L’idéologie invisible

Pratiques et critique

. Dans une note de ses Cahiers, Paul Valéry considère que la bonne et vraie philosophie, la seule acceptable à ses yeux, doit demeurer « invisible » ou « imperceptible ». C’est, selon lui, « une connaissance que l’on poursuit par le vivre seul et où les solutions sont entraînées par l’existence, l’action, les réactions, les choix de chacun. Ainsi Napoléon est un philosophe. » (C1 498).

C’est là une étrange philosophie, soumise au faire et au pouvoir faire, qui apporte des solutions plutôt qu’un questionnement, qui refuse la pause et la réflexion, une philosophie performative. Une véritable antiphilosophie. Paul Valéry n’aimait pas les philosophes, il se définissait lui-même, au contraire, comme un « misosophe ». Mais sa formule paradoxale me semble intéressante parce qu’elle donne à penser une praxis sans idéologie. Elle peut se décaler sur notre époque, sur le moment si complexe et insaisissable qui nous contient. Nous pourrions ajouter de nombreux compagnons au Napoléon de Valéry : le milliardaire Warren Buffet, par exemple.

Ainsi, comme Valéry de philosophie, le marché-monde se passe d’idéologie. La notion même d’idéologie devient inopérante. Par idéologie nous entendons un système d’idées et de représentations. Un ensemble structuré d’énoncés sous-tendus par une logique spécifique. L’idéologie est ainsi liée à la production de vérité. Elle énonce, montre, distingue ce qui est vrai et ce qui est faux. Le mot idée est issu du terme grec eidos dérivé du verbe voir. L’idéologie est ce qui donne à voir, présentation, exposition sur la scène publique. Désormais c’est la main invisible des marchés qui actionne les leviers de la vie humaine, de la vie individuelle comme de la vie de la cité. Le destin des hommes est laissé à une sorte de divinité immanente, qui ne dit pas son nom, un mana englobant. Tout s’y écrase, tout devient transparent, translucide. Un univers reamanien, d’adhérence, où tous les cercles ont le même centre. Une unité dense, homogène, « sans envers ni endroit » comme dirait Plotin, sans médiation interne. Surface circulaire, spéculaire, autiste. Un champ mystique.

Le marché-monde fonctionne exclusivement en mode opératoire. Ce pragmatisme sauvage n’est pas sans violence, sans effets destructeurs. Une de ses conséquences, si ce n’est son but principal, consiste, au-delà de ses propres apparences, à détruire la structure du visible. Cette structure articule ou articulait le voir-se voir-s’entrevoir, la chaîne des médiations essentielles constitutives de notre humanité.

Les conséquences de cette dévastation sont connues : le monde est un chaos, l’individu un imbécile et la démocratie un théâtre de marionnettes. Le visible est devenu comme sorte une caverne de Platon, mais avec des effets spéciaux d’éclairage, de transparence et de magie que le philosophe grec n’aurait pu imaginer. Pour autant, derrière les simulacres, la main invisible mais sure des marchés tire les ficelles. Les puissances d’argent contrôlent désormais les dispositifs médiatiques.

Les médias et plus largement le mix de la communication jouent un rôle essentiel dans la destruction du visible. Malgré leur prétention, leurs aspirations à la transparence. Ils ne visent qu’à capter « le temps de conscience disponible ». Les formes de cette capture sont connues : l’émotion (le match), le détournement (divertissement), la rapidité et l’urgence, le zapping, l’absence de synthèse. Elles transforment la « cible » en spectateur, livré au voir conçu comme représentation mais comme voyeurisme passif et insignifiant. Dans le processus, les médias disparaissent, ils sont pure médialité. Ils sont cet anneau magique dont parle Platon dans un mythe célèbre et qui permettait à Gygès de se rendre invisible mais surtout de voir sans être vu. Les médias réalisent par la technologie l’idéal panoptique mis en scène par Michel Foucault dans Surveiller et Punir.

