premières années de sa vie, où il s’enchantait et s’excitait à la contemplation du port. « Il n’est pas de spectacle pour moi qui vaille ce que l’on voit d’une terrasse ou d’un balcon bien placé au-dessus d’un port. » (IM, OC p 1084).

            L’écrivain senior revient sur ce qui faisait pour lui l’intérêt du spectacle. L’architecture et la géométrie portuaires : les digues, môle et quais ; les activités aussi : les mouvements des barques de pêche, des navires de commerce, des bâtiments de la marine, les métiers, les instruments, les marques infinies d’un génie humain à l’œuvre au quotidien, qui s’exprime et se révèle en miroir dans ses créations.

            Ce paysage portuaire, que sa prose rigoureuse et précise décrit avec réalisme, Valéry le magnifie immédiatement. Les plus grands spécialistes de peinture de marines, Claude Lorrain et Joseph Vernet, sont mobilisés pour exprimer une exaltation qui transforme un petit port méditerranéen en œuvre d’art. Le retour des bateaux de pêche chargés de thons ensanglantés prend la dimension épique d’un tableau que Valéry baptise « retour des croisades. » Le paysage portuaire valéryen est un paysage reconstruit, idéalisé, mythifié. Il porte la marque de l’esprit qui s’y attache, dans ce que celui-ci a de plus caractéristique : la sublimation, dynamique psychique et créative de raffinage et d’élévation.

            Valéry parle aussi d’un spectacle à deux dimensions, « face à la mer et au milieu de l’activité des hommes. » Il évoque un regard à double focale qui embrasse à la fois « l’humain et l’inhumain ». L’humain, c’est le port aménagé et vivant. L’inhumain, ce sont les éléments primitifs du décor : la mer, le ciel, et par-dessus tout la lumière et ses jeux, personnage sommital du théâtre maritime portuaire. Ces éléments, qui valent pour principes métaphysiques ou spirituels, postulats épurés, leviers de transcendance, Valéry les appelle ses « déités ». Ce monde dédoublé, divisé, qui articule l’obsession de faire et l’excitation de l’esprit, c’est le monde valéryen. C’est le monde de l’esprit, qui est à la fois intuition, investissement de soi par soi, transformation, et donation de sens. Un monde donné et à construire.

            Dans son ouvrage « L’invention du paysage », Anne Cauquelin nous rappelle qu’un paysage est un espace représenté, construit. Le paysage n’est pas la nature peinte, la retranscription transparente d’une réalité, mais la peinture de la nature, c’est-à-dire son écriture, sa représentation sur une autre scène. L’apparition du paysage dans la peinture italienne et dans la peinture flamande, au XVe siècle, suppose la découverte d’une technique nouvelle, celle de la perspective. La perspective donne à voir, mais elle situe aussi celui qui regarde dont elle reste inséparable. Il n’y a pas de paysage sans sujet qui le construit, sans position déterminée d’un sujet à partir de laquelle le paysage se dresse et se structure. Le balcon, les références à la peinture de marine : le regard valéryen sur le port saisit l’essence même d’un paysage. Avec une nouvelle dimension, qui se structure à l’époque de Valéry dans la conscience et le savoir occidentaux : la dimension du temps. Le regard valéryen sur le port est un regard rétrospectif sur un spectacle d’enfance. Le paysage est un paysage de mémoire. Un souvenir revisité, réenchanté.

La plage

            Après le port, comme point de départ, la plage est la première étape sur le circuit des hauts lieux valéryens. Les Inspirations méditerranéennes racontent les longues marches sur le sable où l’adolescent Valéry connaît « des états de stupeur féconde, de contemplation et de communion. » Les marches sur la plage sont l’occasion d’un « culte inconscient à trois ou quatre déités incontestables : la Mer, le Ciel, le Soleil. » La plage est le théâtre où se joue l’expérience d’une présence, la présence « d’une nature éternellement primitive, intacte, inaltérable par l’homme… » Elle confronte le Moi à ses objets premiers, ses fétiches originels. Fétiches, vidés, purifiés, mais qui continuent dans les coulisses à activer la machinerie de l’esprit, à produire et agencer ses représentations, à exciter son désir. La plage est l’espace limite où l’esprit élabore la fiction de sa propre saisie. La marche sur le sable raconte ce mouvement infini vers l’impossible réunification d’un esprit dont la nature est de se diviser en conscience.