Le big brother prophétique d’Orwell dans 1984, s’est aujourd’hui réalisé. Loin de mettre en scène un monde pour un sujet de ce monde, de travailler à la formation d’une opinion publique, les médias nous fixent et nous regardent à travers des moyens de plus en plus sophistiqués de sondages, d’analyse d’audimat.

Les révélations de l’informaticien de la CIA Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse des Etats-Unis et du Royaume-Uni nous rappellent les enjeux de savoir-pouvoir-voir qui obnubilent les acteurs du marché-monde. Autre exemple : le développement de l’Oculus Rift, périphérique de réalité virtuelle qui va permettre de donner à la pulsion scopique, quelle s’affirme dans les jeux vidéo, l’espionnage ou voyeurisme pornographique un potentiel technologique infini.

Trois effets médiatiques méritent d’être particulièrement soulignés :

-La présentation du monde comme show de catastrophes (tsunami, Fukushima, déforestation, continent de plastique). Le show lui-même est chaotique. Tout est donné dans un flot ininterrompu d’image et de discours sans perspective, contexte ni synthèse. La représentation, la mémoire, le questionnement, l’échange se dissolvent au profit d’une actualité sans consistance ni signification. Le monde échappe à toute conception du monde, il se dérégule comme les marchés. Premier effet : Le monde est dé-mondialisé.

-Dans le même temps, l’individu perd son pouvoir de voir et de se voir. Le spot publicitaire d’un grand opérateur de téléphonie français résume clairement la situation. On voit un sportif, style sportif de l’extrême, réussir l’escalade d’une montagne. Parvenu au sommet, il se prend en photo en riant et envoie le cliché à des amis qui font une partie de babyfoot. Etonnante mise en scène d’une transcendance recyclée en image. L’homme ne s’arrête pas pour prendre la mesure de son exploit, contempler le chemin parcouru, profiter d’un point de vue magnifique, se parler à lui-même. Ou partager le moment avec d’autres. Il a fait cela tout seul. Alors il se prend en photo en train de jubiler et envoie à d’autres une expérience réellement renversante : celle du stade du miroir. Deuxième effet l’abêtissement.

– Troisième effet remarquable : la dépolitisation. Le marché monde est en lutte contre la cité. Les médias ne se contentent pas de capter « le temps de conscience disponible », ils captent le temps politique, le temps démocratique. Ils racontent des histoires, déroulent des story-telling. Avec pour conséquence un effet de césure, de rupture entre la vie médiatique et la vraie vie, la vie réelle, la vie d’en bas pour reprendre les termes les plus utilisés. La relation avec le politique ne se produit plus que par la crise et la transgression. Affaire DSK, affaire Cahuzac…Dans le même temps les partis démocratiques reculent, l’abstention et l’ultra droite progressent.

Rappelons que le terme média vient d’un mot latin médium, qui signifie ce qui est au centre mais aussi ce qui est entre, ce qui relie deux éléments séparés. Le terme évoque l’espacement, le vide, la non appropriation. On retrouve cette idée dans le mot publicité, qui vient de populus. Le bien public est celui qui appartient à tous sans appartenir à personne. Communication tourne autour de la même nappe de sens. Le munus en latin est ce qui donné, et le co-munus est ce qui est donné à tous. Mais le terme a aussi le sens d’obligation.

On rapprochera cette idée du médium socratique, tel qu’il est défini dans le Banquet. L’éros est médium, intermédiaire entre pauvreté et richesse. Le média platonicien met le tout en relation avec lui-même. Il apparente lien à soi et lien à la cité, lien à l’être. Mais toutes ces définitions survolées nous orientent vers un faisceau de médiations visibles et exprimables. Ces médiations aujourd’hui ont subi des lésions irréversibles.

C’est dans ce contexte médiatique que se posent aujourd’hui en occident et désormais bien au-delà, les questions du savoir et du pouvoir. Comment penser, que faire face à une telle situation, un rapport de forces défavorables qui inhibe notre volonté et paralyse notre action politique. La question même « que faire ? » se pose pour nous d’une étrange façon. Kant, Lénine, en leurs temps, ont posé cette question. La différence, entre c’est qu’ils pouvaient y apporter une réponse. La question n’était qu’un moment préparatoire pour une réponse possible, déjà prête. Pour nous, poser la question prend une autre dimension. Nous devons accepter d’être désormais sans réponse préalable. Progrès, démocratie, liberté, révolution, tous les concepts qui structuraient notre vision du monde il y a encore un demi-siècle, qui orientaient un changement possible, sont devenus problématiques.

Ainsi nous avançons comme ces voyageurs en train que décrit Kafka et qui ont eu un accident dans un tunnel que décrit Kafka. L’accident s’est produit en un point où les lumières de l’entrée et de la sortie sont si minuscules et lointaines qu’on finit par les confondre. Nous sommes à ce point d’immobilité inquiétante et d’équilibre d’instable. Pourtant si nous ne savons pas encore quelle sera notre lumière, quand nous sortirons du tunnel, ni comment, ni ce que nous trouverons dehors, nous savons au moins une chose : c’est que nous voulons sortir du tunnel, nous ne voulons sombrer dans l’invisible.

Mais nous savons aussi que les voyageurs ne sont pas des animaux ni des marchandises. Ils ont conscience de leur situation, ils s’interrogent, ils cherchent, mais surtout, ils viennent de quelque part, ils sont faits d’un avant tunnel. On imagine qu’ils échangent, qu’ils se parlent.

Le processus historique en cours en Tunisie nous offre la possibilité exemplaire de voir ce que ne nous perdons de vue, notamment en Europe. La révolution semble avoir mobilisé ici des ressources originales, porteuses d’un espoir mais aussi dépositaires d’une longue histoire, tissée de valeurs, de culture, d’imaginaire. J’en retiens un exemple médiatique à la fois bouleversant et décisif. C’est la déclaration sur le plateau de Nessma de Chokri Belaïd. Avec son évocation a référence notamment à Abou El Kacem Chebbi. « O tyran oppresseur, ami de la nuit, ennemi de la vie… ». Il ne s’agit pas d’une citation mais d’une référence, d’une prise d’appui, d’une révélation.

Le discours de Belaïd n’était pas seulement une plaidoirie vigoureuse, magnifique, à laquelle l’assassinat allait donner une dimension tragique, c’était la mise à jour des ressorts et des ressources de l’histoire en cours. La Révolution tunisienne nous rappelle à une vérité et à une urgence. En France et en Europe avant le temps des révolutions, il y a eu cette revendication des Lumières qui était à la fois lutte contre le dogmatisme religieux, contre le pouvoir monarchique et contre l’asservissement individuel. Contre le règne de l’invisible, de toutes ces mains invisibles qui cherchent à jeter leur ombre sur le monde, nous avons encore des armes, une lumière opposable. Cette lumière ne peut plus venir du marché. Elle ne peut venir que de nous-mêmes, de nos utopies tenaces et fécondes. Face à la complexité du monde, au travail du négatif et du nihilisme – qui nous constitue aussi aujourd’hui et nous habite- nous devons faire venir la lumière autrement et sans doute une lumière nouvelle dont nous ignorons la tonalité et l’intensité finales.

Cette lumière vient, bien entendu, de l’espace démocratique, de la capacité de résistance, de refus et d’innovation que la cité oppose au marché. La cité est source de visible. Elle est productrice du vivre ensemble, de l’être-avec, qu’elle révèle, qu’elle porte à connaissance. Un exemple : la culture grecque qui invente la démocratie, même s’il s’agit d’une démocratie limitée.