            Un rappel biographique permet d’éclairer ce qui est en jeu ici. Valéry quitte sa ville natale à l’âge de 13 ans pour aller vivre à Montpellier. De toute évidence, ce déménagement produit un traumatisme dans la vie de l’adolescent. Valéry ne l’évoque jamais directement, mais la coupure est réelle et profonde. Pour autant il ne construit pas son œuvre sur la reconstitution d’un passé perdu. Il déteste les souvenirs, il prétend ne pas en avoir. La recherche proustienne du temps perdu lui semble une absurdité. Les impressions originelles sétoises figées dans sa mémoire sont toujours présentes, au présent, elles s’actualisent. Le souvenir valéryen ne va pas du présent au passé mais du passé au présent. L’esprit dans son mouvement incessant de feed-back et de projection, reprend sans cesse les traces d’une impression, pour les jeter plus avant dans le temps, dans un mouvement qu’il est facile d’assimiler à celui de la vague. La rétrospection se fait immédiatement prospection. C’est le mouvement de l’esprit créateur plus que celui d’un éprouvé qui se répète.

            Chez Valéry, ce double mouvement de l’esprit dans le temps– Husserl parle de rétention et de protention- est inséparable d’une érotique. Platon l’a instillé au temps de la philosophie naissante : pensée et désir sont une seule et même réalité. Freud, à la même époque que Valéry, reprend et développe ce postulat dans le sens avec le succès que l’on connaît. Valéry à sa façon, récupère l’héritage platonicien. Son paysage maritime prend quelquefois des allures de chambre à coucher. C’est ainsi qu’il compare la nage à l’amour physique : « il la brasse, il la veut saisir, étreindre, il devient fou de vie et de sa libre mobilité, il l’aime, il la possède, il engendre avec elle mille étranges idées. » Sensualisme valéryen mais toujours sublimé, intellectualisé dans la jouissance inséparable du corps et de l’esprit.

            La mer est ainsi l’espace de la fusion, du recommencement, de l’engendrement de soi par soi. « Courons à l’onde en rejaillir vivant » conclut le Cimetière marin. La mer est un espace corps, un espace dedans/dehors, qui permet au moi de reconstituer une unité première, de recoller l’envers et l’endroit d’un moi conscient, divisé par son inévitable dédoublement. La mer fournit à l’esprit sa propre image. C’est un miroir : « Un regard sur la mer, est un regard sur le possible. »

            Car cette mer originaire avec laquelle le moi tente de se confondre, comme il tente de se confondre avec sa propre fiction, n’est jamais une destination, un lieu à reconquérir, c’est un horizon dont on s’éloigne, un « passage qui conduit à notre degré le plus élevé ». La mer est un miroir mais c’est en même temps un mirage et un tremplin. Le narcissisme valéryen, aussi présent, aussi impérieux soit-il, n’est toujours qu’un point de départ. L’expérience de la mer nous donne la véritable proportion de notre nature. Cette mer-là est déjà un milieu culturel, une matrice de pensée. « La parole de Protagoras que l’homme est la mesure des choses est une parole caractéristique essentiellement méditerranéenne. » Le Moi valéryen est un moi qui sort de son paysage, qui s’en abstrait, s’en extrait pour se livrer à une auto-construction entièrement libre. L’Etre-là valéryen est toujours un Etre-là-bas, un Etre-ailleurs, voire un Etre-jamais-encore-là.

Le collège

            La troisième station valéryenne dans le paysage sétois prend maintenant de l’altitude avec le collège de Cette qui se dresse sur le flanc du mont Saint-Clair. En 1935, Valéry y revient en tenue d’apparat pour y prononcer un discours à l’occasion d’un rite scolaire aujourd’hui disparu : la distribution des prix. Il a 64 ans, il est académicien. C’est l’occasion pour lui qui a toujours été un élève médiocre, d’évoquer ses années d’études dans l’établissement. Le collège de Sète, aujourd’hui lycée Paul Valéry, est constitué de trois cours superposées auxquelles on accède au fil de sa progression scolaire, tels les paliers successifs de la dialectique ascendante de Platon. Au fil du propos, Valéry le transforme en poste d’observation sur la mer. « Si vos yeux s’élèvent du livre ou du cahier, ils se posent sur la mer. » Le discours fait écho aux Inspirations méditerranéennes où Valéry évoque les spectacles des récréations « car il se passe tous les jours quelque chose sur les frontières de la vie terrestre et de la mer. » Un jour, c’est le spectacle d’un navire en flammes dans le port qui fascine l’élève Valéry. Une scène que l’adulte reconstitue nous livrant peut-être la confidence du naufrage d’une vocation de navigateur que le poète a sans doute refoulée pour cause de nullité en mathématiques…

            Le paysage sétois se fait le lieu d’une connaissance immédiate, qui, plus que les maîtres ou les livres et sans eux, façonne une conscience. Le vrai collège, c’est lui. Le paysage fait retour sur celui qui contemple, il l’initie à lui-même, à son humanité, il lui révèle le pouvoir de son esprit. Il a un pouvoir éducatif et, plus encore, édificateur. Valéry parle de «l’action profonde de la mer natale sur son (mon) esprit. »

« Toute pensée a son port d’attache » conclut le Discours au collège de Cette. Et cette affirmation vient résonner en harmonie avec les formules consacrées des Inspirations méditerranéennes : « je commence par mon commencement », « je suis né dans un de ces lieux où j’aurais aimé de naître ».

            Le paysage sétois se fait théâtre de la naissance, lieu aléatoire ou une existence commence. Mais c’est aussi le point où la naissance trouve son lieu, le lieu-où-je-nais, d’une naissance non plus contingente, non plus de chair, mais revendiquée, aimée, fondée, nécessaire. Ainsi « Mon commencement », dit le commencement du Moi, l’espace originaire du moi, le lieu d’où et où il vient, où il se fait source, où il (se) commence lui-même, où il se réapproprie.

           La méditation valéryenne n’a pas d’autre objet que cette « philosophie à l’état naissant », où le moi se saisit comme pur possible et guette l’imminence de ses manifestations.             La philosophie de Valéry n’est pas une philosophie qui cherche, qui enquête, qui moralise, qui déroule des chaînes de raison. Elle n’a pas pour but de donner du sens au monde ni de le communiquer. C’est une philosophie de « l’état naissant » L’esprit s’observe, s’attend, il guette « l’imminence  de toute pensée ». Penser, c’est naître à soi-même, c’est s’éprouver et c’est se construire. La relation à la ville est une relation de soi à soi et cette relation s’exprime comme jouissance, plaisir du moi à exister, sans délai ni intermédiaire. Dans le site originel, le moi et le monde extérieur forment un tout, une unité.

            Toute sa vie, aux premières lueurs du jour, Valéry s’est livré à l’exercice quotidien de la rédaction de ses Cahiers. Comme s’il cherchait dans son esprit l’apparition de cette lumière qui a éclairé son enfance, comme s’il la réinventait et se réinventait lui-même dans ce même acte mental. Le paysage valéryen aussi précis et réaliste, soit-il est essentiellement un paysage intérieur, un paysage spirituel, le paysage du moi. « Sète, c’est moi » aurait pu dire Valéry, comme Flaubert affirmait « Madame Bovary, c’est moi. » Le moi toujours présent-fuyant à lui-même.

            Le cimetière

            L’ex-cimetière Saint Charles, qui porte aujourd’hui le nom du poème majeur de Paul Valéry, constitue notre dernière station. « Par le même jeu inconnu et impossible à prévoir des retours de la pensée, il est arrivé que l’image solennelle et ardente du cimetière de Cette ou bien l’impression calme, docte et mélancolique que je trouvais jadis au Jardin Botanique de Montpellier se sont représentées à moi, et se sont faites vers et prose » ( OC1 177é-1773 Lettre à Jean Dupuy).

            Le Cimetière marin condense les différents éléments du décor que nous avons esquissés au cours des étapes précédentes. Il désigne et délimite un site inséparable de l’esprit, un moment du Moi, un espace projectif où le moi est à la fois le théâtre, l’acteur et le drame.