Dans un texte célèbre où il définit son « connais-toi, toi-même », Socrate explique que l’âme est comme un œil qui ne peut se voir lui-même que dans un autre œil, l’œil d’un autre. Le voir n’est pas l’acte d’un sujet, il est un voir réciproque, et plus encore un entrevoir, une saisie de ce qui est entre. Il est instructif de rappeler que l’analyse de ce célèbre « connais-toi toi-même » intervient dans un dialogue où il est question du pouvoir, de l’exercice du pouvoir. Le général Alcibiade, ami de Socrate affiche ses ambitions politiques. Socrate lui répond en substance : si tu veux t’occuper de la cité, tu ferais bien de commencer par t’occuper de toi, par te connaître toi-même. Et il lui expose ensuite sa théorie l’œil qui ne se voit pas lui-même. Cette anecdote philosophique pour nous rappeler l’étroite liaison du sujet et du citoyen dans la culture grecque.

Voir est comme parler, c’est un dialogue. La démocratie est cette exposition des regards les uns aux autres. Des points de vue divergents, des différences radicales. Elle recueille et accueille les différences. Certes, la démocratie est régime politique, règles, lois, valeurs. Mais elle est aussi un espace ouvert où le jeu des différences ouvre un espace qui reste sans définition préalable, précisément parce qu’il est libre. Il est l’espace vide du « se », de la réflexivité, du rapport. Rien ne s’y trouve prédéfini, la vérité ne précède pas le procès qui la fait advenir. Rien n’est écrit. La difficulté actuelle ne doit pas nous décourager. Et si nous devons nous résigner, ce n’est qu’à la liberté. A l’exercice d’une difficile liberté. C’est notre défi. Celui qui nous est lancé et que nous lançons.

Le politique suffit-il pour faire jouer la lumière et redonner de la visibilité? Tout dépend lequel. La tyrannie est une force d’obscurantisme. Mais il y a dans le libéralisme lui-même une volonté inavouée de défaire la cité au profit de l’invisible marché. Les tentatives communistes ont échoué dramatiquement. Dans un texte fameux, « Qu’est-ce que les lumières ? » Kant pose la nécessité pour l’individu de faire aussi un travail sur lui-même, avec lui-même. «  Les lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de servir de son entendement sans la conduite d’un autre. »

La lutte contre la nuit et l’invisible est, donc, aussi un travail individuel. L’action politique conduit souvent à remplacer un tyran par un autre. Elle ne dispense pas d’un travail sur soi. Cela ne signifie pas qu’il faille se détourner du monde pour se perdre dans les abysses de la vie intérieure, ce qui est une tentation à la mode aujourd’hui dans le marché-cité. Cela veut dire que le même travail de liberté, d’exercice du vide est également à l’œuvre pour l’individu.

Comment sortir des incantations critiques, comment préparer l’action à venir ? Quelles pourraient être les bases d’une philosophie opposable au marché. Un mot peut sans doute nous aider, un mot que Valéry, pour boucler la boucle, a tenté de réinsérer dans notre lexique au début siècle dernier, celui de poïétique qui unissait étroitement pour lui une théorie, une technique d’écriture et un vivre.

Le terme de poïétique, vient du verbe grec poiein qui est avec prattein le mot signifiant l’agir. Les Grecs donnaient à la pratique, la praxis, le sens d’une activité concrète, liée à la vie, orientée vers un résultat selon une volonté et un désir. Ils comprenaient la poiesis comme le faire venir dans la présence, la production de l’être, du visible. La poiesis procédait au dévoilement de la vérité conçue comme a-léthéia (non sommeil). Produire, c’était amener les choses du non-être à l’être, les faire apparaître. La vérité n’étant rien d’autre qu’un dévoilement qu’un porter sous l’éclairage. Le champ du poiein est celui où les choses sont visibles, prennent sens pour quelqu’un qui les reçoit. C’est le champ de l’activité humaine, de sa finalité, de sa liberté. Seuls les poètes ont poursuivi l’exploration de cette voie humaine ou faire et être se recoupent.

A nous de prolonger cette exploration. Voir-se voir-s’entrevoir tels pourraient être les premiers mots sur ce chemin où l’exercice de la liberté est redevenu partout menacé et menaçant.