            Le poème est ainsi une perspective dans le temps. Quand Valéry l’écrit, il a quitté Sète depuis près de 35 ans. Sous la pression de ses amis écrivains il a rouvert un chantier poétique fermé depuis une vingtaine d’années. C’est la guerre, Valéry est déprimé, son épouse est malade, ses maigres revenus suffisent à peine à faire faire vivre sa famille. Il reprend le chemin de son « site originel » dans des conditions étranges : une sorte d’hallucination auditive venu d’une fuite d’eau, qui lui donne le rythme du décasyllabe, celui de Dante, poète de la langue italienne, langue de sa mère. Le Cimetière marin recycle également des thèmes de la vie affective et intellectuelle, tels qu’ils s’étaient imposés à l’auteur à l’adolescence. Le site se construit dans une rétrospection sur laquelle la création prend appui pour se déployer. Le Cimetière Marin recueille cette histoire : « c’est à peu près le seul…où j’ai mis quelque chose de ma propre vie. », confidence reprise dans Inspiration méditerranéennes : « le Cimetière marin est ma pièce « personnelle ». Je n’y ai mis que ce que je suis…La lumière qu’il peut contenir est celle que j’ai vue en naissant. »

            Dès le premier mot du poème, on retrouve l’ouverture d’une perspective sur la mer. « Ce » : le démonstratif ouvre la perspective sur un paysage maritime depuis un point à mi pente sur le versant du Mont Saint-Clair. La scène s’articule avec les éléments premiers, ici purifiés, les « déités » : la mer, le ciel, le soleil. Ils personnifient des principes philosophiques, des tensions intérieures, des crises.

            Ce site est un fragment de la ville natale, mais c’est aussi un cimetière. L’homme qui approche la cinquantaine s’y confronte avec ses deux perspectives temporelles : la naissance et la mort. Le Moi y trouve son modèle illusoire d’autosuffisance, d’auto-complétude : « Midi en soi se pense et convient à soi-même. »

Le site est également le lieu de l’œuvre. Lieu de l’activité, du travail littéraire auquel Valéry donne le nom très particulier de poïétique. Avec prattein (faire, travailler, accomplir, exécuter), poiein, d’où procède le terme de poésie, est l’autre verbe grec de l’action. Il signifie fabriquer, créer, produire, faire naître. L’œuvre pour Valéry articule une activité maîtrisée, la technique littéraire, un exercice de l’esprit et une transformation de soi par soi.

            Le mouvement du poème qui va d’une extase trompeuse d’éternité jusqu’à l’essai de vivre, après un point central de crise marque le choix – relatif- de la vie et de la création que Valéry opère au milieu de sa vie. Et ce choix le transforme radicalement. Au début des années de guerre, quand il rouvre son chantier poétique, Valéry n’a plus rien écrit depuis une vingtaine d’années, c’est un mollusque littéraire, « un escargot mental », comme il dit lui-même. Sept ans seulement après la parution du Cimetière marin, écrit en partie en même temps que son autre poème majeur, la Jeune Parque, Valéry entre à l’Académie française.

            Un port, une plage, un collège, un cimetière…Lire Paul Valéry, c’est donc lire Sète dans son éternité, dans son essence méditerranéenne. A l’inverse, suivre Sète dans ses occurrences écrites de l’œuvre, c’est toujours trouver une porte d’entrée dans l’esprit de Valéry. Le lieu révèle l’esprit autant que l’œuvre exprime l’esprit du lieu. Entre Valéry et Sète, il y va autant d’un solide amarrage affectif que d’une relation en miroir. « A force de construire, je crois bien que je me suis construit moi-même », confie le Socrate valéryen d’Eupalinos. Le Moi est une aventure, une entreprise, un essai, une construction libre. Il rejette les déterminations corporelles, l’histoire, la famille.

            Il reste pourtant dans l’irréductible constructivisme valéryen, un souci d’appartenance résiduel, paradoxal et étrange mais puissant. Un manque, une distance, que vient conjurer l’image intimiste du paysage maritime sur lequel se referme le discours prononcé à l’occasion de la distribution des prix au collège de Sète. « Si d’événements en événements, et d’idées en idées, je remonte le long de la chaîne de ma vie, je la retrouve attachée par son premier chaînon à quelqu’un de ces anneaux de fer qui sont scellés dans la pierre de nos quais. L’autre bout est dans mon cœur. » L’absence, la séparation, le silence habitent aussi un paysage. Le paysage est aussi un sujet qui ne se dit pas. Et la lumière valéryenne suppose toujours une morne moitié d’ombre. Face au paysage, mais en dehors de lui, apparaît alors comme un personnage invisible et refoulé : le créateur, l’auteur qui le définit, le construit et l’anime. L’enfant peut-être auquel on l’a arraché. »